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The Essays of Michel de Montaigne Online

Apologie de Raimond de Sebonde

Book 2 Chapter 12

C’est à la verité une tres-utile & grande partie que la science : ceux qui la mesprisent tesmoignent assez leur bestise : mais je n’estime pas pourtant sa valeur jusques à cette mesure extreme qu’aucuns luy attribuent : Comme Herillus le philosophe, qui logeoit en elle le souverain bien, & tenoit qu’il fust en elle de nous rendre sages & contens : ce que je ne croy pas : ny ce que d’autres ont dict, que la science est mere de toute vertu, & que tout vice est produit par l’ignorance. Si cela est vray, il est subject à une longue interpretation. Ma maison a esté dés long temps ouverte aux gens de sçavoir, & en est fort conneuë : car mon pere qui l’a commandée cinquante ans, & plus, eschauffé de cette ardeur nouvelle, dequoy le Roy François premier embrassa les lettres & les mit en credit, rechercha avec grand soin & despence l’accointance des hommes doctes, les recevant chez luy, comme personnes sainctes, & ayans quelque particuliere inspiration de sagesse divine ; recueillant leurs sentences, & leurs discours comme des oracles, & avec d’autant plus de reverence, & de religion, qu’il avoit moins de loy d’en juger : car il n’avoit aucune connoissance des lettres, non plus que ses predecesseurs. Moy je les ayme bien, mais je ne les adore pas. Entre autres, Pierre Bunel, homme de grande reputation de sçavoir en son temps, ayant arresté quelques jours à Montaigne en la compagnie de mon pere, avec d’autres hommes de sa sorte, luy fit present au desloger d’un livre qui s’intitule Theologia naturalis : siue, Liber creaturarum magistri Raimondi de Sebonde. Et par ce que la langue Italienne & Espagnolle estoient familieres à mon pere, & que ce livre est basty d’un Espagnol barragouiné en terminaisons Latines, il esperoit qu’avec bien peu d’ayde, il en pourroit faire son profit, & le luy recommanda, comme livre tres-utile & propre à la saison, en laquelle il le luy donna : ce fut lors que les nouvelletez de Luther commençoient d’entrer en credit, & esbranler en beaucoup de lieux nostre ancienne creance. En quoy il avoit un tresbon advis ; prevoyant bien par discours de raison, que ce commencement de maladie declineroit aisément en un execrable atheisme : Car le vulgaire n’ayant pas la faculté de juger des choses par elles mesmes, se laissant emporter à la fortune & aux apparences, apres qu’on luy a mis en main la hardiesse de mespriser & contreroller les opinions qu’il avoit euës en extreme reverence, comme sont celles où il va de son salut, & qu’on a mis aucuns articles de sa religion en doubte & à la balance, il jette tantost apres aisément en pareille incertitude toutes les autres pieces de sa creance, qui n’avoient pas chez luy plus d’authorité ny de fondement, que celles qu’on luy a esbranlées : & secouë comme un joug tyrannique toutes les impressions, qu’il avoit receuës par l’authorité des loix, ou reverence de l’ancien usage,

Nam cupidè conculcatur nimis antè metutum.

entreprenant deslors en avant, de ne recevoir rien, à quoy il n’ait interposé son decret, & presté particulier consentement. Or quelques jours avant sa mort, mon pere ayant de fortune rencontré ce livre soubs un tas d’autres papiers abandonnez, me commanda de le luy mettre en François. Il faict bon traduire les autheurs, comme celuy-là, où il n’y a guere que la matiere à representer : mais ceux qui ont donné beaucoup à la grace, & à l’elegance du langage, ils sont dangereux à entreprendre, nommément pour les rapporter à un idiome plus foible. C’estoit une occupation bien estrange & nouvelle pour moy : mais estant de fortune pour lors de loisir, & ne pouvant rien refuser au commandement du meilleur pere qui fut oncques, j’en vins à bout, comme je peuz : à quoy il print un singulier plaisir, & donna charge qu’on le fist imprimer : ce qui fut executé apres sa mort. Je trouvay belles les imaginations de cet autheur, la contexture de son ouvrage bien suyvie ; & son dessein plein de pieté. Par ce que beaucoup de gens s’amusent à le lire, & notamment les dames, à qui nous devons plus de service, je me suis trouvé souvent à mesme de les secourir, pour descharger leur livre de deux principales objections qu’on luy faict. Sa fin est hardie & courageuse : car il entreprend par raisons humaines & naturelles, establir & verifier contre les atheistes tous les articles de la religion Chrestienne. En quoy, à dire la verité, je le trouve si ferme & si heureux, que je ne pense point qu’il soit possible de mieux faire en cet argument-là ; & croy que nul ne l’a esgalé. Cet ouvrage me semblant trop riche & trop beau, pour un autheur, duquel le nom soit si peu connu, & duquel tout ce que nous sçavons, c’est qu’il estoit Espagnol, faisant profession de Medecine à Thoulouse, il y a environ deux cens ans ; je m’enquis autrefois à Adrianus Turnebus, qui sçavoit toutes choses, que ce pouvoit estre de ce livre : il me respondit, qu’il pensoit que ce fust quelque quinte essence tirée de S. Thomas d’Aquin : car de vray cet esprit là, plein d’une erudition infinie & d’une subtilité admirable, estoit seul capable de telles imaginations. Tant y a que quiconque en soit l’autheur & inventeur (& ce n’est pas raison d’oster sans plus grande occasion à Sebonde ce tiltre) c’estoit un tres-suffisant homme, & ayant plusieurs belles parties. La premiere reprehension qu’on fait de son ouvrage ; c’est que les Chrestiens se font tort de vouloir appuyer leur creance, par des raisons humaines, qui ne se conçoit que par foy, & par une inspiration particuliere de la grace divine. En cette objection, il semble qu’il y ait quelque zele de pieté : & à cette cause nous faut-il avec autant plus de douceur & de respect essayer de satisfaire à ceux qui la mettent en avant. Ce seroit mieux la charge d’un homme versé en la Theologie, que de moy, qui n’y sçay rien. Toutesfois je juge ainsi, qu’à une chose si divine & si haultaine, & surpassant de si loing l’humaine intelligence, comme est cette verité, de laquelle il a pleu à la bonté de Dieu nous esclairer, il est bien besoin qu’il nous preste encore son secours, d’une faveur extraordinaire & privilegiée, pour la pouvoir concevoir & loger en nous : & ne croy pas que les moyens purement humains en soyent aucunement capables. Et s’ils l’estoient, tant d’ames rares & excellentes, & si abondamment garnies de forces naturelles és siecles anciens, n’eussent pas failly par leur discours, d’arriver à cette connoissance. C’est la foy seule qui embrasse vivement & certainement les hauts mysteres de nostre Religion. Mais ce n’est pas à dire, que ce ne soit une tresbelle & treslouable entreprinse, d’accommoder encore au service de nostre foy, les utils naturels & humains, que Dieu nous a donnez. Il ne fault pas doubter que ce ne soit l’usage le plus honorable, que nous leur sçaurions donner : & qu’il n’est occupation ny dessein plus digne d’un homme Chrestien, que de viser par tous ses estudes & pensements à embellir, estendre & amplifier la verité de sa creance. Nous ne nous contentons point de servir Dieu d’esprit & d’ame : nous luy devons encore, & rendons une reverence corporelle : nous appliquons noz membres mesmes, & noz mouvements & les choses externes à l’honorer. Il en faut faire de mesme, & accompagner nostre foy de toute la raison qui est en nous : mais tousjours avec cette reservation, de n’estimer pas que ce soit de nous qu’elle despende, ny que nos efforts & arguments puissent atteindre à une si supernaturelle & divine science. Si elle n’entre chez nous par une infusion extraordinaire : si elle y entre non seulement par discours, mais encore par moyens humains, elle n’y est pas en sa dignité ny en sa splendeur. Et certes je crain pourtant que nous ne la jouyssions que par cette voye. Si nous tenions à Dieu par l’entremise d’une foy vive : si nous tenions à Dieu par luy, non par nous : si nous avions un pied & un fondement divin, les occasions humaines n’auroient pas le pouvoir de nous esbranler, comme elles ont : nostre fort ne seroit pas pour se rendre à une si foible batterie : l’amour de la nouvelleté, la contraincte des Princes, la bonne fortune d’un party, le changement temeraire & fortuite de nos opinions, n’auroient pas la force de secouër & alterer nostre croyance : nous ne la lairrions pas troubler à la mercy d’un nouvel argument, & à la persuasion, non pas de toute la Rhetorique qui fut onques : nous soustiendrions ces flots d’une fermeté inflexible & immobile :

Illisos fluctus rupes ut uasta refundit,
Et uarias circùm latrantes dissipat undas
Mole sua.

Si ce rayon de la divinité nous touchoit aucunement, il y paroistroit par tout : non seulement nos parolles, mais encore nos operations en porteroient la lueur & le lustre. Tout ce qui partiroit de nous, on le verroit illuminé de cette noble clarté : Nous devrions avoir honte, qu’és sectes humaines il ne fut jamais partisan, quelque difficulté & estrangeté que maintinst sa doctrine, qui n’y conformast aucunement ses deportemens & sa vie : & une si divine & celeste institution ne marque les Chrestiens que par la langue. Voulez-vous voir cela ? comparez nos mœurs à un Mahometan, à un Payen, vous demeurez tousjours au dessoubs : Là où au regard de l’avantage de nostre religion, nous devrions luire en excellence, d’une extreme & incomparable distance : & devroit on dire, sont ils si justes, si charitables, si bons ? ils sont donq Chrestiens. Toutes autres apparences sont communes à toutes religions : esperance, confiance, evenemens, ceremonies, penitence, martyres. La merque peculiere de nostre verité devroit estre nostre vertu, comme elle est aussi la plus celeste merque, & la plus difficile : & que c’est la plus digne production de la verité. Pourtant eut raison nostre bon S. Loys, quand ce Roy Tartare, qui s’estoit faict Chrestien, desseignoit de venir à Lyon, baiser les pieds au Pape, & y reconnoistre la sanctimonie qu’il esperoit trouver en nos mœurs, de l’en destourner instamment, de peur qu’au contraire, nostre desbordée façon de vivre ne le dégoutast d’une si saincte creance. Combien que depuis il advint tout diversement, à cet autre, lequel estant allé à Rome pour mesme effect, y voyant la dissolution des prelats, & peuple de ce temps là, s’establit d’autant plus fort en nostre religion, considerant combien elle devoit avoir de force & de divinité, à maintenir sa dignité & sa splendeur, parmy tant de corruption, & en mains si vicieuses. Si nous avions une seule goutte de foy, nous remuerions les montaignes de leur place, dict la saincte parole : nos actions qui seroient guidées & accompaignées de la divinité, ne seroient pas simplement humaines, elles auroient quelque chose de miraculeux, comme nostre croyance. Breuis est institutio vitæ honestæ beatæque, si credas. Les uns font accroire au monde, qu’ils croyent ce qu’ils ne croyent pas. Les autres en plus grand nombre, se le font accroire à eux-mesmes, ne sçachants pas penetrer que c’est que croire. Nous trouvons estrange si aux guerres, qui pressent à ceste heure nostre estat, nous voyons flotter les evenements & diversifier d’une maniere commune & ordinaire : c’est que nous n’y apportons rien que le nostre. La justice, qui est en l’un des partis, elle n’y est que pour ornement & couverture : elle y est bien alleguée : mais elle n’y est ny receuë, ny logée, ny espousée : elle y est comme en la bouche de l’advocat, non comme dans le cœur & affection de la partie. Dieu doit son secours extraordinaire à la foy & à la religion, non pas à nos passions. Les hommes y sont conducteurs, & s’y servent de la religion : ce devroit estre tout le contraire. Sentez, si ce n’est par noz mains que nous la menons : à tirer comme de cire tant de figures contraires, d’une reigle si droitte & si ferme. Quand s’est il veu mieux qu’en France en noz jours ? Ceux qui l’ont prinse à gauche, ceux qui l’ont prinse à droitte, ceux qui en disent le noir, ceux qui en disent le blanc, l’employent si pareillement à leurs violentes & ambitieuses entreprinses, s’y conduisent d’un progrez si conforme en desbordement & injustice, qu’ils rendent doubteuse & malaisée à croire la diversité qu’ils pretendent de leurs opinions en chose de laquelle depend la conduitte & loy de nostre vie. Peut-on veoir partir de mesme eschole & discipline des mœurs plus unies, plus unes ? Voyez l’horrible impudence dequoy nous pelotons les raisons divines : & combien irreligieusement nous les avons & rejettées & reprinses selon que la fortune nous a changé de place en ces orages publiques. Ceste proposition si solenne : S’il est permis au subject de se rebeller & armer contre son Prince pour la defense de la religion : souvienne vous en quelles bouches ceste année passée l’affirmative d’icelle estoit l’arc-boutant d’un parti : la negative, de quel autre parti c’estoit l’arc-boutant : Et oyez à present de quel quartier vient la voix & instruction de l’une & de l’autre : & si les armes bruyent moins pour ceste cause que pour celle-la. Et nous bruslons les gents, qui disent, qu’il faut faire souffrir à la verité le joug de nostre besoing : & de combien faict la France pis que de le dire ? Confessons la verité, qui trieroit de l’armée mesme legitime, ceux qui y marchent par le seul zele d’une affection religieuse, & encore ceux qui regardent seulement la protection des loix de leur pays, ou service du Prince, il n’en sçauroit bastir une compagnie de gens-darmes complette. D’où vient cela, qu’il s’en trouve si peu, qui ayent maintenu mesme volonté & mesme progrez en nos mouvemens publiques, & que nous les voyons tantost n’aller que le pas, tantost y courir à bride avalée ? & mesmes hommes, tantost gaster nos affaires par leur violence & aspreté, tantost par leur froideur, mollesse & pesanteur ; si ce n’est qu’ ils y sont poussez par des considerations particulieres & casuelles, selon la diversité desquelles ils se remuent ? Je voy cela evidemment, que nous ne prestons volontiers à la devotion que les offices, qui flattent noz passions. Il n’est point d’hostilité excellente comme la Chrestienne. Nostre zele fait merveilles, quand il va secondant nostre pente vers la haine, la cruauté, l’ambition, l’avarice, la detraction, la rebellion. A contrepoil, vers la bonté, la benignité, la temperance, si, comme par miracle, quelque rare complexion ne l’y porte, il ne va ny de pied, ny d’aile. Nostre religion est faicte pour extirper les vices : elle les couvre, les nourrit, les incite. Il ne faut point faire barbe de foarre à Dieu (comme on dict) Si nous le croyions, je ne dy pas par foy, mais d’une simple croyance : voire (& je le dis à nostre grande confusion) si nous le croyions & connoissions comme une autre histoire, comme l’un de nos compaignons, nous l’aimerions au dessus de toutes autres choses, pour l’infinie bonté & beauté qui reluit en luy : au moins marcheroit il en mesme reng de nostre affection, que les richesses, les plaisirs, la gloire & nos amis. Le meilleur de nous ne craind point de l’outrager, comme il craind d’outrager son voisin, son parent, son maistre. Est-il si simple entendement, lequel ayant d’un costé l’object d’un de nos vicieux plaisirs, & de l’autre en pareille connoissance & persuasion, l’estat d’une gloire immortelle, entrast en brigue de l’un pour l’autre ? Et si nous y renonçons souvent de pur mespris : car quelle envie nous attire au blasphemer, sinon à l’adventure l’envie mesme de l’offense ? Le philosophe Antisthenes, comme on l’initioit aux mysteres d’Orpheus, le prestre luy disant, que ceux qui se voüoyent à ceste religion, avoyent à recevoir apres leur mort des biens eternels & parfaicts : Pourquoy si tu le crois ne meurs-tu donc toy-mesmes ? luy fit-il. Diogenes plus brusquement selon sa mode, & plus loing de nostre propos, au prestre qui le preschoit de mesme, de se faire de son ordre, pour parvenir aux biens de l’autre monde : Veux-tu pas que je croye qu’Agesilaüs & Epaminondas, si grands hommes, seront miserables, & que toy qui n’es qu’un veau, & qui ne fais rien qui vaille, seras bien heureux, par ce que tu és prestre ? Ces grandes promesses de la beatitude eternelle si nous les recevions de pareille authorité qu’un discours philosophique, nous n’aurions pas la mort en telle horreur que nous avons :

Non iam se moriens dissolui conquereretur,
Sed magis ire foras, uestémque relinquere ut anguis
Gauderet, prælonga senex aut cornua ceruus.

