Essays
Michel de Montaigne

De la cholere

Book 2 Chapter 31

Plutarque est admirable par tout : mais principalement, où il juge des actions humaines. On peut voir les belles choses, qu’il dit en la comparaison de Lycurgus, et de Numa, sur le propos de la grande simplesse que ce nous est, d’abandonner les enfans au gouvernement et à la charge de leurs peres. La plus part de noz polices, comme dit Aristote, laissent à chascun, en maniere des Cyclopes, la conduitte de leurs femmes et de leurs enfants, selon leur folle et indiscrete fantasie. Et quasi les seules, Lacedemonienne et Cretense, ont commis aux loix la discipline de l’enfance. Qui ne voit qu’en un estat tout despend de son education et nourriture ? et cependant sans aucune discretion, on la laisse à la mercy des parens, tant fols et meschants qu’ils soient.

Entre autres choses combien de fois ma-il prins envie, passant par nos ruës, de dresser une farce, pour venger des garçonnetz, que je voyoy escorcher, assommer, et meurtrir à quelque pere ou mere furieux, et forcenez de colere. Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux,

rabie secur incendente feruntur
Præcipites, ut saxa jugis abrupta, quibus mons
Subtrahitur, clivóque latus pendente recedit.

(et selon Hippocrates les plus dangereuses maladies sont celles qui desfigurent le visage) à tout une voix tranchante et esclatante, souvent contre qui ne fait que sortir de nourrisse. Et puis les voyla estroppiez, eslourdis de coups : et nostre justice qui n’en fait compte, comme si ces esboittements et eslochements n’estoient pas des membres de nostre chose publique.

Gratum est quód patriæ civem populoque dedisti,
Si facis vi patriæ sit idoneus, utilis agris,
Utilis et bellorum et pacis rebus agendis.

Il n’est passion qui esbranle tant la sincerité des jugements, que la cholere. Aucun ne feroit doubte de punir de mort, le juge, qui par cholere auroit condamné son criminel : pourquoy est-il non plus permis aux peres, et aux pedantes, de fouetter les enfans, et les chastier estans en cholere ? Ce n’est plus correction, c’est vengeance : Le chastiement tient lieu de medecine aux enfans ; et souffririons nous un medecin, qui fust animé et courroucé contre son patient ?

Nous mesmes, pour bien faire, ne devrions jamais mettre la main sur noz serviteurs, tandis que la cholere nous dure : Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de l’esmotion, remettons la partie : les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r’accoisez et refroidis. C’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous.

Au travers d’elle, les fautes nous apparoissent plus grandes, comme les corps au travers d’un brouillas : Celuy qui a faim, use de viande, mais celuy qui veut user de chastiement, n’en doit avoir faim ny soif.

Et puis, les chastiemens, qui se font avec poix et discretion, se reçoivent bien mieux, et avec plus de fruit, de celuy qui les souffre. Autrement, il ne pense pas avoir esté justement condamné, par un homme agité d’ire et de furie : et allegue pour sa justification, les mouvements extraordinaires de son maistre, l’inflammation de son visage, les sermens inusitez, et cette sienne inquietude, et precipitation temeraire.

Ora tument ira, nigrescunt sanguine venæ,
Lumina Gorgoneo sævius igne micant.

Suetone recite, que Caïus Rabirius, ayant esté condamné par Cæsar, ce qui luy servit le plus envers le peuple (auquel il appella) pour luy faire gaigner sa cause, ce fut l’animosité et l’aspreté que Cæsar avoit apporté en ce jugement.