Je veux estre dissoult, dirions nous, & estre avecques Jesus-Christ. La force du discours de Platon de l’immortalité de l’ame, poussa bien aucuns de ses disciples à la mort, pour jouïr plus promptement des esperances qu’il leur donnoit. Tout cela c’est un signe tres-evident que nous ne recevons nostre religion qu’à nostre façon & par nos mains, & non autrement que comme les autres religions se reçoivent. Nous nous sommes rencontrez au pays, où elle estoit en usage, où nous regardons son ancienneté, ou l’authorité des hommes qui l’ont maintenuë, où craignons les menaces qu’elle attache aux mescreans, où suyvons ses promesses. Ces considerations-là doivent estre employées à nostre creance, mais comme subsidiaires : ce sont liaisons humaines. Une autre region, d’autres tesmoings, pareilles promesses & menasses, nous pourroient imprimer par mesme voye une creance contraire. Nous sommes Chrestiens à mesme tiltre que nous sommes ou Perigordins ou Allemans. Et ce que dit Plato, qu’il est peu d’hommes si fermes en l’atheisme, qu’un danger pressant ne rameine à la reconnoissance de la divine puissance : Ce rolle ne touche point un vray Chrestien : C’est à faire aux religions mortelles & humaines, d’estre receuës par une humaine conduite. Quelle foy doit-ce estre, que la lascheté & la foiblesse de cœur plantent en nous & establissent ? Plaisante foy, qui ne croid ce qu’elle croid, que pour n’avoir le courage de le descroire. Une vitieuse passion, comme celle de l’inconstance & de l’estonnement, peut-elle faire en nostre ame aucune production reiglee ? Ils establissent, dit-il, par la raison de leur jugement, que ce qui se recite des enfers, & des peines futures est feint ; mais l’occasion de l’experimenter s’offrant lors que la vieillesse ou les maladies les approchent de leur mort : la terreur d’icelle les remplit d’une nouvelle creance, par l’horreur de leur condition à venir. Et par ce que telles impressions rendent les courages craintifs, il defend en ses loix toute instruction de telles menaces, & la persuasion que des Dieux il puisse venir à l’homme aucun mal, sinon pour son plus grand bien quand il y eschoit, & pour un medecinal effect. Ils recitent de Bion, qu’infect des atheïsmes de Theodorus, il avoit esté long temps se moquant des hommes religieux : mais la mort le surprenant, qu’il se rendit aux plus extremes superstitions : comme si les Dieux s’ostoient & se remettoient selon l’affaire de Bion. Platon, & ces exemples, veulent conclurre, que nous sommes ramenez à la creance de Dieu, ou par raison, ou par force. L’Atheïsme estant une proposition, comme desnaturée & monstrueuse, difficile aussi, & malaisée d’establir en l’esprit humain, pour insolent & desreiglé qu’il puisse estre : il s’en est veu assez, par vanité & par fierté de concevoir des opinions non vulgaires, & reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance : qui, s’ils sont assez fols, ne sont pas assez forts, pour l’avoir plantée en leur conscience. Pourtant ils ne lairront de joindre leurs mains vers le ciel, si vous leur attachez un bon coup d’espée en la poitrine : & quand la crainte ou la maladie aura abatu & appesanti cette licentieuse ferveur d’humeur volage, ils ne lairront pas de se revenir, & se laisser tout discretement manier aux creances & exemples publiques. Autre chose est, un dogme serieusement digeré, autre chose ces impressions superficielles : lesquelles nées de la desbauche d’un esprit desmanché, vont nageant temerairement & incertainement en la fantasie. Hommes bien miserables & escervellez, qui taschent d’estre pires qu’ils ne peuvent ! L’erreur du paganisme, & l’ignorance de nostre saincte verité, laissa tomber ceste grande ame : mais grande d’humaine grandeur seulement, encores en cet autre voisin abus, que les enfans & les vieillars se trouvent plus susceptibles de religion ; comme si elle naissoit & tiroit son credit de nostre imbecillité. Le neud qui devroit attacher nostre jugement & nostre volonté, qui devroit estreindre nostre ame & joindre à nostre Createur, ce devroit estre un neud prenant ses repliz & ses forces, non pas de nos considerations, de noz raisons & passions ; mais d’une estreinte divine & supernaturelle, n’ayant qu’une forme, un visage, & un lustre, qui est l’authorité de Dieu & sa grace. Or nostre cœur & nostre ame estant regie & commandee par la foy, c’est raison qu’elle tire au service de son dessein toutes nos autres pieces selon leur portee. Aussi n’est-il pas croyable, que toute ceste machine n’ait quelques merques empreintes de la main de ce grand architecte, & qu’il n’y ait quelque image és choses du monde raportant aucunement à l’ouvrier, qui les a basties & formees. Il a laissé en ces hauts ouvrages le charactere de sa divinité, & ne tient qu’à nostre imbecillité, que nous ne le puissions descouvrir. C’est ce qu’il nous dit luy-mesme, que ses operations invisibles, il nous les manifeste par les visibles. Sebonde s’est travaillé à ce digne estude, & nous montre comment il n’est piece du monde, qui desmente son facteur. Ce seroit faire tort à la bonté divine, si l’univers ne consentoit à nostre creance. Le ciel, la terre, les elemens, nostre corps & nostre ame, toutes choses y conspirent : il n’est que de trouver le moyen de s’en servir ; elles nous instruisent, si nous sommes capables d’entendre. Car ce monde est un temple tressainct, dedans lequel l’homme est introduict, pour y contempler des statues, non ouvrees de mortelle main, mais celles que la divine pensee a faict sensibles, le Soleil, les estoilles, les eaux & la terre, pour nous representer les intelligibles. Les choses invisibles de Dieu, dit Sainct Paul, apparoissent par la creation du monde, considerant sa sapience eternelle, & sa divinité par ses œuvres.

Atque adeo faciem cœli non inuidet orbi
Ipse Deus, uultúsque suos corpúsque recludit
Semper uoluendo : séque ipsum inculcat & offert,
Vt bene cognosci poßit, doceátque videndo
Qualis eat, doceátque suas attendere leges.

Or nos raisons & nos discours humains c’est comme la matiere lourde & sterile ; la grace de Dieu en est la forme : c’est elle qui y donne la façon & le prix. Tout ainsi que les actions vertueuses de Socrates & de Caton demeurent vaines & inutiles pour n’avoir eu leur fin, & n’avoir regardé l’amour & obeyssance du vray createur de toutes choses, & pour avoir ignoré Dieu : Ainsi est-il de nos imaginations & discours : ils ont quelque corps, mais une masse informe, sans façon & sans jour, si la foy & grace de Dieu n’y sont joinctes. La foy venant à teindre & illustrer les argumens de Sebonde, elle les rend fermes & solides : ils sont capables de servir d’acheminement, & de premiere guyde à un apprentif, pour le mettre à la voye de ceste connoissance : ils le façonnent aucunement & rendent capable de la grace de Dieu, par le moyen de laquelle se parfournit & se parfaict apres nostre creance. Je sçay un homme d’authorité nourry aux lettres, qui m’a confessé avoir esté ramené des erreurs de la mescreance par l’entremise des argumens de Sebonde. Et quand on les despouillera de cet ornement, & du secours & approbation de la foy, & qu’on les prendra pour fantasies pures humaines, pour en combattre ceux qui sont precipitez aux espouvantables & horribles tenebres de l’irreligion, ils se trouveront encores lors, aussi solides & autant fermes, que nuls autres de mesme condition qu’on leur puisse opposer. De façon que nous serons sur les termes de dire à nos parties,

Si melius quid habes, accerse, uel imperium fer.

Qu’ils souffrent la force de nos preuves, ou qu’ils nous en facent voir ailleurs, & sur quelque autre subject, de mieux tissues, & mieux estoffees. Je me suis sans y penser à demy desja engagé dans la seconde objection, à laquelle j’avois proposé de respondre pour Sebonde. Aucuns disent que ses argumens sont foibles & ineptes à verifier ce qu’il veut, & entreprennent de les choquer aysement. Il faut secouer ceux cy un peu plus rudement : car ils sont plus dangereux & plus malitieux que les premiers. On couche volontiers les dicts d’autruy à la faveur des opinions qu’on a prejugees en soy : A un atheiste tous escrits tirent à l’atheisme. Il infecte de son propre venin la matiere innocente. Ceux cy ont quelque preoccupation de jugement qui leur rend le goust fade aux raisons de Sebonde. Au demeurant il leur semble qu’on leur donne beau jeu, de les mettre en liberté de combattre nostre religion par les armes pures humaines, laquelle ils n’oseroyent attaquer en sa majesté pleine d’authorité & de commandement. Le moyen que je prens pour rabattre ceste frenesie, & qui me semble le plus propre, c’est de froisser & fouler aux pieds l’orgueil, & l’humaine fierté : leur faire sentir l’inanité, la vanité, & deneantise de l’homme : leur arracher des poings, les chetives armes de leur raison : leur faire baisser la teste & mordre la terre, soubs l’authorité & reverence de la majesté divine. C’est à elle seule qu’appartient la science & la sapience : elle seule qui peut estimer de soy quelque chose, & à qui nous desrobons ce que nous nous contons, & ce que nous nous prisons.

Οὐ γὰρ ἐᾷ φρονέειν ὁ θεὸς μέγα ἂλλον ἢ ἑαυτόν.

Abbattons ce cuider, premier fondement de la tyrannie du maling esprit. Deus superbis resistit : humilibus autem dat gratiam. L’intelligence est en touts les Dieux, dit Platon, & point ou peu aux hommes. Or c’est cependant beaucoup de consolation à l’homme Chrestien, de voir nos utils mortels & caduques, si proprement assortis à nostre foy saincte & divine : que lors qu’on les employe aux sujects de leur nature mortels & caduques, ils n’y soyent pas appropriez plus uniement, ny avec plus de force. Voyons donq si l’homme a en sa puissance d’autres raisons plus fortes que celles de Sebonde : voire s’il est en luy d’arriver à aucune certitude par argument & par discours. Car sainct Augustin plaidant contre ces gents icy, a occasion de reprocher leur injustice, en ce qu’ils tiennent les parties de nostre creance faulces, que nostre raison faut à establir. Et pour montrer qu’assez de choses peuvent estre & avoir esté, desquelles nostre discours ne sçauroit fonder la nature & les causes : il leur met en avant certaines experiences connues, & indubitables, ausquelles l’homme confesse rien ne veoir. Et cela faict il, comme toutes autres choses, d’une curieuse & ingenieuse recherche. Il faut plus faire, & leur apprendre, que pour convaincre la foiblesse de leur raison, il n’est besoing d’aller triant des rares exemples : & qu’elle est si manque & si aveugle, qu’il n’y a nulle si claire facilité, qui luy soit assez claire, que l’aisé & le malaisé luy sont un : que tous subjects egalement, & la nature en general desadvouë sa jurisdiction & entremise. Que nous presche la verité, quand elle nous presche de fuir la mondaine philosophie : quand elle nous inculque si souvent, que nostre sagesse n’est que folie devant Dieu : que de toutes les vanitez la plus vaine c’est l’homme : que l’homme qui presume de son sçavoir, ne sçait pas encore que c’est que sçavoir : & que l’homme, qui n’est rien, s’il pense estre quelque chose, se seduit soy-mesmes, & se trompe ? Ces sentences du sainct Esprit expriment si clairement & si vivement ce que je veux maintenir, qu’il ne me faudroit aucune autre preuve contre des gens qui se rendroient avec toute submission & obeyssance à son authorité. Mais ceux cy veulent estre fouëtez à leurs propres despens, & ne veulent souffrir qu’on combatte leur raison que par elle mesme. Considerons donq pour cette heure, l’homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, & despourveu de la grace & connoissance divine, qui est tout son honneur, sa force, & le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenuë en ce bel equipage. Qu’il me face entendre par l’effort de son discours, sur quels fondemens il a basty ces grands advantages, qu’il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouventables de ceste mer infinie, soyent establis & se continuent tant de siecles, pour sa commodité & pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule, que ceste miserable & chetive creature, qui n’est pas seulement maistresse de soy, exposee aux offences de toutes choses, se die maistresse & emperiere de l’univers ? duquel il n’est pas en sa puissance de connoistre la moindre partie, tant s’en faut de la commander. Et ce privilege qu’il s’attribue d’estre seul en ce grand bastiment qui ayt la suffisance d’en reconnoistre la beauté & les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l’architecte, & tenir conte de la recepte & mises du monde : qui luy a seelé ce privilege ? qu’il nous montre lettres de ceste belle & grande charge. Ont elles esté ottroyees en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guere de gents. Les fols & les meschants sont-ils dignes de faveur si extraordinaire ? & estants la pire piece du monde, d’estre preferez à tout le reste ? en croirons nous cestuy-la ; Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium, quæ ratione vtuntur. Hi sunt dii & homines, quibus profectò nihil est melius. Nous n’aurons jamais assez bafoué l’impudence de cet accouplage. Mais pauvret qu’a il en soy digne d’un tel avantage ? A considerer cette vie incorruptible des corps celestes, leur beauté, leur grandeur, leur agitation continuee d’une si juste regle :

cum suspicimus magni cælestia mundi
Templa super, stellisque micantibus Æthera fixum,
Et uenit in mentem Lunæ Solisque uiarum :

A considerer la domination & puissance que ces corps là ont, non seulement sur nos vies & conditions de nostre fortune,

Facta etenim & uitas hominum suspendit ab astris :

mais sur nos inclinations mesmes, nos discours, nos volontez : qu’ils regissent, poussent & agitent à la mercy de leurs influances, selon que nostre raison nous l’apprend & le trouve :

speculatáque longè
Deprendit tacitis dominantia legibus astra,
Et totum alterna mundum ratione moueri,
Fatorúmque uices certis discernere signis.

A voir que non un homme seul, non un Roy, mais les monarchies, les empires, & tout ce bas monde se meut au branle des moindres mouvemens celestes :

Quantáque quàm parui faciant discrimina motus :
Tantum est hoc regnum, quod regibus imperat ipsis :

si nostre vertu, nos vices, nostre suffisance & science, & ce mesme discours que nous faisons de la force des astres, & cette comparaison d’eux à nous, elle vient, comme juge nostre raison, par leur moyen & de leur faveur :

furit alter amore,
Et pontum tranare potest & uertere Troiam,
Alterius sors est scribendis legibus apta :
Ecce patrem nati perimunt, natósque parentes,
Mutuáque armati coeunt in uulnera fratres;
Non nostrum hoc bellum est, coguntur tanta mouere,
Inque suas ferri pœnas, lacerandáque membra,
Hoc quoque fatale est sic ipsum expendere fatum.

si nous tenons de la distribution du ciel cette part de raison que nous avons, comment nous pourra elle esgaler à luy ? comment soubs-mettre à nostre science son essence & ses conditions ? Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne ; quæ molitio, quæ ferramenta, qui vectes, quæ machinæ, qui ministri tanti operis fuerunt ? pourquoy les privons nous & d’ame, & de vie, & de discours ? y avons nous reconnu quelque stupidité immobile & insensible, nous qui n’avons aucun commerce avec eux que d’obeissance ? Dirons nous, que nous n’avons veu en nulle autre creature, qu’en l’homme, l’usage d’une ame raisonnable ? Et quoy ? Avons nous veu quelque chose semblable au soleil ? Laisse-il d’estre, par ce que nous n’avons rien veu de semblable ? & ses mouvements d’estre, par ce qu’il n’en est point de pareils ? Si ce que nous n’avons pas veu, n’est pas, nostre science est merveilleusement raccourcie. Quæ sunt tantæ animi angustiæ ? Sont ce pas des songes de l’humaine vanité, de faire de la Lune une terre celeste ? y deviner des montaignes, des vallees, comme Anaxagoras ? y planter des habitations & demeures humaines, & y dresser des colonies pour nostre commodité, comme fait Platon & Plutarque ? & de nostre terre en faire un astre esclairant & lumineux ? Inter cætera mortalitatis incommoda, & hoc est, caligo mentium : nec tantùm neceßitas errandi, sed errorum amor. Corruptibile corpus aggrauat animam, & deprimit terrena inhabitatio sensum multa cogitantem. La presomption est nostre maladie naturelle & originelle. La plus calamiteuse & fragile de toutes les creatures c’est l’homme, & quant & quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent & se void logee icy parmy la bourbe & le fient du monde, attachee & clouee à la pire, plus morte & croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis, & le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois : & se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, & ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de cette mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy-mesme & separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres & compagnons, & leur distribue telle portion de facultez & de forces, que bon luy semble. Comment connoist-il par l’effort de son intelligence, les branles internes & secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ? Quand je me joue à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi à elle la sienne. Platon en sa peinture de l’aage doré soubs Saturne, compte entre les principaux advantages de l’homme de lors, la communication qu’il avoit avec les bestes, desquelles s’enquerant & s’instruisant, il sçavoit les vrayes qualitez, & differences de chacune d’icelles : par où il acqueroit une tres-parfaicte intelligence & prudence ; & en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie, que nous ne sçaurions faire. Nous faut-il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le faict des bestes ? Ce grand autheur a opiné qu’en la plus part de la forme corporelle, que nature leur a donné, elle a regardé seulement l’usage des prognostications, qu’on en tiroit en son temps. Ce defaut qui empesche la communication d’entre elles & nous, pourquoy n’est-il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par ceste mesme raison elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les estimons. Ce n’est pas grand’ merveille, si nous ne les entendons pas, aussi ne faisons nous les Basques & les Troglodytes. Toutesfois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales & autres. Et puis qu’il est ainsi, comme disent les Cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoivent un chien pour leur Roy, il faut bien qu’ils donnent certaine interpretation à sa voix & mouvements. Il nous faut remerquer la parité qui est entre nous. Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens ; aussi ont les bestes des nostres, environ à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, & nous requierent : & nous elles. Au demeurant nous decouvrons bien evidemment, qu’entre elles il y a une pleine & entiere communication, & qu’elles s’entr’entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d’especes diverses :

Et mutæ pecudes, & denique secla ferarum
Dißimiles suerunt uoces uariásque cluere
Cùm metus aut dolor est, aut cùm iam gaudia gliscunt.

En certain abboyer du chien le cheval connoist qu’il y a de la colere : de certaine autre sienne voix, il ne s’effraye point. Aux bestes mesmes qui n’ont pas de voix, par la societé d’offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvemens discourent & traictent.

Non alia longè ratione atque ipsa uidetur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.

pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, & content des histoires par signes ? J’en ay veu de si souples & formez à cela, qu’à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre. Les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s’assignent, & disent en fin toutes choses des yeux.

E’l silentio ancor suole
Haver prieghi & parole.

Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despitons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouissons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : & quoy non ? d’une variation & multiplication à l’envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advouons, desadvouons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, desdaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n’est mouvement, qui ne parle, & un langage intelligible sans discipline, & un langage publique : Qui fait, voyant la varieté & usage distingué des autres, que cettuy-cy doit plustost estre jugé le propre de l’humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoin : & les alphabets des doigts, & grammaires en gestes : & les sciences qui ne s’exercent & ne s’expriment que par iceux : Et les nations que Pline dit n’avoir point d’autre langue. Un Ambassadeur de la ville d’Abdere, apres avoir longuement parlé au Roy Agis de Sparte, luy demanda: Et bien, Sire, quelle response veux-tu que je rapporte à nos citoyens ? Que je t’ay laissé dire tout ce que tu as voulu, & tant que tu as voulu, sans jamais dire mot. voila pas un taire parlier & bien intelligible ? Au reste, quelle sorte de nostre suffisance ne reconnoissons nous aux operations des animaux ? est-il police reglee avec plus d’ordre, diversifiee à plus de charges & d’offices, & plus constamment entretenue, que celle des mouches à miel ? Cette disposition d’actions & de vacations si ordonnee, la pouvons nous imaginer se conduire sans discours & sans prudence ?

His quidam signis atque hæc exempla sequuti,
Esse apibus partem diuinæ mentis, & haustus
Æthereos dixere.

Les arondelles que nous voyons au retour du printemps fureter tous les coins de nos maisons, cherchent elles sans jugement, & choisissent elles sans discretion de mille places, celle qui leur est la plus commode à se loger ? Et en cette belle & admirable contexture de leurs bastimens, les oiseaux peuvent ils se servir plustost d’une figure quarree, que de la ronde ; d’un angle obtus, que d’un angle droit, sans en sçavoir les conditions & les effects ? Prennent ils tantost de l’eau, tantost de l’argille, sans juger que la dureté s’amollit en l’humectant ? Planchent-ils de mousse leur palais, ou de duvet, sans prevoir que les membres tendres de leurs petits y seront plus mollement & plus à l’aise ? Se couvrent-ils du vent pluvieux, & plantent leur loge à l’Orient, sans connoistre les conditions differentes de ces vents, & considerer que l’un leur est plus salutaire que l’autre ? Pourquoy espessit l’araignee sa toile en un endroit, & relasche en un autre ? se sert à cette heure de cette sorte de neud, tantost de celle là, si elle n’a & deliberation, & pensement, & conclusion ? Nous reconnoissons assez en la pluspart de leurs ouvrages, combien les animaux ont d’excellence au dessus de nous, & combien nostre art est foible à les imiter. Nous voyons toutesfois aux nostres plus grossiers, les facultez que nous y employons, & que nostre ame s’y sert de toutes ses forces : pourquoy n’en estimons nous autant d’eux ? Pourquoy attribuons nous à je ne sçay quelle inclination naturelle & servile, les ouvrages qui surpassent tout ce que nous pouvons par nature & par art ? En quoy sans y penser nous leur donnons un tres-grand avantage sur nous, de faire que nature par une douceur maternelle les accompagne & guide, comme par la main à toutes les actions & commoditez de leur vie, & qu’à nous elle nous abandonne au hazard & à la fortune, & à quester par art, les choses necessaires à nostre conservation ; & nous refuse quant & quant les moyens de pouvoir arriver par aucune institution & contention d’esprit, à la suffisance naturelle des bestes : de maniere que leur stupidité brutale surpasse en toutes commoditez, tout ce que peult nostre divine intelligence. Vrayement à ce compte nous aurions bien raison de l’appeller une tres-injuste marastre : Mais il n’en est rien, nostre police n’est pas si difforme & desreglee. Nature a embrassé universellement toutes ses creatures : & n’en est aucune, qu’elle n’ait bien plainement fourny de tous moyens necessaires à la conservation de son estre : Car ces plaintes vulgaires que j’oy faire aux hommes (comme la licence de leurs opinions les esleve tantost au dessus des nues, & puis les ravale aux Antipodes) que nous sommes le seul animal abandonné, nud sur la terre nue, lié, garrotté, n’ayant dequoy s’armer & couvrir que de la despouille d’autruy : là où toutes les autres creatures, nature les a revestues de coquilles, de gousses, d’escorse, de poil, de laine, de pointes, de cuir, de bourre, de plume, d’escaille, de toison, & de soye selon le besoin de leur estre : les a armees de griffes, de dents, de cornes, pour assaillir & pour defendre, & les a elles mesmes instruites à ce qui leur est propre, à nager, à courir, à voler, à chanter : là où l’homme ne sçait ny cheminer, ny parler, ny manger, ny rien que pleurer sans apprentissage.

Tum porro, puer ut sæuis proiectus ab undis
Nauita, nudus humi iacet infans, indigus omni
Vitali auxilio, cùm primùm in luminis oras
Nexibus ex aluo matris natura profudit,
Vagitúque locum lugubri complet, ut æquum est
Cui tantùm in uita restet transire malorum ;
At uariæ crescunt pecudes, armenta, feræque,
Nec crepitacula eis opus est, nec cuiquam adhibenda est
Almæ nutricis blanda atque infracta loquela :
Nec uarias quærunt uestes pro tempore cæli :
Denique non armis opus est, non mœnibus altis
Queis sua tutentur, quando omnibus omnia largè
Tellus ipsa parit, naturáque dædala rerum.

Ces plaintes là sont faulces : il y a en la police du monde, une egalité plus grande, & une relation plus uniforme. Nostre peau est pourveue aussi suffisamment que la leur, de fermeté contre les injures du temps, tesmoing plusieurs nations, qui n’ont encores essayé nul usage de vestemens. Nos anciens Gaulois n’estoient gueres vestus, ne sont pas les Irlandois nos voisins, soubs un ciel si froid : Mais nous le jugeons mieux par nous mesmes : car tous les endroits de la personne, qu’il nous plaist descouvrir au vent & à l’air, se trouvent propres à le souffrir : S’il y a partie en nous foible, & qui semble devoir craindre la froidure, ce devroit estre l’estomach, où se fait la digestion : nos peres le portoient descouvert ; & nos Dames, ainsi molles & delicates qu’elles sont, elles s’en vont tantost entr’ouvertes jusques au nombril. Les liaisons & emmaillottemens des enfans ne sont non plus necessaires : & les meres Lacedemoniennes eslevoient les leurs en toute liberté de mouvements de membres, sans les attacher ne plier. Nostre pleurer est commun à la plus part des autres animaux, & n’en est guere qu’on ne voye se plaindre & gemir long temps apres leur naissance : d’autant que c’est une contenance bien sortable à la foiblesse, en quoy ils se sentent. Quant à l’usage du manger, il est en nous, comme en eux, naturel & sans instruction.

Sentit enim uim quisque suam quam poßit abuti.

Qui fait doute qu’un enfant arrivé à la force de se nourrir, ne sceust quester sa nourriture ? & la terre en produit, & luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture & artifice : Et sinon en tout temps, aussi ne fait elle pas aux bestes, tesmoing les provisions, que nous voyons faire aux fourmis & autres ; pour les saisons steriles de l’annee. Ces nations, que nous venons de descouvrir, si abondamment fournies de viande & de breuvage naturel, sans soing & sans façon, nous viennent d’apprendre que le pain n’est pas nostre seule nourriture : & que sans labourage, nostre mere Nature nous avoit munis à planté de tout ce qu’il nous falloit : voire, comme il est vrai-semblable, plus plainement & plus richement qu’elle ne fait à present, que nous y avons meslé nostre artifice :

Et tellus nitidas fruges uinetáque læta
Sponte sua primùm mortalibus ipsa creauit,
Ipsa dedit dulces fœtus, & pabula læta,
Quæ nunc vix nostro grandescunt aucta labore,
Conterimúsque boues & uires agricolarum.

le desbordement & desreglement de nostre appetit devançant toutes les inventions, que nous cherchons de l’assouvir. Quant aux armes, nous en avons plus de naturelles que la plus part des autres animaux, plus de divers mouvemens de membres, & en tirons plus de service naturellement & sans leçon : ceux qui sont duicts à combattre nuds, on les void se jetter aux hazards pareils aux nostres. Si quelques bestes nous surpassent en cet advantage, nous en surpassons plusieurs autres : Et l’industrie de fortifier le corps & le couvrir par moyens acquis, nous l’avons par un instinct & precepte naturel. Qu’il soit ainsi, l’elephant aiguise & esmoult ses dents, desquelles il se sert à la guerre (car il en a de particulieres pour cet usage, lesquelles il espargne, & ne les employe aucunement à ses autres services) Quand les taureaux vont au combat, ils respandent & jettent la poussiere à l’entour d’eux : les sangliers affinent leurs deffenses : & l’ichneumon, quand il doit venir aux prises avec le crocodile, munit son corps, l’enduit & le crouste tout à l’entour, de limon bien serré & bien paistry, comme d’une cuirasse. Pourquoy ne dirons nous qu’il est aussi naturel de nous armer de bois & de fer ? Quant au parler, il est certain, que s’il n’est pas naturel, il n’est pas necessaire. Toutesfois je croy qu’un enfant, qu’on auroit nourry en pleine solitude, esloigné de tout commerce (qui seroit un essay malaisé à faire) auroit quelque espece de parolle pour exprimer ses conceptions : & n’est pas croyable, que nature nous ait refusé ce moyen qu’elle a donné à plusieurs autres animaux : Car qu’est ce autre chose que parler, cette faculté, que nous leur voyons de se plaindre, de se resjouir, de s’entr’appeller au secours, se convier à l’amour, comme ils font par l’usage de leur voix ? Comment ne parleroient elles entr’elles ? elles parlent bien à nous, & nous à elles. En combien de sortes parlons nous à nos chiens, & ils nous respondent ? D’autre langage, d’autres appellations, devisons nous avec eux, qu’avec les oyseaux, avec les pourceaux, les bœufs, les chevaux : & changeons d’idiome selon l’espece.

Cosi per entro loro schiera bruna
S’ammusa l’una con l’altra formica,
Forse à spiar lor via, & lor fortuna.

Il me semble que Lactance attribue aux bestes, non le parler seulement, mais le rire encore. Et la difference de langage, qui se void entre nous, selon la difference des contrees, elle se treuve aussi aux animaux de mesme espece. Aristote allegue à ce propos le chant divers des perdrix, selon la situation des lieux :

uariæque uolucres
Longè alias alio iaciunt in tempore uoces,
Et partim mutant cum tempestatibus unà
Raucisonos cantus.

Mais cela est à sçavoir, quel langage parleroit cet enfant : & ce qui s’en dit par divination, n’a pas beaucoup d’apparence. Si on m’allegue contre cette opinion, que les sourds naturels ne parlent point : Je respons que ce n’est pas seulement pour n’avoir peu recevoir l’instruction de la parolle par les oreilles ; mais plustost pource que le sens de l’ouye, duquel ils sont privez, se rapporte à celuy du parler, & se tiennent ensemble d’une cousture naturelle : En façon, que ce que nous parlons, il faut que nous le parlions premierement à nous, & que nous le facions sonner au dedans à nos oreilles, avant que de l’envoyer aux estrangeres. J’ay dict tout cecy, pour maintenir cette ressemblance, qu’il y a aux choses humaines : & pour nous ramener & joindre à la presse. Nous ne sommes ny au dessus, ny au dessous du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le Sage, court une loy & fortune pareille.

Indupedita suis fatalibus omnia uinclis.

Il y a quelque difference, il y a des ordres & des degrez : mais c’est soubs le visage d’une mesme nature :

res quæque suo ritu procedit, & omnes
Fœdere naturæ certo discrimina seruant.

Il faut contraindre l’homme, & le renger dans les barrieres de cette police. Le miserable n’a garde d’enjamber par effect au delà : il est entravé & engagé, il est assubjecty de pareille obligation que les autres creatures de son ordre, & d’une condition fort moyenne, sans aucune prerogative, precellence vraye & essentielle. Celle qu’il se donne par opinion, & par fantasie, n’a ny corps ny goust : Et s’il est ainsi, que luy seul de tous les animaux, ait cette liberté de l’imagination, & ce desreglement de pensees, luy representant ce qui est, ce qui n’est pas, & ce qu’il veut ; le faulx & le veritable ; c’est un advantage qui luy est bien cher vendu, & duquel il a bien peu à se glorifier : Car de là naist la source principale des maux qui le pressent, peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir. Je dy donc, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a point d’apparence, d’estimer, que les bestes facent par inclination naturelle & forcee, les mesmes choses que nous faisons par nostre choix & industrie. Nous devons conclurre de pareils effects, pareilles facultez, & de plus riches effects des facultez plus riches : & confesser par consequent, que ce mesme discours, cette mesme voye, que nous tenons à œuvrer, aussi la tiennent les animaux, ou quelque autre meilleure. Pourquoy imaginons nous en eux cette contrainte naturelle, nous qui n’en esprouvons aucun pareil effect ? Joint qu’il est plus honorable d’estre acheminé & obligé à reglément agir par naturelle & inevitable condition, & plus approchant de la divinité, que d’agir reglément par liberté temeraire & fortuite ; & plus seur de laisser à nature, qu’à nous les resnes de nostre conduitte. La vanité de nostre presomption faict, que nous aimons mieux devoir à nos forces, qu’à sa liberalité, nostre suffisance : & enrichissons les autres animaux des biens naturels, & les leur renonçons, pour nous honorer & annoblir des biens acquis : par une humeur bien simple, ce me semble. car je priseroy bien autant des graces toutes miennes & naifves, que celles que j’aurois esté mendier & quester de l’apprentissage. Il n’est pas en nostre puissance d’acquerir une plus belle recommendation que d’estre favorisé de Dieu & de Nature. Par ainsi le renard, dequoy se servent les habitans de la Thrace, quand ils veulent entreprendre de passer par dessus la glace de quelque riviere gelee, & le laschent devant eux pour cet effect, quand nous le verrions au bord de l’eau approcher son oreille bien pres de la glace, pour sentir s’il orra d’une longue ou d’une voisine distance, bruire l’eau courant au dessoubs, & selon qu’il trouve par là, qu’il y a plus ou moins d’espesseur en la glace, se reculer, ou s’avancer, n’aurions nous pas raison de juger qu’il luy passe par la teste ce mesme discours, qu’il feroit en la nostre : & que c’est une ratiocination & consequence tiree du sens naturel : Ce qui fait bruit, se remue ; ce qui se remue, n’est pas gelé ; ce qui n’est pas gelé est liquide, & ce qui est liquide plie soubs le faix ? Car d’attribuer cela seulement à une vivacité du sens de l’ouye, sans discours & sans consequence, c’est une chimere, & ne peut entrer en nostre imagination. De mesme faut-il estimer de tant de sortes de ruses & d’inventions, dequoy les bestes se couvrent des entreprises que nous faisons sur elles. Et si nous voulons prendre quelque advantage de cela mesme, qu’il est en nous de les saisir, de nous en servir, & d’en user à nostre volonté, ce n’est que ce mesme advantage, que nous avons les uns sur les autres. Nous avons à cette condition noz esclaves, & les Climacides estoient-ce pas des femmes en Syrie qui servoient couchées à quatre pattes, de marchepied & d’eschelle aux dames à monter en coche ? Et la plus part des personnes libres, abandonnent pour bien legeres commoditez, leur vie, & leur estre à la puissance d’autruy. Les femmes & concubines des Thraces plaident à qui sera choisie pour estre tuée au tumbeau de son mary. Les tyrans ont-ils jamais failly de trouver assez d’hommes voüez à leur devotion : aucuns d’eux adjoustans d’avantage cette necessité de les accompagner à la mort, comme en la vie ? Des armées entieres se sont ainsin obligées à leurs Capitaines. Le formule du serment en cette rude escole des escrimeurs à outrance, portoit ces promesses : Nous jurons de nous laisser enchainer, brusler, battre, & tuer de glaive, & souffrir tout ce que les gladiateurs legitimes souffrent de leur maistre ; engageant tresreligieusement & le corps & l’ame à son service :

Vre meum si vis flamma caput, & pete ferro
Corpus, & intorto verbere terga seca.