Le dire est autre chose que le faire, il faut considerer le presche à part, et le prescheur à part : Ceux-là se sont donnez beau jeu en nostre temps, qui ont essayé de choquer la verité de nostre Eglise, par les vices des ministres d’icelle : elle tire ses tesmoignages d’ailleurs. C’est une sotte façon d’argumenter, et qui rejetteroit toutes choses en confusion. Un homme de bonnes moeurs, peut avoir des opinions faulces, et un meschant peut prescher verité, voire celuy qui ne la croit pas. C’est sans doubte une belle harmonie, quand le faire, et le dire vont ensemble : et je ne veux pas nier, que le dire, lors que les actions suyvent, ne soit de plus d’authorité et efficace : comme disoit Eudamidas, oyant un philosophe discourir de la guerre ; « Ces propos sont beaux, mais celuy qui les dit, n’en est pas croyable, car il n’a pas les oreilles accoustumées au son de la trompette. » Et Cleomenes oyant un Rhetoricien harenguer de la vaillance, s’en print fort à rire : et l’autre s’en scandalizant, il luy dit ; « J’en ferois de mesmes, si c’estoit une arondelle qui en parlast : mais si c’estoit une aigle, je l’orrois volontiers. » J’apperçois, ce me semble, és escrits des anciens, que celuy qui dit ce qu’il pense, l’assene bien plus vivement, que celuy qui se contrefaict. Oyez Cicero parler de l’amour de la liberté : oyez en parler Brutus, les escrits mesmes vous sonnent que cettuy-cy estoit homme pour l’achepter au prix de la vie. Que Cicero pere d’eloquence, traitte du mespris de la mort, que Seneque en traite aussi, celuy la traine languissant, et vous sentez qu’il vous veut resoudre de chose, dequoy il n’est pas resolu. Il ne vous donne point de coeur, car luy-mesmes n’en a point : l’autre vous anime et enflamme. Je ne voy jamais autheur, mesmement de ceux qui traictent de la vertu et des actions, que je ne recherche curieusement quel il a esté.

Car les Ephores à Sparte voyans un homme dissolu proposer au peuple un advis utile, luy commanderent de se taire, et prierent un homme de bien, de s’en attribuer l’invention, et le proposer.

Les escrits de Plutarque, à les bien savourer, nous le descouvrent assez ; et je pense le cognoistre jusques dans l’ame : si voudrois-je que nous eussions quelques memoires de sa vie : Et me suis jetté en ce discours à quartier, à propos du bon gré que je sens à Aul. Gellius de nous avoir laissé par escrit ce compte de ses moeurs, qui revient à mon subject de la cholere. Un sien esclave mauvais homme et vicieux, mais qui avoit les oreilles aucunement abbreuvées des leçons de philosophie, ayant esté pour quelque sienne faute despouillé par le commandement de Plutarque ; pendant qu’on le fouettoit, grondoit au commencement, que c’estoit sans raison, et qu’il n’avoit rien faict : mais en fin, se mettant à crier et injurier bien à bon escient son maistre, luy reprochoit qu’il n’estoit pas philosophe, comme il s’en vantoit : qu’il luy avoit souvent ouy dire, qu’il estoit laid de se courroucer, voire qu’il en avoit faict un livre : et ce que lors tout plongé en la colere, il le faisoit si cruellement battre, desmentoit entierement ses escrits. A cela Plutarque, tout froidement et tout rassis ; « Comment, dit-il, rustre, à quoy juges tu que je sois à cette heure courroucé ? mon visage, ma voix, ma couleur, ma parolle, te donne elle quelque tesmoignage que je sois esmeu ? Je ne pense avoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable : rougis-je ? escume-je ? m’eschappe-il de dire chose dequoy j’aye à me repentir ? tressaulx-je ? fremis-je de courroux ? car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la cholere. » Et puis se destournant à celuy qui fouettoit : « Continuez, luy dit-il, tousjours vostre besongne, pendant que cettuy-cy et moy disputons » : Voyla son comte.

Archytas Tarentinus revenant d’une guerre, où il avoit esté Capitaine general, trouva tout plein de mauvais mesnage en sa maison, et ses terres en friche, par le mauvais gouvernement de son receveur : et l’ayant fait appeller : « Va, luy dit-il, que si je n’estois en cholere, je t’estrillerois bien. » Platon de mesme, s’estant eschauffé contre l’un de ses esclaves, donna à Speusippus charge de le chastier, s’excusant d’y mettre la main luy-mesme, sur ce qu’il estoit courroucé. Charillus Lacedemonien, à un Elote qui se portoit trop insolemment et audacieusement envers luy : « Par les Dieux, dit-il, si je n’estois courroucé, je te ferois tout à cette heure mourir. »