C’estoit une obligation veritable, & si il s’en trouvoit dix mille telle année, qui y entroyent & s’y perdoient. Quand les Scythes enterroient leur Roy, ils estrangloient sur son corps, la plus favorie de ses concubines, son eschanson, escuyer d’escuirie, chambellan, huissier de chambre & cuisinier. Et en son anniversaire ils tuoient cinquante chevaux montez de cinquante pages, qu’ils avoient empalé par l’espine du dos jusques au gozier, & les laissoient ainsi plantez en parade autour de la tombe. Les hommes qui nous servent, le font à meilleur marché, & pour un traictement moins curieux & moins favorable, que celuy que nous faisons aux oyseaux, aux chevaux, & aux chiens. A quel soucy ne nous demettons nous pour leur commodité ? Il ne me semble point, que les plus abjects serviteurs façent volontiers pour leurs maistres, ce que les Princes s’honorent de faire pour ces bestes. Diogenes voyant ses parents en peine de le racheter de servitude : Ils sont fols, disoit-il, c’est celuy qui me traitte & nourrit, qui me sert ; & ceux qui entretiennent les bestes, se doivent dire plustost les servir, qu’en estre servis. Et si elles ont cela de plus genereux, que jamais Lyon ne s’asservit à un autre Lyon, ny un cheval à un autre cheval par faute de cœur. Comme nous allons à la chasse des bestes, ainsi vont les Tigres & les Lyons à la chasse des hommes : & ont un pareil exercice les unes sur les autres : les chiens sur les lievres, les brochets sur les tanches, les arondeles sur les cigales, les esperviers sur les merles & sur les alloüettes :

serpente ciconia pullos
Nutrit, & inuenta per deuia rura lacerta,
Et leporem aut capream famulæ Iouis, & generosæ
In saltu venantur aues.

Nous partons le fruict de nostre chasse avec noz chiens & oyseaux, comme la peine & l’industrie. Et au dessus d’Amphipolis en Thrace, les chasseurs & les faucons sauvages, partent justement le butin par moitié : comme le long des palus Mæotides, si le pescheur ne laisse aux loups de bonne foy, une part esgale de sa prise, ils vont incontinent deschirer ses rets. Et comme nous avons une chasse, qui se conduit plus par subtilité, que par force, comme celle des colliers de noz lignes & de l’hameçon, il s’en void aussi de pareilles entre les bestes. Aristote dit, que la Seche jette de son col un boyau long comme une ligne, qu’elle estend au loing en le laschant, & le retire à soy quand elle veut : à mesure qu’elle apperçoit quelque petit poisson s’approcher, elle luy laisse mordre le bout de ce boyau, estant cachée dans le sable, ou dans la vase, & petit à petit le retire jusques à ce que ce petit poisson soit si prés d’elle, que d’un sault elle puisse l’attraper. Quant à la force, il n’est animal au monde en butte de tant d’offences, que l’homme : il ne nous faut point une balaine, un elephant, & un crocodile, ny tels autres animaux, desquels un seul est capable de deffaire un grand nombre d’hommes : les poulx sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla : c’est le desjeuner d’un petit ver, que le cœur & la vie d’un grand & triumphant Empereur. Pourquoy disons nous, que c’est à l’homme science & connoissance, bastie par art & par discours, de discerner les choses utiles à son vivre, & au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas, de connoistre la force de la rubarbe & du polypode ; & quand nous voyons les chevres de Candie, si elles ont receu un coup de traict, aller entre un million d’herbes choisir le dictame pour leur guerison, & la tortuë quand elle a mangé de la vipere, chercher incontinent de l’origanum pour se purger, le dragon fourbir & esclairer ses yeux avecques du fenoil, les cigongnes se donner elles mesmes des clysteres à tout de l’eau de marine, les elephans arracher non seulement de leur corps & de leurs compagnons, mais des corps aussi de leurs maistres (tesmoin celuy du Roy Porus qu’Alexandre deffit) les javelots & les dardz qu’on leur a jettez au combat, & les arracher si dextrement, que nous ne le sçaurions faire avec si peu de douleur : pourquoy ne disons nous de mesmes, que c’est science & prudence ? Car d’alleguer, pour les deprimer, que c’est par la seule instruction & maistrise de nature, qu’elles le sçavent, ce n’est pas leur oster le tiltre de science & de prudence : c’est la leur attribuer à plus forte raison qu’à nous, pour l’honneur d’une si certaine maistresse d’escole. Chrysippus, bien qu’en toutes autres choses autant desdaigneux juge de la condition des animaux, que nul autre Philosophe, considerant les mouvements du chien, qui se rencontrant en un carrefour à trois chemins, ou à la queste de son maistre qu’il a esgaré, ou à la poursuitte de quelque proye qui fuit devant luy, va essayant un chemin apres l’autre, & apres s’estre asseuré des deux, & n’y avoir trouvé la trace de ce qu’il cherche, s’eslance dans le troisiesme sans marchander : il est contraint de confesser, qu’en ce chien là, un tel discours se passe : J’ay suivy jusques à ce carrefour mon maistre à la trace, il faut necessairement qu’il passe par l’un de ces trois chemins : ce n’est ny par cettuy-cy, ny par celuy-là, il faut donc infailliblement qu’il passe par cet autre : Et que s’asseurant par cette conclusion & discours, il ne se sert plus de son sentiment au troisiesme chemin, ny ne le sonde plus, ains s’y laisse emporter par la force de la raison. Ce traict purement dialecticien, & cet usage de propositions divisées & conjoinctes, & de la suffisante enumeration des parties, vaut-il pas autant que le chien le sçache de soy que de Trapezonce ? Si ne sont pas les bestes incapables d’estre encore instruites à nostre mode. Les merles, les corbeaux, les pies, les perroquets, nous leur apprenons à parler : & cette facilité, que nous reconnoissons à nous fournir leur voix & haleine si souple & si maniable, pour la former & l’astreindre à certain nombre de lettres & de syllabes, tesmoigne qu’ils ont un discours au dedans, qui les rend ainsi disciplinables & volontaires à apprendre. Chacun est saoul, ce croy-je, de voir tant de sortes de singeries que les batteleurs apprennent à leurs chiens : les dances, où ils ne faillent une seule cadence du son qu’ils oyent ; plusieurs divers mouvements & saults qu’ils leur font faire par le commandement de leur parolle : mais je remerque avec plus d’admiration cet effect, qui est toutesfois assez vulgaire, des chiens dequoy se servent les aveugles, & aux champs & aux villes : je me suis pris garde comme ils s’arrestent à certaines portes, d’où ils ont accoustumé de tirer l’aumosne, comme ils evitent le choc des coches & des charrettes, lors mesme que pour leur regard, ils ont assez de place pour leur passage : j’en ay veu le long d’un fossé de ville, laisser un sentier plain & uni, & en prendre un pire, pour esloigner son maistre du fossé. Comment pouvoit-on avoir faict concevoir à ce chien, que c’estoit sa charge de regarder seulement à la seureté de son maistre, & mespriser ses propres commoditez pour le servir ? & comment avoit-il la connoissance que tel chemin luy estoit bien assez large, qui ne le seroit pas pour un aveugle ? Tout cela se peut-il comprendre sans ratiocination ? Il ne faut pas oublier ce que Plutarque dit avoir veu à Rome d’un chien, avec l’Empereur Vespasian le pere au Theatre de Marcellus. Ce chien servoit à un batteleur qui joüoit une fiction à plusieurs mines & à plusieurs personnages, & y avoit son rolle. Il falloit entre autres choses qu’il contrefist pour un temps le mort, pour avoir mangé de certaine drogue : apres avoir avallé le pain qu’on feignoit estre cette drogue, il commença tantost à trembler & branler, comme s’il eust esté estourdy : finalement s’estendant & se roidissant, comme mort, il se laissa tirer & trainer d’un lieu à autre, ainsi que portoit le subject du jeu, & puis quand il conneut qu’il estoit temps, il commença premierement à se remuer tout bellement, ainsi que s’il se fust revenu d’un profond sommeil, & levant la teste regarda çà & là d’une façon qui estonnoit tous les assistans. Les beufs qui servoient aux jardins Royaux de Suse, pour les arrouser & tourner certaines grandes rouës à puiser de l’eau, ausquelles il y a des baquets attachez (comme il s’en void plusieurs en Languedoc) on leur avoit ordonné d’en tirer par jour jusques à cent tours chacun ; ils estoient si accoustumez à ce nombre, qu’il estoit impossible par aucune force de leur en faire tirer un tour d’avantage, & ayans faict leur tasche ils s’arrestoient tout court. Nous sommes en l’adolescence avant que nous sçachions compter jusques à cent, & venons de descouvrir des nations qui n’ont aucune connoissance des nombres. Il y a encore plus de discours à instruire autruy qu’à estre instruit. Or laissant à part ce que Democritus jugeoit & prouvoit, que la plus part des arts, les bestes nous les ont apprises : Comme l’araignée à tistre & à coudre, l’arondelle à bastir, le cygne & le rossignol la musique, & plusieurs animaux par leur imitation à faire la medecine : Aristote tient que les rossignols instruisent leurs petits à chanter, & y employent du temps & du soing : d’où il advient que ceux que nous nourrissons en cage, qui n’ont point eu loisir d’aller à l’escole soubs leurs parens, perdent beaucoup de la grace de leur chant. Nous pouvons juger par là, qu’il reçoit de l’amendement par discipline & par estude : Et entre les libres mesme, il n’est pas un & pareil ; chacun en a pris selon sa capacité. Et sur la jalousie de leur apprentissage, ils se debattent à l’envy, d’une contention si courageuse, que par fois le vaincu y demeure mort, l’aleine luy faillant plustost que la voix. Les plus jeunes ruminent pensifs, & prennent à imiter certains couplets de chanson : le disciple escoute la leçon de son precepteur, & en rend compte avec grand soing : ils se taisent l’un tantost, tantost l’autre : on oyt corriger les fautes, & sent-on aucunes reprehensions du precepteur. J’ay veu (dit Arrius) autresfois un elephant ayant à chacune cuisse un cymbale pendu, & un autre attaché à sa trompe, au son desquels tous les autres dançoyent en rond, s’eslevans & s’inclinans à certaines cadences, selon que l’instrument les guidoit, & y avoit plaisir à ouir ceste harmonie. Aux spectacles de Rome, il se voyoit ordinairement des elephans dressez à se mouvoir & dancer au son de la voix, des dances à plusieurs entrelasseures, coupeures & diverses cadances tres-difficiles à apprendre. Il s’en est veu, qui en leur privé rememoroient leur leçon, & s’exerçoyent par soing & par estude pour n’estre tancez & battuz de leurs maistres. Mais cett’ autre histoire de la pie, de laquelle nous avons Plutarque mesme pour respondant, est estrange : Elle estoit en la boutique d’un barbier à Rome, & faisoit merveilles de contrefaire avec la voix tout ce qu’elle oyoit ; Un jour il advint que certaines trompettes s’arresterent à sonner long temps devant cette boutique : depuis cela & tout le lendemain, voyla ceste pie pensive, muette & melancholique ; dequoy tout le monde estoit esmerveillé, & pensoit-on que le son des trompettes l’eust ainsi estourdie & estonnee ; & qu’avec l’ouye, la voix se fust quant & quant esteinte : Mais on trouva en fin, que c’estoit une estude profonde, & une retraicte en soy-mesmes, son esprit s’exercitant & preparant sa voix, à representer le son de ces trompettes : de maniere que sa premiere voix ce fut celle là, d’exprimer parfaictement leurs reprises, leurs poses, & leurs muances ; ayant quicté par ce nouvel apprentissage, & pris à desdain tout ce qu’elle sçavoit dire auparavant. Je ne veux pas obmettre d’alleguer aussi cet autre exemple d’un chien, que ce mesme Plutarque dit avoir veu (car quant à l’ordre, je sens bien que je le trouble, mais je n’en observe non plus à renger ces exemples, qu’au reste de toute ma besongne) luy estant dans un navire. Ce chien estant en peine d’avoir l’huyle qui estoit dans le fond d’une cruche, où il ne pouvoit arriver de la langue, pour l’estroite emboucheure du vaisseau, alla querir des cailloux, & en mit dans cette cruche jusques à ce qu’il eust fait hausser l’huyle plus pres du bord, où il la peust atteindre. Cela qu’est-ce, si ce n’est l’effect d’un esprit bien subtil ? On dit que les corbeaux de Barbarie en font de mesme, quand l’eau qu’ils veulent boire est trop basse. Cette action est aucunement voisine de ce que recitoit des Elephans, un Roy de leur nation, Juba ; que quand par la finesse de ceux qui les chassent, l’un d’entre eux se trouve pris dans certaines fosses profondes qu’on leur prepare, & les recouvre lon de menues brossailles pour les tromper, ses compagnons y apportent en diligence force pierres, & pieces de bois, afin que cela l’ayde à s’en mettre hors. Mais cet animal rapporte en tant d’autres effects à l’humaine suffisance, que si je vouloy suivre par le menu ce que l’experience en a appris, je gaignerois aisement ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de difference de tel homme à tel homme, que de tel animal à tel homme. Le gouverneur d’un elephant en une maison privee de Syrie, desroboit à tous les repas, la moitié de la pension qu’on luy avoit ordonnee : un jour le maistre voulut luy-mesme le penser, & versa dans sa mangeoire la juste mesure d’orge, qu’il luy avoit prescrite, pour sa nourriture : l’elephant regardant de mauvais œil ce gouverneur, separa avec la trompe, & en mit à part la moitié, declarant par là le tort qu’on luy faisoit. Et un autre, ayant un gouverneur qui mesloit dans sa mangeaille des pierres pour en croistre la mesure, s’approcha du pot où il faisoit cuyre sa chair pour son disner, & le luy remplit de cendre. Cela ce sont des effects particuliers : mais ce que tout le monde a veu, & que tout le monde sçait, qu’en toutes les armees qui se conduisoyent du pays de Levant, l’une des plus grandes forces consistoit aux elephans, desquels on tiroit des effects sans comparaison plus grands que nous ne faisons à present de nostre artillerie, qui tient à peu pres leur place en une battaille ordonnee (cela est aisé à juger à ceux qui connoissent les histoires anciennes)

siquidem Tyrio seruire solebant
Annibali, & nostris ducibus, regíque Molosso
Horum maiores, & dorso ferre cohortes,
Partem aliquam belli, & euntem in prælia turmam.

Il falloit bien qu’on se respondist à bon escient de la creance de ces bestes & de leur discours, leur abandonnant la teste d’une battaille ; là où le moindre arrest qu’elles eussent sçeu faire, pour la grandeur & pesanteur de leur corps, le moindre effroy qui leur eust faict tourner la teste sur leurs gens, estoit suffisant pour tout perdre. Et s’est veu peu d’exemples, où cela soit advenu, qu’ils se rejectassent sur leurs trouppes, au lieu que nous mesmes nous rejectons les uns sur les autres, & nous rompons. On leur donnoit charge non d’un mouvement simple, mais de plusieurs diverses parties au combat : comme faisoient aux chiens les Espagnols à la nouvelle conqueste des Indes ; ausquels ils payoient solde, & faisoient partage au butin. Et montroient ces animaux, autant d’addresse & de jugement à poursuivre & arrester leur victoire, à charger ou à reculer, selon les occasions, à distinguer les amis des ennemis, comme ils faisoient d’ardeur & d’aspreté. Nous admirons & poisons mieux les choses estrangeres que les ordinaires : & sans cela je ne me fusse pas amusé à ce long registre : Car selon mon opinion, qui contrerollera de pres ce que nous voyons ordinairement es animaux, qui vivent parmy nous, il y a dequoy y trouver des effects autant admirables, que ceux qu’on va recueillant és pays & siecles estrangers. C’est une mesme nature qui roule son cours. Qui en auroit suffisamment jugé le present estat, en pourroit seurement conclurre & tout l’advenir & tout le passé. J’ay veu autresfois parmy nous, des hommes amenez par mer de loingtain pays, desquels par ce que nous n’entendions aucunement le langage, & que leur façon au demeurant & leur contenance, & leurs vestemens, estoient du tout esloignez des nostres, qui de nous ne les estimoit & sauvages & brutes ? qui n’attribuoit à stupidité & à bestise, de les voir muets, ignorans la langue Françoise, ignorans nos baise-mains, & nos inclinations serpentees ; nostre port & nostre maintien, sur lequel sans faillir, doit prendre son patron la nature humaine ? Tout ce qui nous semble estrange, nous le condamnons, & ce que nous n’entendons pas. Il nous advient ainsi au jugement que nous faisons des bestes : Elles ont plusieurs conditions, qui se rapportent aux nostres : de celles-là par comparaison nous pouvons tirer quelque conjecture : mais de ce qu’elles ont particulier, que sçavons nous que c’est ? Les chevaux, les chiens, les bœufs, les brebis, les oyseaux, & la pluspart des animaux, qui vivent avec nous, reconnoissent nostre voix, & se laissent conduire par elle : si faisoit bien encore la murene de Crassus, & venoit à luy quand il l’appelloit : & le font aussi les anguilles, qui se trouvent en la fontaine d’Arethuse : & j’ay veu des gardoirs assez, où les poissons accourent, pour manger, à certain cry de ceux qui les traictent.

nomen habent, & ad magistri
Vocem quisque sui uenit citatus.