C’est une passion qui se plaist en soy, et qui se flatte. Combien de fois nous estans esbranlez soubs une fauce cause, si on vient à nous presenter quelque bonne deffence ou excuse, nous despitons nous contre la verité mesme et l’innocence ? J’ay retenu à ce propos un merveilleux exemple de l’antiquité. Piso personnage par tout ailleurs de notable vertu, s’estant esmeu contre un sien soldat, dequoy revenant seul du fourrage, il ne luy sçavoit rendre compte, où il avoit laissé un sien compagnon, tinst pour averé qu’il l’avoit tué, et le condamna soudain à la mort. Ainsi qu’il estoit au gibet, voicy arriver ce compagnon esgaré : toute l’armée en fit grand’feste, et apres force caresses et accollades des deux compagnons, le bourreau meine l’un et l’autre, en la presence de Piso, s’attendant bien toute l’assistance que ce luy seroit à luy-mesmes un grand plaisir : mais ce fut au rebours, car par honte et despit, son ardeur qui estoit encore en son effort, se redoubla : et d’une subtilité que sa passion luy fournit soudain, il en fit trois coulpables, par ce qu’il en avoit trouvé un innocent : et les fit depescher tous trois : Le premier soldat, par ce qu’il y avoit arrest contre luy : le second qui s’estoit esgaré, par ce qu’il estoit cause de la mort de son compagnon ; et le bourreau pour n’avoir obey au commandement qu’on luy avoit faict.

Ceux qui ont à negocier avec des femmes testues, peuvent avoir essayé à quelle rage on les jette, quand on oppose à leur agitation, le silence et la froideur, et qu’on desdaigne de nourrir leur courroux. L’orateur Celius estoit merveilleusement cholere de sa nature : A un, qui souppoit en sa compagnie, homme de molle et douce conversation, et qui pour ne l’esmouvoir, prenoit party d’approuver tout ce qu’il disoit, et d’y consentir : luy ne pouvant souffrir son chagrin, se passer ainsi sans aliment : « Nie moy quelque chose, de par les Dieux, dit-il, affin que nous soyons deux. » Elles de mesmes, ne se courroucent, qu’affin qu’on se contre-courrouce, à l’imitation des loix de l’amour. Phocion à un homme qui luy troubloit son propos, en l’injuriant asprement, n’y fit autre chose que se taire, et luy donner tout loisir d’espuiser sa cholere : cela faict, sans aucune mention de ce trouble, il recommença son propos, en l’endroict où il l’avoit laissé. Il n’est replique si piquante comme est un tel mespris.

Du plus cholere homme de France (et c’est tousjours imperfection, mais plus excusable à un homme militaire : car en cet exercice il y a certes des parties, qui ne s’en peuvent passer) je dy souvent, que c’est le plus patient homme que je cognoisse à brider sa cholere : elle l’agite de telle violence et fureur,

magno veluti cùm flamma sonore
Virgea suggeritur costis undantis aheni,
Exultántque æstu latices, furit intus aquaï
Fumidus atque altè spumis exuberat amnis,
Nec jam se capit unda, volat vapor ater ad auras,

qu’il faut qu’il se contraingne cruellement, pour la moderer : Et pour moy, je ne sçache passion, pour laquelle couvrir et soustenir, je peusse faire un tel effort. Je ne voudrois mettre la sagesse à si haut prix : Je ne regarde pas tant ce qu’il fait, que combien il luy couste à ne faire pis.

Un autre se vantoit à moy, du reglement et douceur de ses moeurs, qui est, à la verité singuliere : je luy disois, que c’estoit bien quelque chose, notamment à ceux, comme luy, d’eminente qualité, sur lesquels chacun a les yeux, de se presenter au monde tousjours bien temperez : mais que le principal estoit de prouvoir au dedans, et à soy-mesme : et que ce n’estoit pas à mon gré, bien mesnager ses affaires, que de se ronger interieurement : ce que je craignois qu’il fist, pour maintenir ce masque, et ceste reglée apparence par le dehors.

On incorpore la cholere en la cachant : comme Diogenes dit à Demosthenes, lequel de peur d’estre apperceu en une taverne, se reculoit au dedans : Tant plus tu te recules arriere, tant plus tu y entres. Je conseille qu’on donne plustost une buffe à la jouë de son valet, un peu hors de saison, que de gehenner sa fantasie, pour representer ceste sage contenance : Et aymerois mieux produire mes passions, que de les couver à mes despens : Elles s’alanguissent en s’esvantant, et en s’exprimant : Il vaut mieux que leur poincte agisse au dehors, que de la plier contre nous. Omnia vitia in aperto leviora sunt : et tunc perniciosissima, quum simulata sanitate subsidunt.