Nous pouvons juger de cela : Nous pouvons aussi dire, que les elephans ont quelque participation de religion, d’autant qu’apres plusieurs ablutions & purifications, on les void haussans leur trompe, comme des bras ; & tenans les yeux fichez vers le Soleil levant, se planter long temps en meditation & contemplation, à certaines heures du jour ; de leur propre inclination, sans instruction & sans precepte. Mais pour ne voir aucune telle apparence es autres animaux, nous ne pouvons pourtant establir qu’ils soient sans religion, & ne pouvons prendre en aucune part ce qui nous est caché. Comme nous voyons quelque chose en cette action que le philosophe Cleanthes remerqua, par ce qu’elle retire aux nostres : Il vid, dit-il, des fourmis partir de leur fourmiliere, portans le corps d’un fourmis mort, vers une autre fourmiliere, de laquelle plusieurs autres fourmis leur vindrent au devant, comme pour parler à eux, & apres avoir esté ensemble quelque piece, ceux-cy s’en retournerent, pour consulter, pensez, avec leurs concitoyens ; & firent ainsi deux ou trois voyages pour la difficulté de la capitulation : En fin ces derniers venus, apporterent aux premiers un ver de leur tasniere, comme pour la rançon du mort, lequel ver les premiers chargerent sur leur dos, & emporterent chez eux, laissans aux autres le corps du trespassé. Voila l’interpretation que Cleanthes y donna : tesmoignant par là que celles qui n’ont point de voix, ne laissent pas d’avoir prattique & communication mutuelle ; de laquelle c’est nostre deffaut que nous ne soyons participans ; & nous meslons à cette cause sottement d’en opiner. Or elles produisent encores d’autres effects, qui surpassent de bien loing nostre capacité, ausquels il s’en faut tant que nous puissions arriver par imitation, que par imagination mesme nous ne les pouvons concevoir. Plusieurs tiennent qu’en cette grande & derniere battaille navale qu’Antonius perdit contre Auguste, sa galere capitainesse fut arrestee au milieu de sa course, par ce petit poisson, que les Latins nomment remora, à cause de cette sienne proprieté d’arrester toute sorte de vaisseaux, ausquels il s’attache. Et l’Empereur Caligula vogant avec une grande flotte en la coste de la Romanie, sa seule galere fut arrestee tout court, par ce mesme poisson ; lequel il fit prendre attaché comme il estoit au bas de son vaisseau, tout despit dequoy un si petit animal pouvoit forcer & la mer & les vents, & la violence de tous ses avirons, pour estre seulement attaché par le bec à sa galere (car c’est un poisson à coquille) & s’estonna encore non sans grande raison, de ce que luy estant apporté dans le batteau, il n’avoit plus cette force, qu’il avoit au dehors. Un citoyen de Cyzique acquit jadis reputation de bon Mathematicien, pour avoir appris la condition de l’herisson. Il a sa tasniere ouverte à divers endroits & à divers vents ; & prevoyant le vent advenir, il va boucher le trou du costé de ce vent-là ; ce que remerquant ce citoyen, apportoit en sa ville certaines predictions du vent, qui avoit à tirer. Le cameleon prend la couleur du lieu, où il est assis : mais le poulpe se donne luy-mesme la couleur qu’il luy plaist, selon les occasions, pour se cacher de ce qu’il craind, & attrapper ce qu’il cherche : Au cameleon c’est changement de passion, mais au poulpe c’est changement d’action. Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, & autres passions, qui alterent le teint de nostre visage ; mais c’est par l’effect de la souffrance, comme au cameleon. Il est bien en la jaunisse de nous faire jaunir, mais il n’est pas en la disposition de nostre volonté. Or ces effects que nous reconnoissons aux autres animaux, plus grands que les nostres, tesmoignent en eux quelque faculté plus excellente, qui nous est occulte ; comme il est vray-semblable que sont plusieurs autres de leurs conditions & puissances, desquelles nulles apparances ne viennent jusques à nous. De toutes les predictions du temps passé, les plus anciennes & plus certaines estoyent celles qui se tiroient du vol des oyseaux. Nous n’avons rien de pareil ny de si admirable. Cette regle, cet ordre du bransler de leur aisle, par lequel on tire des consequences des choses à venir, il faut bien qu’il soit conduit par quelque excellent moyen à une si noble operation. car c’est prester à la lettre, d’aller attribuant ce grand effect, à quelque ordonnance naturelle, sans l’intelligence, consentement, & discours, de qui le produit : & est une opinion evidemment faulse. Qu’il soit ainsi : La torpille a cette condition, non seulement d’endormir les membres qui la touchent, mais au travers des filets, & de la scene, elle transmet une pesanteur endormie aux mains de ceux qui la remuent & manient : voire dit-on d’avantage, que si on verse de l’eau dessus, on sent cette passion qui gaigne contremont jusques à la main, & endort l’attouchement au travers de l’eau. Cette force est merveilleuse : mais elle n’est pas inutile à la torpille : elle la sent & s’en sert ; de maniere que pour attraper la proye qu’elle queste, on la void se tapir soubs le limon, afin que les autres poissons se coulans par dessus, frappez & endormis de cette sienne froideur, tombent en sa puissance. Les grues, les arondeles, & autres oyseaux passagers, changeans de demeure selon les saisons de l’an, montrent assez la connoissance qu’elles ont de leur faculté divinatrice, & la mettent en usage. Les chasseurs nous asseurent, que pour choisir d’un nombre de petits chiens, celuy qu’on doit conserver pour le meilleur, il ne faut que mettre la mere au propre de le choisir elle mesme ; comme si on les emporte hors de leur giste, le premier qu’elle y rapportera, sera tousjours le meilleur : ou bien si on fait semblant d’entourner de feu le giste, de toutes parts, celuy des petits, au secours duquel elle courra premierement. Par où il appert qu’elles ont un usage de prognostique que nous n’avons pas : où qu’elles ont quelque vertu à juger de leurs petits, autre & plus vive que la nostre. La maniere de naistre, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre & mourir des bestes, estant si voisine de la nostre, tout ce que nous retranchons de leurs causes motrices, & que nous adjoustons à nostre condition au dessus de la leur, cela ne peut aucunement partir du discours de nostre raison. Pour reglement de nostre santé, les medecins nous proposent l’exemple du vivre des bestes, & leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :

Tenez chaulds les pieds & la teste,
Au demeurant vivez en beste.

La generation est la principale des actions naturelles : nous avons quelque disposition de membres, qui nous est plus propre à cela : toutesfois ils nous ordonnent de nous ranger à l’assiette & disposition brutale, comme plus effectuelle :

more ferarum,
Quadrupedúmque magis ritu, plerumque putantur
Concipere vxores : quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.

Et rejettent comme nuisibles ces mouvements indiscrets, & insolents, que les femmes y ont meslé de leur creu ; les ramenant à l’exemple & usage des bestes de leur sexe, plus modeste & rassis.

Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipsa viri Venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Eiicit enim sulci recta regione uiáque
Vomerem, atque locis auertit seminis ictum.

Si c’est justice de rendre à chacun ce qui luy est deu, les bestes qui servent, ayment & deffendent leurs bien-faicteurs, & qui poursuyvent & outragent les estrangers & ceux qui les offensent, elles representent en cela quelque air de nostre justice : comme aussi en conservant une equalité tres-equitable en la dispensation de leurs biens à leurs petits. Quant à l’amitié, elles l’ont sans comparaison plus vive & plus constante, que n’ont pas les hommes. Hyrcanus le chien du Roy Lysimachus, son maistre mort, demeura obstiné sus son lict, sans vouloir boire ne manger : & le jour qu’on en brusla le corps, il print sa course, & se jetta dans le feu, où il fut bruslé. Comme fit aussi le chien d’un nommé Pyrrhus ; car il ne bougea de dessus le lict de son maistre, depuis qu’il fut mort : & quand on l’emporta, il se laissa enlever quant & luy, & finalement se lança dans le buscher où on brusloit le corps de son maistre. Il y a certaines inclinations d’affection, qui naissent quelquefois en nous, sans le conseil de la raison, qui viennent d’une temerité fortuite, que d’autres nomment sympathie : les bestes en sont capables comme nous. Nous voyons les chevaux prendre certaine accointance des uns aux autres, jusques à nous mettre en peine pour les faire vivre ou voyager separement : On les void appliquer leur affection à certain poil de leurs compagnons, comme à certain visage : & où ils le rencontrent, s’y joindre incontinent avec feste & demonstration de bien-vueillance ; & prendre quelque autre forme à contre-cœur & en haine. Les animaux ont choix comme nous, en leurs amours : & font quelque triage de leurs femelles. Ils ne sont pas exempts de nos jalousies & d’envies extremes & irreconciliables. Les cupiditez sont ou naturelles & necessaires, comme le boire & le manger ; ou naturelles & non necessaires, comme l’accointance des femelles ; ou elles ne sont ny naturelles ny necessaires : de cette derniere sorte sont quasi toutes celles des hommes : elles sont toutes superfluës & artificielles : Car c’est merveille combien peu il faut à nature pour se contenter, combien peu elle nous a laissé à desirer : Les apprests à nos cuisines ne touchent pas son ordonnance. Les Stoiciens disent qu’un homme auroit dequoy se substanter d’une olive par jour. La delicatesse de nos vins, n’est pas de sa leçon, ny la recharge que nous adjoustons aux appetits amoureux :

neque illa
Magno prognatum deposcit consule cunnum.

Ces cupiditez estrangeres, que l’ignorance du bien, & une faulce opinion ont coulees en nous, ont en si grand nombre, qu’elles chassent presque toutes les naturelles : Ny plus ny moins que si en une cité, il y avoit si grand nombre d’estrangers, qu’ils en missent hors les naturels habitans, ou esteignissent leur authorité & puissance ancienne, l’usurpant entierement, & s’en saisissant. Les animaux sont beaucoup plus reglez que nous ne sommes, & se contiennent avec plus de moderation soubs les limites que nature nous a prescripts : Mais non pas si exactement, qu’ils n’ayent encore quelque convenance à nostre desbauche. Et tout ainsi comme il s’est trouvé des desirs furieux, qui ont poussé les hommes à l’amour des bestes, elles se trouvent aussi par fois esprises de nostre amour, & reçoivent des affections monstrueuses d’une espece à autre : Tesmoin l’elephant corrival d’Aristophanes le grammairien, en l’amour d’une jeune bouquetiere en la ville d’Alexandrie, qui ne luy cedoit en rien aux offices d’un poursuyvant bien passionné : car se promenant par le marché, où lon vendoit des fruicts, il en prenoit avec sa trompe, & les luy portoit : il ne la perdoit de veue, que le moins qu’il luy estoit possible ; & luy mettoit quelquefois la trompe dans le sein par dessoubs son collet, & luy tastoit les tettins. Ils recitent aussi d’un dragon amoureux d’une fille ; & d’une oye esprise de l’amour d’un enfant, en la ville d’Asope ; & d’un belier serviteur de la menestriere Glaucia : & il se void tous les jours des magots furieusement espris de l’amour des femmes. On void aussi certains animaux s’addonner à l’amour des masles de leur sexe. Oppianus & autres recitent quelques exemples, pour montrer la reverence que les bestes en leurs mariages portent à la parenté ; mais l’experience nous fait bien souvent voir le contraire ;

nec habetur turpe iuuencæ
Ferre patrem tergo : fit equo sua filia coniux :
Quásque creauit, init pecudes caper : ipsáque cuius
Semine concepta est, ex illo concipit ales.

De subtilité malitieuse, en est-il une plus expresse que celle du mulet du philosophe Thales ? lequel passant au travers d’une riviere chargé de sel, & de fortune y estant bronché, si que les sacs qu’il portoit en furent tous mouillez, s’estant apperçeu que le sel fondu par ce moyen, luy avoit rendu sa charge plus legere, ne failloit jamais aussi tost qu’il rencontroit quelque ruisseau, de se plonger dedans avec sa charge, jusques à ce que son maistre descouvrant sa malice, ordonna qu’on le chargeast de laine, à quoy se trouvant mesconté, il cessa de plus user de cette finesse. Il y en a plusieurs qui representent naïfvement le visage de nostre avarice ; car on leur void un soin extreme de surprendre tout ce qu’elles peuvent, & de le curieusement cacher, quoy qu’elles n’en tirent point usage. Quant à la mesnagerie, elles nous surpassent non seulement en cette prevoyance d’amasser & espargner pour le temps à venir, mais elles ont encore beaucoup de parties de la science, qui y est necessaire. Les fourmis estendent au dehors de l’aire leurs grains & semences pour les esventer, refreschir & secher, quand ils voyent qu’ils commencent à se moisir & à se sentir le rance, de peur qu’ils ne se corrompent & pourrissent. Mais la caution & prevention dont ils usent à ronger le grain de froment, surpasse toute imagination de prudence humaine : Par ce que le froment ne demeure pas tousjours sec ny sain, ains s’amolit, se resoult & destrempe comme en laict, s’acheminant à germer & produire : de peur qu’il ne devienne semence, & perde sa nature & proprieté de magasin pour leur nourriture, ils rongent le bout, par le germe a coustume de sortir. Quant à la guerre, qui est la plus grande & pompeuse des actions humaines, je sçaurois volontiers, si nous nous en voulons servir pour argument de quelque prerogative, ou au rebours pour tesmoignage de nostre imbecillité & imperfection : comme de vray, la science de nous entre-deffaire & entretuer, de ruiner & perdre nostre propre espece, il semble qu’elle n’a pas beaucoup dequoy se faire desirer aux bestes qui ne l’ont pas.

quando leoni
Fortior eripuit uitam leo, quo nemore unquam
Expirauit aper maioris dentibus apri?

Mais elles n’en sont pas universellement exemptes pourtant : tesmoing les furieuses rencontres des mouches à miel, & les entreprinses des Princes des deux armees contraires :

sæpe duobus
Regibus inceßit magno discordia motu,
Continuóque animos uulgi & trepidantia bello
Corda licet longè præsciscere.

Je ne voy jamais cette divine description, qu’il ne m’y semble lire peinte l’ineptie & vanité humaine. Car ces mouvemens guerriers, qui nous ravissent de leur horreur & espouvantement, cette tempeste de sons & de cris :

Fulgur ubi ad cælum se tollit, totáque circum
Ære renidescit tellus, subtérque uirum ui
Excitur pedibus sonitus, clamoréque montes
Icti reiectant uoces ad sidera mundi.

cette effroyable ordonnance de tant de milliers d’hommes armez, tant de fureur, d’ardeur, & de courage, il est plaisant à considerer par combien vaines occasions elle est agitee, & par combien legeres occasions esteinte.

Paridis propter narratur amorem
Græcia Barbariæ diro collisa duello.

Toute l’Asie se perdit & se consomma en guerres pour le macquerellage de Paris. L’envie d’un seul homme, un despit, un plaisir, une jalousie domestique, causes qui ne devroient pas esmouvoir deux harangeres à s’esgratigner, c’est l’ame & le mouvement de tout ce grand trouble. Voulons nous en croire ceux mesmes qui en sont les principaux autheurs & motifs ? Oyons le plus grand, le plus victorieux Empereur, & le plus puissant qui fust onques, se jouant & mettant en risee tres-plaisamment & tres-ingenieusement, plusieurs batailles hazardees & par mer & par terre, le sang & la vie de cinq cens mille hommes qui suivirent sa fortune, & les forces & richesses des deux parties du monde espuisees pour le service de ses entreprises :

Quòd futuit Glaphyran Antonius, hanc mihi pœnam
Fuluia constituit, se quoque uti futuam.
Fuluiam ego ut futuam ? quid si me Manius oret
Pædicem, faciam ? non puto, si sapiam.
Aut futue, aut pugnemus, ait : quid si mihi uita
Charior est ipsa mentula ? signa canant.