J’advertis ceux, qui ont loy de se pouvoir courroucer en ma famille, premierement qu’ils mesnagent leur cholere, et ne l’espandent pas à tout prix : car cela en empesche l’effect et le poids. La criaillerie temeraire et ordinaire, passe en usage, et fait que chacun la mesprise : celle que vous employez contre un serviteur pour son larcin, ne se sent point, d’autant que c’est celle mesme qu’il vous a veu employer cent fois contre luy, pour avoir mal rinsé un verre, ou mal assis une escabelle. Secondement, qu’ils ne se courroussent point en l’air, et regardent que leur reprehension arrive à celuy de qui ils se plaignent : car ordinairement ils crient, avant qu’il soit en leur presence, et durent à crier un siecle apres qu’il est party,

Et secum petulans amentia certat.

Ils s’en prennent à leur ombre, et poussent ceste tempeste, en lieu, où personne n’en est ny chastié ny interessé, que du tintamarre de leur voix, tel qui n’en peut mais. J’accuse pareillement aux querelles, ceux qui bravent et se mutinent sans partie : il faut garder ces Rodomontades, où elles portent.

Mugitus veluti cùm prima in prælia taurus
Terrificos ciet, atque irasci in cornua tentat,
Arboris obnixus trunco, ventosque lacessit
Ictibus, et sparsa ad pugnam proludit arena.

Quand je me courrouce, c’est le plus vifvement, mais aussi le plus briefvement, et secretement que je puis : je me pers bien en vistesse, et en violence, mais non pas en trouble : si que j’aille jettant à l’abandon, et sans choix, toute sorte de parolles injurieuses, et que je ne regarde d’assoir pertinemment mes pointes, où j’estime qu’elles blessent le plus : car je n’y employe communement, que la langue. Mes valets en ont meilleur marché aux grandes occasions qu’aux petites : Les petites me surprennent : et le mal’heur veut, que depuis que vous estes dans le precipice, il n’importe, qui vous ayt donné le bransle : vous allez tousjours jusques au fons. La cheute se presse, s’esmeut, et se haste d’elle mesme. Aux grandes occasions cela me paye, qu’elles sont si justes, que chacun s’attend d’en voir naistre une raisonnable cholere : je me glorifie à tromper leur attente : je me bande et prepare contre celles cy, elles me mettent en cervelle, et menassent de m’emporter bien loing si je les suivoy. Ayséement je me garde d’y entrer, et suis assez fort, si je l’attens, pour repousser l’impulsion de ceste passion, quelque violente cause qu’elle aye : mais si elle me preoccupe, et saisit une fois, elle m’emporte, quelque vaine cause qu’elle aye. Je marchande ainsin avec ceux qui peuvent contester avec moy : « Quand vous me sentirez esmeu le premier, laissez moy aller à tort ou à droict, j’en feray de mesme à mon tour. » La tempeste ne s’engendre que de la concurrence des choleres, qui se produisent volontiers l’une de l’autre, et ne naissent en un poinct. Donnons à chacune sa course, nous voyla tousjours en paix. Utile ordonnance, mais de difficile execution. Par fois m’advient il aussi, de representer le courroussé, pour le reiglement de ma maison, sans aucune vraye emotion. A mesure que l’aage me rend les humeurs plus aigres, j’estudie à m’y opposer, et feray si je puis que je seray d’oresenavant d’autant moins chagrin et difficile, que j’auray plus d’excuse et d’inclination à l’estre : quoy que parcydevant je l’aye esté, entre ceux qui le sont le moins.

Encore un mot pour clorre ce pas. Aristote dit, que la colere sert par fois d’armes à la vertu et à la vaillance. Cela est vray-semblable : toutesfois ceux qui y contredisent, respondent plaisamment, que c’est un’arme de nouvel usage : car nous remuons les autres armes, ceste cy nous remue : nostre main ne la guide pas, c’est elle qui guide nostre main : elle nous tient, nous ne la tenons pas.