(J’use en liberté de conscience de mon Latin, avecq le congé, que vous m’en avez donné.) Or ce grand corps a tant de visages & de mouvemens, qui semblent menasser le ciel & la terre :

Quàm multi Lybico uoluuntur marmore fluctus,
Sæuus ubi Orion hybernis conditur undis :
Vel cùm sole nouo densæ torrentur aristæ,
Aut Hermi campo, aut Liciæ flauentibus aruis,
Scuta sonant, pulsúque pedum tremit excita tellus.

ce furieux monstre, à tant de bras & à tant de testes, c’est tousjours l’homme, foible, calamiteux, & miserable. Ce n’est qu’une formilliere esmeue & eschaufee,

It nigrum campis agmen :

un souffle de vent contraire, le croassement d’un vol de corbeaux, le faux pas d’un cheval ; le passage fortuite d’un aigle ; un songe, une voix, un signe, une brouee matiniere, suffisent à le renverser & porter par terre. Donnez luy seulement d’un rayon de Soleil par le visage, le voila fondu & esvanouy : qu’on luy esvente seulement un peu de poussiere aux yeux, comme aux mouches à miel de nostre Poete, voila toutes nos enseignes, nos legions, & le grand Pompeius mesmes à leur teste, rompu & fracassé : car ce fut luy, ce me semble, que Sertorius battit en Espagne à tout ces belles armes, qui ont aussi servy à Eumenes contre Antigonus, à Surena contre Crassus :

Hi motus animorum, atque hæc certamina tanta
Pulueris exigui iactu compressa quiescent.

Qu’on descouple mesmes de nos mouches apres, elles auront & la force & le courage de le dissiper. De fresche memoire, les Portugais assiegeans la ville de Tamly, au territoire de Xiatine, les habitans d’icelle, porterent sur la muraille quantité de ruches, dequoy ils sont riches. Et avec du feu chasserent les abeilles si vivement sur leurs ennemis, qu’ils abandonnerent leur entreprinse, ne pouvants soustenir leurs assauts & piqueures. Ainsi demeura la liberté de leur ville, à ce nouveau secours : avec telle fortune, qu’au retour du combat, il ne s’en trouva une seule à dire. Les ames des Empereurs & des savatiers sont jettees à mesme moule. Considerant l’importance des actions des Princes & leur poids, nous nous persuadons qu’elles soient produictes par quelques causes aussi poisantes & importantes. Nous nous trompons : ils sont menez & ramenez en leurs mouvemens, par les mesmes ressors, que nous sommes aux nostres. La mesme raison qui nous fait tanser avec un voisin, dresse entre les Princes une guerre : la mesme raison qui nous faict fouetter un laquais, tombant en un Roy, luy fait ruiner une Province. Ils veulent aussi legerement que nous, mais ils peuvent plus. Pareils appetits agitent un ciron & un elephant. Quant à la fidelité, il n’est animal au monde traistre au prix de l’homme. Nos histoires racontent la vifve poursuitte que certains chiens ont fait de la mort de leurs maistres. Le Roy Pyrrhus ayant rencontré un chien qui gardoit un homme mort, & ayant entendu qu’il y avoit trois jours qu’il faisoit cet office, commanda qu’on enterrast ce corps, & mena ce chien quant & luy. Un jour qu’il assistoit aux montres generales de son armee, ce chien appercevant les meurtriers de son maistre, leur courut sus, avec grans aboys & aspreté de courroux, & par ce premier indice achemina la vengeance de ce meurtre, qui en fut faite bien tost apres par la voye de la justice. Autant en fit le chien du sage Hesiode, ayant convaincu les enfans de Ganistor Naupactien, du meurtre commis en la personne de son maistre. Un autre chien estant à la garde d’un temple à Athenes, ayant apperceu un larron sacrilege qui emportoit les plus beaux joyaux, se mit à abbayer contre luy tant qu’il peut : mais les marguillers ne s’estans point esveillez pour cela, il se meit à le suivre, & le jour estant venu, se tint un peu plus esloigné de luy, sans le perdre jamais de veue : s’il luy offroit à manger, il n’en vouloit pas, & aux autres passans qu’il rencontroit en son chemin, il leur faisoit feste de la queue, & prenoit de leurs mains ce qu’ils luy donnoient à manger : si son larron s’arrestoit pour dormir, il s’arrestoit quant & quant au lieu mesmes. La nouvelle de ce chien estant venue aux marguillers de cette Eglise, ils se mirent à le suivre à la trace, s’enquerans des nouvelles du poil de ce chien, & en fin le rencontrerent en la ville de Cromyon, & le larron aussi, qu’ils ramenerent en la ville d’Athenes, où il fut puny. Et les juges en reconnoissance de ce bon office, ordonnerent du public certaine mesure de bled pour nourrir le chien, & aux prestres d’en avoir soin. Plutarque tesmoigne cette histoire, comme chose tres-averee & advenue en son siecle. Quant à la gratitude (car il me semble que nous avons besoing de mettre ce mot en credit) ce seul exemple y suffira, qu’Appion recite comme en ayant esté luy mesme spectateur. Un jour, dit-il, qu’on donnoit à Rome au peuple le plaisir du combat de plusieurs bestes estranges, & principalement de Lyons de grandeur inusitee, il y en avoit un entre autres, qui par son port furieux, par la force & grosseur de ses membres, & un rugissement hautain & espouvantable, attiroit à soy la veue de toute l’assistance. Entre les autres esclaves, qui furent presentez au peuple en ce combat des bestes, fut un Androdus de Dace, qui estoit à un Seigneur Romain, de qualité consulaire. Ce Lyon l’ayant apperceu de loing, s’arresta premierement tout court, comme estant entré en admiration, & puis s’approcha tout doucement d’une façon molle & paisible, comme pour entrer en reconnoissance avec luy. Cela faict, & s’estant asseuré de ce qu’il cherchoit, il commença à battre de la queue à la mode des chiens qui flattent leur maistre, & à baiser, & lescher les mains & les cuisses de ce pauvre miserable, tout transi d’effroy & hors de soy. Androdus ayant repris ses esprits par la benignité de ce Lyon, & r’asseuré sa veue pour le considerer & reconnoistre c’estoit un singulier plaisir de voir les caresses, & les festes qu’ils s’entrefaisoient l’un à l’autre. Dequoy le peuple aiant eslevé des cris de joye, l’Empereur fit appeller cet esclave, pour entendre de luy le moyen d’un si estrange evenement. Il luy recita une histoire nouvelle & admirable. Mon maistre, dit-il, estant Proconsul en Aphrique, je fus contrainct par la cruauté & rigueur qu’il me tenoit, me faisant journellement battre, me desrober de luy, & m’en fuir. Et pour me cacher seurement d’un personnage ayant si grande authorité en la province, je trouvay mon plus court, de gaigner les solitudes & les contrees sablonneuses & inhabitables de ce pays là, resolu, si le moyen de me nourrir venoit à me faillir, de trouver quelque façon de me tuer moy-mesme. Le Soleil estant extremement aspre sur le midy, & les chaleurs insupportables, je m’embatis sur une caverne cachee & inaccessible, & me jettay dedans. Bien tost apres y survint ce Lyon, ayant une patte sanglante & blessee, tout plaintif & gemissant des douleurs qu’il y souffroit : à son arrivee j’eu beaucoup de frayeur, mais luy me voyant mussé dans un coing de sa loge, s’approcha tout doucement de moy, me presentant sa patte offensee, & me la montrant comme pour demander secours : je luy ostay lors un grand escot qu’il y avoit, & m’estant un peu apprivoisé à luy, pressant sa playe en fis sortir l’ordure qui s’y amassoit, l’essuyay, & nettoyay le plus proprement que je peux : Luy se sentant allegé de son mal, & soulagé de cette douleur, se print à reposer, & à dormir, ayant tousjours sa patte entre mes mains. De là en hors luy & moy vesquismes ensemble en cette caverne trois ans entiers de mesmes viandes : car des bestes qu’il tuoit à sa chasse, il m’en apportoit les meilleurs endroits, que je faisois cuire au Soleil à faute de feu, & m’en nourrissois. A la longue, m’estant ennuyé de ceste vie brutale & sauvage, comme ce Lyon estoit allé un jour à sa queste accoustumee, je partis de là, & à ma troisiesme journee fus surpris par les soldats, qui me menerent d’Affrique en cette ville à mon maistre, lequel soudain me condamna à mort, & à estre abandonné aux bestes. Or à ce que je voy ce Lyon fut aussi pris bien tost apres, qui m’a à cette heure voulu recompenser du bienfait & guerison qu’il avoit receu de moy. Voila l’histoire qu’Androdus recita à l’Empereur, laquelle il fit aussi entendre de main à main au peuple. Parquoy à la requeste de tous il fut mis en liberté, & absous de cette condemnation, & par ordonnance du peuple luy fut faict present de ce Lyon. Nous voyions depuis, dit Appion, Androdus conduisant ce Lyon à tout une petite laisse, se promenant par les tavernes à Rome, recevoir l’argent qu’on luy donnoit : le Lyon se laisser couvrir des fleurs qu’on luy jettoit, & chacun dire en les rencontrant : Voila le Lyon hoste de l’homme, voila l’homme medecin du Lyon. Nous pleurons souvent la perte des bestes que nous aimons, aussi font elles la nostre.

Post bellator equus positis insignibus Æthon
It lacrymans, guttísque humectat grandibus ora.

Comme aucunes de nos nations ont les femmes en commun, aucunes à chacun la sienne : cela ne se void-il pas aussi entre les bestes, & des mariages mieux gardez que les nostres ? Quant à la societé & confederation qu’elles dressent entre elles pour se liguer ensemble, & s’entre-secourir, il se void des bœufs, des pourceaux, & autres animaux, qu’au cry de celuy que vous offensez, toute la trouppe accourt à son aide, & se rallie pour sa deffense. L’escare, quand il a avalé l’ameçon du pescheur, ses compagnons s’assemblent en foule autour de luy, & rongent la ligne : & si d’aventure il y en a un, qui ait donné dedans la nasse, les autres luy baillent la queue par dehors, & luy la serre tant qu’il peut à belles dents : ils le tirent ainsi au dehors, & l’entrainent. Les barbiers, quand l’un de leurs compagnons est engagé, mettent la ligne contre leur dos, dressans une espine qu’ils ont dentelee comme une scie, à tout laquelle ils la scient & coupent. Quant aux particuliers offices, que nous tirons l’un de l’autre, pour le service de la vie, il s’en void plusieurs pareils exemples parmy elles. Ils tiennent que la baleine ne marche jamais qu’elle n’ait au devant d’elle un petit poisson semblable au goujon de mer, qui s’appelle pour cela la guide : la baleine le suit, se laissant mener & tourner aussi facilement, que le timon fait retourner la navire : & en recompense aussi, au lieu que toute autre chose, soit beste ou vaisseau, qui entre dans l’horrible chaos de la bouche de ce monstre, est incontinent perdu & englouty, ce petit poisson s’y retire en toute seureté, & y dort, & pendant son sommeil la baleine ne bouge : mais aussi tost qu’il sort, elle se met à le suyvre sans cesse : & si de fortune elle l’escarte, elle va errant çà & là, & souvent se froissant contre les rochers, comme un vaisseau qui n’a point de gouvernail. Ce que Plutarque tesmoigne avoir veu en l’Isle d’Anticyre. Il y a une pareille societé entre le petit oyseau qu’on nomme le roytelet, & le crocodile : le roytelet sert de sentinelle à ce grand animal : & si l’Ichneumon son ennemy s’approche pour le combattre, ce petit oyseau, de peur qu’il ne le surprenne endormy, va de son chant & à coup de bec l’esveillant, & l’advertissant de son danger. Il vit des demeurans de ce monstre, qui le reçoit familierement en sa bouche, & luy permet de becqueter dans ses machoüeres, & entre ses dents, & y recueillir les morceaux de chair qui y sont demeurez : & s’il veut fermer la bouche, il l’advertit premierement d’en sortir en la serrant peu à peu sans l’estreindre & l’offenser. Ceste coquille qu’on nomme la Nacre, vit aussi ainsin avec le Pinnothere, qui est un petit animal de la sorte d’un cancre, luy servant d’huissier & de portier assis à l’ouverture de ceste coquille, qu’il tient continuellement entrebaaillee & ouverte, jusques à ce qu’il y voye entrer quelque petit poisson propre à leur prise : car lors il entre dans la Nacre, & luy va pinsant la chair vive, & la contraint de fermer sa coquille : lors eux deux ensemble mangent la proye enfermee dans leur fort. En la maniere de vivre des tuns, on y remarque une singuliere science des trois parties de la Mathematique. Quant à l’Astrologie, ils l’enseignent à l’homme : car ils s’arrestent au lieu où le solstice d’hyver les surprend, & n’en bougent jusques à l’equinoxe ensuyvant : voyla pourquoy Aristote mesme leur concede volontiers ceste science. Quant à la Geometrie & Arithmetique, ils font tousjours leur bande de figure cubique, carree en tout sens, & en dressent un corps de bataillon, solide, clos, & environné tout à l’entour, à six faces toutes esgalles : puis nagent en ceste ordonnance carree, autant large derriere que devant, de façon que qui en void & compte un rang, il peut aisément nombrer toute la trouppe, d’autant que le nombre de la profondeur est esgal à la largeur, & la largeur, à la longueur. Quant à la magnanimité, il est malaisé de luy donner un visage plus apparent, qu’en ce faict du grand chien, qui fut envoyé des Indes au Roy Alexandre : on luy presenta premierement un cerf pour le combattre, & puis un sanglier, & puis un ours, il n’en fit compte, & ne daigna se remuer de sa place : mais quand il veid un Lyon, il se dressa incontinent sur ses pieds, monstrant manifestement qu’il declaroit celuy-là seul digne d’entrer en combat avecques luy. Touchant la repentance & reconnoissance des fautes, on recite d’un Elephant, lequel ayant tué son gouverneur par impetuosité de cholere, en print un dueil si extreme, qu’il ne voulut oncques puis manger, & se laissa mourir. Quant à la clemence, on recite d’un tigre, la plus inhumaine beste de toutes, que luy ayant esté baillé un chevreau, il souffrit deux jours la faim avant que de le vouloir offenser, & le troisiesme il brisa la cage où il estoit enfermé, pour aller chercher autre pasture, ne se voulant prendre au chevreau, son familier & son hoste. Et quant aux droicts de la familiarité & convenance, qui se dresse par la conversation, il nous advient ordinairement d’apprivoiser des chats, des chiens, & des lievres ensemble : Mais ce que l’experience apprend à ceux qui voyagent par mer, & notamment en la mer de Sicile, de la condition des halcyons, surpasse toute humaine cogitation. De quelle espece d’animaux a jamais nature tant honoré les couches, la naissance, & l’enfantement ? car les Poëtes disent bien qu’une seule isle de Delos, estant au paravant vagante, fut affermie pour le service de l’enfantement de Latone : mais Dieu a voulu que toute la mer fust arrestée, affermie & applanie, sans vagues, sans vents & sans pluye, cependant que l’halcyon fait ses petits, qui est justement environ le Solstice, le plus court jour de l’an : & par son privilege nous avons sept jours & sept nuicts, au fin cœur de l’hyver, que nous pouvons naviguer sans danger. Leurs femelles ne reconnoissent autre masle que le leur propre, l’assistent toute leur vie sans jamais l’abandonner : s’il vient à estre debile & cassé, elles le chargent sur leurs espaules, le portent par tout, & le servent jusques à la mort. Mais aucune suffisance n’a encores peu atteindre à la connoissance de ceste merveilleuse fabrique, dequoy l’halcyon compose le nid pour ses petits, ny en deviner la matiere. Plutarque, qui en a veu & manié plusieurs, pense que ce soit des arestes de quelque poisson qu’elle conjoinct & lie ensemble, les entrelassant les unes de long, les autres de travers, & adjoustant des courbes & des arrondissemens, tellement qu’en fin elle en forme un vaisseau rond prest à voguer : puis quand elle a parachevé de le construire, elle le porte au batement du flot marin, là où la mer le battant tout doucement, luy enseigne à radouber ce qui n’est pas bien lié, & à mieux fortifier aux endroits où elle void que sa structure se desment, & se lasche pour les coups de mer : & au contraire ce qui est bien joinct, le batement de la mer le vous estreinct, & vous le serre de sorte, qu’il ne se peut ny rompre ny dissoudre, ou endommager à coups de pierre, ny de fer, si ce n’est à toute peine. Et ce qui plus est à admirer, c’est la proportion & figure de la concavité du dedans : car elle est composée & proportionnée de maniere qu’elle ne peut recevoir ny admettre autre chose, que l’oiseau qui l’a bastie : car à toute autre chose, elle est impenetrable, close, & fermée, tellement qu’il n’y peut rien entrer, non pas l’eau de la mer seulement. Voyla une description bien claire de ce bastiment & empruntée de bon lieu : toutesfois il me semble qu’elle ne nous esclaircit pas encor suffisamment la difficulté de ceste architecture. Or de quelle vanité nous peut-il partir, de loger au dessouz de nous, & d’interpreter desdaigneusement les effects que nous ne pouvons imiter ny comprendre ? Pour suyvre encore un peu plus loing ceste equalité & correspondance de nous aux bestes, le privilege dequoy nostre ame se glorifie, de ramener à sa condition, tout ce qu’elle conçoit, de despouiller de qualitez mortelles & corporelles, tout ce qui vient à elle, de renger les choses qu’elle estime dignes de son accointance, à desvestir & despouiller leurs conditions corruptibles, & leur faire laisser à part, comme vestements superflus & viles, l’espesseur, la longueur, la profondeur, le poids, la couleur, l’odeur, l’aspreté, la polisseure, la dureté, la mollesse, & tous accidents sensibles, pour les accommoder à sa condition immortelle & spirituelle : de maniere que Rome & Paris, que j’ay en l’ame, Paris que j’imagine, je l’imagine & le comprens, sans grandeur & sans lieu, sans pierre, sans plastre, & sans bois : ce mesme privilege, dis-je, semble estre bien evidemment aux bestes : Car un cheval accoustumé aux trompettes, aux harquebusades, & aux combats, que nous voyons tremousser & fremir en dormant, estendu sur sa litiere, comme s’il estoit en la meslée, il est certain qu’il conçoit en son ame un son de tabourin sans bruict, une armée sans armes & sans corps.

Quippe uidebis equos fortes, cùm membra iacebunt
In somnis, sudare tamen, spiraréque sæpe,
Et quasi de palma summas contendere uires.

Ce lievre qu’un levrier imagine en songe, apres lequel nous le voyons haleter en dormant, alonger la queuë, secoüer les jarrets, & representer parfaictement les mouvemens de sa course : c’est un lievre sans poil & sans os.

Venantúmque canes in molli sæpe quiete,
Iactant crura tamen subitò, uocésque repente
Mittunt, & crebas reducunt naribus auras,
Vt uestigia si teneant inuenta ferarum :
Experge factíque, sequuntur inania sæpe
Ceruorum simulacra, fugæ quasi dedita cernant :
Donec discußis redeant erroribus ad se.

Les chiens de garde, que nous voyons souvent gronder en songeant, & puis japper tout à faict, & s’esveiller en sursaut, comme s’ils appercevoient quelque estranger arriver ; cet estranger que leur ame void, c’est un homme spirituel, & imperceptible, sans dimension, sans couleur, & sans estre :

Consueta domi catulorum blanda propago
Degere, sæpe leuem ex oculis uolucrémque soporem
Discutere, & corpus de terra corripere instant,
Proinde quasi ignotas facies atque ora tueantur.

Quant à la beauté du corps, avant passer outre, il me faudroit sçavoir si nous sommes d’accord de sa description : Il est vray-semblable que nous ne sçavons guere, que c’est que beauté en nature & en general, puisque à l’humaine & nostre beauté nous donnons tant de formes diverses, de laquelle, s’il y avoit quelque prescription naturelle, nous la reconnoistrions en commun, comme la chaleur du feu. Nous en fantasions les formes à nostre appetit.

Turpis Romano Belgicus ore color.

Les Indes la peignent noire & basannée, aux levres grosses & enflées, au nez plat & large : & chargent de gros anneaux d’or le cartilage d’entre les nazeaux, pour le faire pendre jusques à la bouche ; comme aussi la balievre, de gros cercles enrichis de pierreries, si qu’elle leur tombe sur le menton, & est leur grace de montrer leurs dents jusques au dessouz des racines. Au Peru les plus grandes oreilles sont les plus belles, & les estendent autant qu’ils peuvent par artifice. Et un homme d’aujourd’huy, dit avoir veu en une nation Orientale, ce soing de les agrandir, en tel credit, & de les charger de poisants joyaux, qu’à touts coups il passoit son bras vestu au travers d’un trou d’oreille. Il est ailleurs des nations, qui noircissent les dents avec grand soing, & ont à mespris de les voir blanches : ailleurs ils les teignent de couleur rouge. Non seulement en Basque les femmes se trouvent plus belles la teste rase : mais assez ailleurs ; & qui plus est, en certaines contrées glaciales, comme dit Pline. Les Mexicanes content entre les beautez, la petitesse du front, & où elles se font le poil par tout le reste du corps, elles le nourrissent au front, & peuplent par art : & ont en si grande recommandation la grandeur des tetins, qu’elles affectent de pouvoir donner la mammelle à leurs enfans par dessus l’espaule. Nous formerions ainsi la laideur. Les Italiens la façonnent grosse & massive : les Espagnols vuidée & estrillée : & entre nous, l’un la fait blanche, l’autre brune : l’un molle & delicate, l’autre forte & vigoureuse : qui y demande de la mignardise, & de la douceur, qui de la fierté, & majesté. Tout ainsi que la preferance en beauté, que Platon attribue à la figure spherique, les Epicuriens la donnent à la pyramidale plustost, ou carrée : & ne peuvent avaller un Dieu en forme de boule. Mais quoy qu’il en soit, nature ne nous a non plus privilegiez en cela qu’au demeurant, sur ses loix communes. Et si nous nous jugeons bien, nous trouverons que s’il est quelques animaux moins favorisez en cela que nous, il y en a d’autres, & en grand nombre, qui le sont plus. A multis animalibus decore vincimur : voire des terrestres nos compatriotes. Car quant aux marins, laissant la figure, qui ne peut tomber en proportion, tant elle est autre : en couleur, netteté, polissure, disposition, nous leur cedons assez : & non moins, en toutes qualitez, aux aërées. Et ceste prerogative que les Poëtes font valoir de nostre stature droicte, regardant vers le ciel son origine,

Pronáque cùm spectent animalia cætera terram,
Os homini sublime dedit, cœlúmque videre
Iußit, & erectos ad sydera tollere uultus.

elle est vrayement poëtique : car il y a plusieurs bestioles, qui ont la veuë renversée tout à faict vers le ciel : & l’encoleure des chameaux, & des austruches, je la trouve encore plus relevée & droite que la nostre. Quels animaux n’ont la face au hault, & ne l’ont devant, & ne regardent vis à vis, comme nous : & ne descouvrent en leur juste posture autant du ciel & de la terre que l’homme ? Et quelles qualitez de nostre corporelle constitution en Platon & en Cicero ne peuvent servir à mille sortes de bestes ? Celles qui nous retirent le plus, ce sont les plus laides, & les plus abjectes de toute la bande : car pour l’apparence exterieure & forme du visage, ce sont les magots :

Simia quàm similis, turpißima bestia, nobis !

pour le dedans & parties vitales, c’est le pourceau. Certes quand j’imagine l’homme tout nud (ouy en ce sexe qui semble avoir plus de part à la beauté) ses tares, sa subjection naturelle, & ses imperfections, je trouve que nous avons eu plus de raison que nul autre animal, de nous couvrir. Nous avons esté excusables d’emprunter ceux que nature avoit favorisé en cela plus que nous, pour nous parer de leur beauté, & nous cacher soubs leur despouille, de laine, plume, poil, soye. Remerquons au demeurant, que nous sommes le seul animal, duquel le defaut offense nos propres compagnons, & seuls qui avons à nous desrober en nos actions naturelles, de nostre espece. Vrayement c’est aussi un effect digne de consideration, que les maistres du mestier ordonnent pour remede aux passions amoureuses, l’entiere veuë & libre du corps qu’on recherche : que pour refroidir l’amitié, il ne faille que voir librement ce qu’on ayme.

Ille quòd obscœnas in aperto corpore partes
Viderat, in cursu qui fuit, hæsit amor.

Et encore que cette recepte puisse à l’aventure partir d’une humeur un peu delicate & refroidie : si est-ce un merveilleux signe de nostre defaillance, que l’usage & la connoissance nous dégoute les uns des autres. Ce n’est pas tant pudeur, qu’art & prudence, qui rend nos dames si circonspectes, à nous refuser l’entrée de leurs cabinets, avant qu’elles soient peintes & parées pour la montre publique.

Nec veneres nostras hoc fallit, quò magis ipsæ
Omnia summopere hos uitæ post scenia celant,
Quos retinere uolunt adstrictóque esse in amore.

La où en plusieurs animaux, il n’est rien d’eux que nous n’aimions, & qui ne plaise à nos sens : de façon que de leurs excremens mesmes & de leur descharge, nous tirons non seulement de la friandise au manger : mais nos plus riches ornemens & parfums. Ce discours ne touche que nostre commun ordre, & n’est pas si sacrilege d’y vouloir comprendre ces divines, supernaturelles & extraordinaires beautez, qu’on void par fois reluire entre nous, comme des astres soubs un voile corporel & terrestre. Au demeurant la part mesme que nous faisons aux animaux, des faveurs de nature, par nostre confession, elle leur est bien avantageuse. Nous nous attribuons des biens imaginaires & fantastiques, des biens futurs & absens, desquels l’humaine capacité ne se peut d’elle mesme respondre : ou des biens que nous nous attribuons faulsement, par la licence de nostre opinion, comme la raison, la science & l’honneur : & à eux, nous laissons en partage des biens essentiels, maniables & palpables, la paix, le repos, la securité, l’innocence & la santé : la santé, dis-je, le plus beau & le plus riche present, que nature nous sçache faire. De façon que la Philosophie, voire la Stoïque, ose bien dire qu’Heraclitus & Pherecydes, s’ils eussent peu eschanger leur sagesse avecques la santé, & se delivrer par ce marché, l’un de l’hydropisie, l’autre de la maladie pediculaire qui le pressoit, ils eussent bien faict. Par où ils donnent encore plus grand prix à la sagesse, la comparant & contrepoisant à la santé, qu’ils ne font en cette autre proposition, qui est aussi des leurs. Ils disent que si Circé eust presenté à Ulysses deux breuvages, l’un pour faire devenir un homme de fol sage, l’autre de sage fol, qu’Ulysses eust deu plustost accepter celuy de la folie, que de consentir que Circé eust changé sa figure humaine en celle d’une beste : Et disent que la sagesse mesme eust parlé à luy en cette maniere : Quitte moy, laisse moy là, plustost que de me loger soubz la figure & corps d’un asne. Comment ? cette grande & divine sapience, les Philosophes la quittent donc, pour ce voile corporel & terrestre ? Ce n’est donc plus par la raison, par le discours, & par l’ame, que nous excellons sur les bestes : c’est par nostre beauté, nostre beau teint, & nostre belle disposition de membres, pour laquelle il nous faut mettre nostre intelligence, nostre prudence, & tout le reste à l’abandon. Or j’accepte cette naïfve & franche confession : Certes ils ont conneu que ces parties-là, dequoy nous faisons tant de feste, ce n’est que vaine fantasie. Quand les bestes auroient donc toute la vertu, la science, la sagesse & suffisance Stoïque, ce seroyent tousjours des bestes : ny ne seroyent comparables à un homme miserable, meschant & insensé. Car en fin tout ce qui n’est comme nous sommes, n’est rien qui vaille : Et Dieu pour se faire valoir, il faut qu’il y retire, comme nous dirons tantost. Par où il appert que ce n’est par vray discours, mais par une fierté folle & opiniastreté, que nous nous preferons aux autres animaux, & nous sequestrons de leur condition & societé. Mais pour revenir à mon propos, nous avons pour nostre part, l’inconstance, l’irresolution, l’incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses à venir ; voire apres nostre vie, l’ambition, l’avarice, la jalousie, l’envie, les appetits desreglez, forcenez & indomptables, la guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction, & la curiosité. Certes nous avons estrangement surpayé ce beau discours, dequoy nous nous glorifions, & cette capacité de juger & connoistre, si nous l’avons achetée au prix de ce nombre infiny des passions, ausquelles nous sommes incessamment en prinse. S’il ne nous plaist de faire encore valoir, comme fait bien Socrates, cette notable prerogative sur les bestes, que où nature leur a prescript certaines saisons & limites à la volupté Venerienne, elle nous en a lasché la bride à toutes heures & occasions. Vt vinum ægrotis, quia prodest rarò, nocet sæpißimè, melius est non adhibere omnino, quàm, spe dubiæ salutis in apertam perniciem incurrere : Sic, haud scio, an melius fuerit humano generi motum istum celerem, cogitationis acumen, solertiam, quam rationem vocamus, quoniam pestifera sint multis, admodum paucis salutaria, non dari omnino, quam tam munificè & tam largè dari. De quel fruit pouvons nous estimer avoir esté à Varro & Aristote, ceste intelligence de tant de choses ? Les a elle exemptez des incommoditez humaines ? ont-ils esté deschargez des accidents qui pressent un crocheteur ? ont-ils tiré de la Logique quelque consolation à la goute ? pour avoir sçeu comme cette humeur se loge aux jointures, l’en ont ils moins sentie ? sont-ils entrez en composition de la mort, pour sçavoir qu’aucunes nations s’en resjouyssent : & du cocuage, pour sçavoir les femmes estre communes en quelque region ? Au rebours, ayans tenu le premier rang en sçavoir, l’un entre les Romains, l’autre, entre les Grecs, & en la saison où la science fleurissoit le plus, nous n’avons pas pourtant appris qu’ils ayent eu aucune particuliere excellence en leur vie : voire le Grec a assez affaire à se descharger d’aucunes tasches notables en la sienne. A on trouvé que la volupté & la santé soyent plus savoureuses à celuy qui sçait l’Astrologie, & la Grammaire :

Illiterati num minus nerui rigent ?

& la honte & pauvreté moins importunes ?

Scilicet & morbis & debilitate carebis,
Et luctum & curam effugies, & tempora vitæ
Longa tibi post hæc fato meliore dabuntur.

J’ay veu en mon temps, cent artisans, cent laboureurs, plus sages & plus heureux que des Recteurs de l’université : & lesquels j’aymerois mieux ressembler. La doctrine, ce m’est advis, tient rang entre les choses necessaires à la vie, comme la gloire, la noblesse, la dignité, ou pour le plus comme la richesse, & telles autres qualitez qui y servent voirement : mais de loing, & plus par fantasie que par nature. Il ne nous faut guere non plus d’offices, de reigles, & de loix de vivre, en nostre communauté, qu’il en faut aux grües & formis en la leur. Et neantmoins nous voyons qu’elles s’y conduisent tres ordonnément, sans erudition. Si l’homme estoit sage, il prendroit le vray prix de chasque chose, selon qu’elle seroit la plus utile & propre à sa vie. Qui nous contera par nos actions & deportemens, il s’en trouvera plus grand nombre d’excellens entre les ignorans, qu’entre les sçavans : je dy en toute sorte de vertu. La vieille Rome me semble en avoir bien porté de plus grande valeur, & pour la paix, & pour la guerre, que cette Rome sçavante, qui se ruyna soy-mesme. Quand le demeurant seroit tout pareil, au moins la preud’hommie & l’innocence demeureroient du costé de l’ancienne : car elle loge singulierement bien avec la simplicité. Mais je laisse ce discours, qui me tireroit plus loing, que je ne voudrois suyvre. J’en diray seulement encore cela, que c’est la seule humilité & submission, qui peut effectuer un homme de bien. Il ne faut pas laisser au jugement de chacun la connoissance de son devoir : il le luy faut prescrire, non pas le laisser choisir à son discours : autrement selon l’imbecillité & varieté infinie de nos raisons & opinions, nous nous forgerions en fin des devoirs, qui nous mettroient à nous manger les uns les autres, comme dit Epicurus. La premiere loy, que Dieu donna jamais à l’homme, ce fut une loy de pure obeyssance : ce fut un commandement, nud & simple où l’homme n’eust rien à connoistre & à causer, d’autant que l’obeyr est le propre office d’une ame raisonnable, reconnoissant un celeste, superieur & bien-facteur. De l’obeyr & ceder naist toute autre vertu, comme du cuider, tout peché. Et au rebours : la premiere tentation qui vint à l’humaine nature de la part du diable, sa premiere poison, s’insinua en nous, par les promesses qu’il nous fit de science & de connoissance : Eritis sicut dii scientes bonum & malum. Et les Sereines, pour piper Ulysse en Homere, & l’attirer en leurs dangereux & ruineux laqs, luy offrent en don la science. La peste de l’homme c’est l’opinion de sçavoir. Voyla pourquoy l’ignorance nous est tant recommandée par nostre religion, comme piece propre à la creance & à l’obeyssance. Cauete, nequis vos decipiat per philosophiam & inanes seductiones, secundum elementa mundi. En cecy y a il une generalle convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l’ame & du corps : Mais où la trouvons nous ?

Ad summum sapiens vno minor est Ioue, diues,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum :
Præcipuè sanus, nisi cùm pituita molesta est.

Il semble à la verité, que nature, pour la consolation de nostre estat miserable & chetif, ne nous ait donné en partage que la presumption. C’est ce que dit Epictete, que l’homme n’a rien proprement sien, que l’usage de ses opinions : Nous n’avons que du vent & de la fumee en partage. Les dieux ont la santé en essence, dit la philosophie, & la maladie en intelligence : l’homme au rebours, possede ses biens par fantasie, les maux en essence. Nous avons eu raison de faire valoir les forces de nostre imagination : car tous nos biens ne sont qu’en songe. Oyez braver ce pauvre & calamiteux animal. Il n’est rien, dit Cicero, si doux que l’occupation des lettres : de ces lettres, dis-je, par le moyen desquelles l’infinité des choses, l’immense grandeur de nature, les cieux en ce monde mesme, & les terres, & les mers nous sont descouvertes : ce sont elles qui nous ont appris la religion, la moderation, la grandeur de courage : & qui ont arraché nostre ame des tenebres, pour luy faire voir toutes choses hautes, basses, premieres, dernieres, & moyennes : ce sont elles qui nous fournissent dequoy bien & heureusement vivre, & nous guident à passer nostre aage sans desplaisir & sans offense. Cestuy-cy ne semble il pas parler de la condition de Dieu tout-vivant & tout puissant ? Et quant à l’effect, mille femmelettes ont vescu au village une vie plus equable, plus douce, & plus constante, que ne fut la sienne.

Deus ille fuit Deus, inclute Memmi,
Qui princeps uitæ rationem inuenit eam, quæ
Nunc appellatur sapientia, quíque per artem
Fluctibus è tantis uitam tantísque tenebris,
In tam tranquillo & tam clara luce locauit.

Voyla des paroles tresmagnifiques & belles : mais un bien leger accident, mit l’entendement de cestuy-cy en pire estat, que celuy du moindre berger : nonobstant ce Dieu precepteur & ceste divine sapience. De mesme impudence est cette promesse du livre de Democritus : Je m’en vay parler de toutes choses. Et ce sot tiltre qu’Aristote nous preste, de Dieux mortels : & ce jugement de Chrysippus, que Dion estoit aussi vertueux que Dieu. Et mon Seneca reconnoist, dit-il, que Dieu luy a donné le vivre : mais qu’il a de soy le bien vivre. Conformement à cet autre, In virtute verè gloriamur : quod non contingeret, si id donum à Deo non à nobis haberemus. Cecy est aussi de Seneca : Que le sage a la fortitude pareille à Dieu : mais en l’humaine foiblesse, par où il le surmonte. Il n’est rien si ordinaire que de rencontrer des traicts de pareille temerité : Il n’y a aucun de nous qui s’offense tant de se voir apparier à Dieu, comme il fait de se voir deprimer au rang des autres animaux : tant nous sommes plus jaloux de nostre interest, que de celuy de nostre createur. Mais il faut mettre aux pieds ceste sotte vanité, & secouer vivement & hardiment les fondemens ridicules, sur quoy ces fausses opinions se bastissent. Tant qu’il pensera avoir quelque moyen & quelque force de soy, jamais l’homme ne reconnoistra ce qu’il doit à son maistre : il fera tousjours de ses œufs poulles, comme on dit : il le faut mettre en chemise. Voyons quelque notable exemple de l’effect de sa philosophie. Possidonius estant pressé d’une si douloureuse maladie, qu’elle luy faisoit tordre les bras, & grincer les dents, pensoit bien faire la figue à la douleur pour s’escrier contre elle : Tu as beau faire, si ne diray-je pas que tu sois mal. Il sent mesmes passions que mon laquays, mais il se brave sur ce qu’il contient aumoins sa langue sous les loix de sa secte. Re succumbere non oportebat verbis gloriantem. Archesilas estant malade de la goutte, Carneades qui le vint visiter, s’en retournoit tout fasché : il le rappella, & luy montrant ses pieds & sa poitrine : Il n’est rien venu de là icy, luy dit-il. Cestuy-cy a un peu meilleure grace : car il sent avoir du mal, & en voudroit estre depestré. Mais de ce mal pourtant son cœur n’en est pas abbatu & affoibly. L’autre se tient en sa roideur, plus, ce crains-je, verbale qu’essentielle. Et Dionysius Heracleotes affligé d’une cuison vehemente des yeux, fut rangé à quitter ces resolutions Stoiques. Mais quand la science feroit par effect ce qu’ils disent, d’emousser & rabattre l’aigreur des infortunes qui nous suyvent, que fait elle, que ce que fait beaucoup plus purement l’ignorance & plus evidemment ? Le philosophe Pyrrho courant en mer le hazard d’une grande tourmente, ne presentoit à ceux qui estoyent avec luy à imiter que la securité d’un porceau, qui voyageoit avecques eux, regardant cette tempeste sans effroy. La philosophie au bout de ses preceptes nous renvoye aux exemples d’un athlete & d’un muletier : ausquels on void ordinairement beaucoup moins de ressentiment de mort, de douleurs, & d’autres inconveniens, & plus de fermeté, que la science n’en fournit onques à aucun, qui n’y fust nay & preparé de soy-mesmes par habitude naturelle. Qui fait qu’on incise & taille les tendres membres d’ un enfant & ceux d’un cheval plus aisement que les nostres, si ce n’est l’ignorance ? Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? Nous en voyons ordinairement se faire saigner, purger, & medeciner pour guerir des maux qu’ils ne sentent qu’en leur discours. Lors que les vrais maux nous faillent, la science nous preste les siens : ceste couleur & ce teint, vous presagent quelque defluxion caterreuse : cette saison chaude vous menasse d’une emotion fievreuse : cette coupeure de la ligne vitale de vostre main gauche, vous advertit de quelque notable & voisine indisposition : Et en fin elle s’en addresse tout detroussement à la santé mesme : Cette allegresse & vigueur de jeunesse, ne peut arrester en une assiete, il luy faut desrober du sang & de la force, de peur qu’elle ne se tourne contre vous mesmes. Comparez la vie d’un homme asservy à telles imaginations, à celle d’un laboureur, se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science & sans prognostique, qui n’a du mal que lors qu’il l’a : où l’autre a souvent la pierre en l’ame avant qu’il l’ait aux reins : comme s’il n’estoit point assez à temps pour souffrir le mal lors qu’il y sera, il l’anticipe par fantasie, & luy court au devant. Ce que je dy de la medecine, se peut tirer par exemple generalement à toute science : De là est venuë ceste ancienne opinion des philosophes, qui logeoient le souverain bien à la reconnoissance de la foiblesse de nostre jugement. Mon ignorance me preste autant d’occasion d’esperance que de crainte : & n’ayant autre regle de ma santé, que celle des exemples d’autruy, & des evenemens que je vois ailleurs en pareille occasion, j’en trouve de toutes sortes : & m’arreste aux comparaisons, qui me sont plus favorables. Je reçois la santé les bras ouverts, libre, plaine, & entiere : & aiguise mon appetit à la jouir, d’autant plus qu’elle m’est à present moins ordinaire & plus rare : tant s’en faut que je trouble son repos & sa douceur, par l’amertume d’une nouvelle & contrainte forme de vivre. Les bestes nous montrent assez combien l’agitation de nostre esprit nous apporte de maladies. Ce qu’on nous dit de ceux du Bresil, qu’ils ne mouroyent que de vieillesse, on l’attribue à la serenité & tranquillité de leur air : je l’attribue plustost à la tranquillité & serenité de leur ame, deschargee de toute passion, pensee & occupation tendue ou desplaisante : comme gents qui passoyent leur vie en une admirable simplicité & ignorance, sans lettres, sans loy, sans Roy, sans relligion quelconque. Et d’où vient ce qu’on trouve par experience, que les plus grossiers & plus lourds sont plus fermes & plus desirables aux executions amoureuses ? & que l’amour d’un muletier se rend souvent plus acceptable, que celle d’un gallant homme ? sinon qu’en cettuy-cy l’agitation de l’ame trouble sa force corporelle, la rompt, & lasse : comme elle lasse aussi & trouble ordinairement soy-mesmes. Qui la desment, qui la jette plus coustumierement à la manie, que sa promptitude, sa pointe, son agilité, & en fin sa force propre ? Dequoy se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse ? Comme des grandes amitiez naissent des grandes inimitiez, des santez vigoreuses les mortelles maladies : ainsi des rares & vifves agitations de noz ames, les plus excellentes manies, & plus detraquees : il n’y a qu’un demy tour de cheville à passer de l’un à l’autre. Aux actions des hommes insensez, nous voyons combien proprement s’advient la folie, avec les plus vigoureuses operations de nostre ame. Qui ne sçait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes elevations d’une esprit libre ; & les effects d’une vertu supreme & extraordinaire ? Platon dit les melancholiques plus disciplinables & excellens : aussi n’en est-il point qui ayent tant de propension à la folie. Infinis esprits se treuvent ruinez par leur propre force & soupplesse. Quel sault vient de prendre de sa propre agitation & allegresse, l’un des plus judicieux, ingenieux & plus formés à l’air de cette antique & pure poësie, qu’autre poëte Italien n’aye de long temps esté ? N’a-il pas dequoy sçavoir gré à cette sienne vivacité meurtriere ? à cette clarté qui l’a aveuglé ? à cette exacte, & tendue apprehension de la raison, qui l’a mis sans raison ? à la curieuse & laborieuse queste des sciences, qui l’a conduit à la bestise ? à cette rare aptitude aux exercices de l’ame, qui l’a rendu sans exercice & sans ame ? J’eu plus de despit encore que de compassion, de le voir à Ferrare en si piteux estat survivant à soy-mesmes, mesconnoissant & soy & ses ouvrages ; lesquels sans son sçeu, & toutesfois à sa veue, on a mis en lumiere incorrigez & informes. Voulez vous un homme sain, le voulez vous reglé, & en ferme & seure posture ? affublez le de tenebres d’oisiveté & de pesanteur. Il nous faut abestir pour nous assagir : & nous esblouir, pour nous guider. Et si on me dit, que la commodité d’avoir l’appetit froid & mousse aux douleurs & aux maux, tire apres soy cette incommodité, de nous rendre aussi par consequent moins aiguz & frians, à la jouyssance des biens & des plaisirs : Cela est vray ; mais la misere de nostre condition porte, que nous n’avons tant à jouyr qu’à fuir, & que l’extreme volupté ne nous touche pas comme une legere douleur : Segnius homines bona quàm mala sentiunt : nous ne sentons point l’entiere santé, comme la moindre des maladies.

pungit
In cute uix summa uiolatum plagula corpus,
Quando ualere nihil quemquam mouet. Hoc iuuat unum,
Quòd me non torquet latus aut pes : cætera quisquam
Vix queat aut sanum sese, aut sentire ualentem.

Nostre bien estre, ce n’est que la privation d’estre mal. Voila pourquoy la secte de philosophie, qui a le plus fait valoir la volupté, encore l’a elle rengee à la seule indolence. Le n’avoir point de mal, c’est le plus avoir de bien, que l’homme puisse esperer : comme disoit Ennius.

Nimium boni est, cui nihil est mali.

Car ce mesme chatouillement & aiguisement, qui se rencontre en certains plaisirs, & semble nous enlever au dessus de la santé simple, & de l’indolence ; cette volupté active, mouvante, & je ne sçay comment cuisante & mordante, celle là mesme, ne vise qu’à l’indolence, comme à son but. L’appetit qui nous ravit à l’accointance des femmes, il ne cherche qu’à chasser la peine que nous apporte le desir ardent & furieux, & ne demande qu’à l’assouvir, & se loger en repos, & en l’exemption de cette fievre. Ainsi des autres. Je dy donc, que si la simplesse nous achemine à point n’avoir de mal, elle nous achemine à un tres-heureux estat selon nostre condition. Si ne la faut-il point imaginer si plombee, qu’elle soit du tout sans sentiment. Car Crantor avoit bien raison de combattre l’indolence d’Epicurus, si on la bastissoit si profonde que l’abort mesme & la naissance des maux en fust à dire. Je ne loue point cette indolence qui n’est ny possible ny desirable. Je suis content de n’estre pas malade : mais si je le suis, je veux sçavoir que je le suis ; & si on me cauterise ou incise, je le veux sentir. De vray, qui desracineroit la connoissance du mal, il extirperoit quand & quand la connoissance de la volupté, & en fin aneantiroit l’homme. Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore. Le mal, est à l’homme bien à son tour. Ny la douleur ne luy est tousjours à fuir, ny la volupté tousjours à suivre. C’est un tres-grand advantage pour l’honneur de l’ignorance, que la science mesme nous rejecte entre ses bras, quand elle se trouve empeschee à nous roidir contre la pesanteur des maux : elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lascher la bride, & donner congé de nous sauver en son giron, & nous mettre sous sa faveur à l’abry des coups & injures de la fortune. Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche de retirer nostre pensee des maux qui nous tiennent, & l’entretenir des voluptez perdues ; & de nous servir pour consolation des maux presens, de la souvenance des biens passez, & d’appeller à nostre secours un contentement esvanouy, pour l’opposer à ce qui nous presse ? Leuationes ægritudinum in auocatione à cogitanda molestia, & reuocatione ad contemplandas voluptates ponit, si ce n’est qu’où la force luy manque, elle veut user de ruse, & donner un tour de soupplesse & de jambe, où la vigueur du corps & des bras vient à luy faillir. Car non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effect l’alteration cuisante d’une fievre chaude, quelle monnoye est-ce, de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec ? Ce seroit plustost luy empirer son marché,

Che ricordar si il ben doppia la noia.

De mesme opinion est cet autre conseil, que la philosophie donne ; de maintenir en la memoire seulement le bon-heur passé, & d’en effacer les desplaisirs que nous avons soufferts ; comme si nous avions en nostre pouvoir la science de l’oubly : & conseil duquel nous valons moins encore un coup.

Suauis est laborum præteritorum memoria.

Comment ? la philosophie qui me doit mettre les armes à la main, pour combattre la fortune ; qui me doit roidir le courage pour fouller aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse, de me faire conniller par ces destours couards & ridicules ? Car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist. Voire il n’est rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance, que le desir de l’oublier : C’est une bonne maniere de donner en garde, & d’empreindre en nostre ame quelque chose, que de la solliciter de la perdre. Et cela est faulx. Est situm in nobis, vt & aduersa quasi perpetua obliuione obruamus, & secunda iucundè & suauiter meminerimus. Et cecy est vray, Memini etiam quæ nolo : obliuisci non possum quæ volo. Et de qui est ce conseil ? de celuy, qui se vnus sapientem profiteri sit ausus.

Qui genus humanum ingenio superauit, & omnes
Præstrinxit stellas, exortus uti ætherius sol.

De vuider & desmunir la memoire, est-ce pas le vray & propre chemin à l’ignorance ?

Iners malorum remedium ignorantia est.

Nous voyons plusieurs pareils preceptes, par lesquels on nous permet d’emprunter du vulgaire des apparences frivoles, où la raison vive & forte ne peut assez : pourveu qu’elles nous servent de contentement & de consolation. Où ils ne peuvent guerir la playe, ils sont contents de l’endormir & pallier. Je croy qu’ils ne me nieront pas cecy, que s’ils pouvoient adjouster de l’ordre, & de la constance, en un estat de vie, qui se maintinst en plaisir & en tranquillité par quelque foiblesse & maladie de jugement, qu’ils ne l’acceptassent :

potare, & spargere flores
Incipiam, patiárque uel inconsultus haberi.

Il se trouveroit plusieurs philosophes de l’advis de Lycas : Cettuy-cy ayant au demeurant ses mœurs bien reglees, vivant doucement & paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son devoir envers les siens & estrangers, se conservant tresbien des choses nuisibles, s’estoit par quelque alteration de sens imprimé en la cervelle une resverie : C’est qu’il pensoit estre perpetuellement aux theatres à y voir des passetemps, des spectacles, & des plus belles comedies du monde. Guery qu’il fut par les medecins, de cette humeur peccante, à peine qu’il ne les mist en procez pour le restablir en la douceur de ces imaginations.

pol me occidistis amici,
Non seruastis, ait, cui sic extorta uoluptas,
Et demptus per uim mentis gratissimus error.

D’une pareille resverie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus, qui se faisoit à croire que tous les navires qui relaschoient du port de Pyree, & y abordoient, ne travailloient que pour son service : se resjouissant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avec joye. Son frere Crito, l’ayant fait remettre en son meilleur sens, il regrettoit cette sorte de condition, en laquelle il avoit vescu en liesse, & deschargé de tout desplaisir. C’est ce que dit ce vers ancien Grec, qu’il y a beaucoup de commodité à n’estre pas si advisé :

Εν τῶ φρονεῖν γὰρ μηδὲν ᾓδιστος βίος.

Et l’Ecclesiaste ; En beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisir : &, Qui acquiert science, s’acquiert du travail & tourment. Cela mesme, à quoy la philosophie consent en general, cette derniere recepte qu’elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est de mettre fin à la vie, que nous ne pouvons supporter. Placet ? pare. Non placet ? quacumque vis exi. Pungit dolor ? vel fodiat sanè : si nudus es, da iugulum : sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, resiste. Et ce mot des Grecs convives qu’ils y appliquent, Aut bibat, aut abeat : Qui sonne plus sortablement en la langue d’un Gascon, qu’en celle de Ciceron, qui change volontiers en V. le B.

Viuere si rectè nescis, decede peritis.
Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti :
Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo
Rideat, & pulset lasciua decentius ætas.

qu’est-ce autre chose qu’une confession de son impuissance ; & un renvoy, non seulement à l’ignorance, pour y estre à couvert, mais à la stupidité mesme, au non sentir, & au non estre ?

Democritum postquàm matura uetustas
Admonuit memorem, motus languescere mentis :
Sponte sua letho caput obuius obtulit ipse.

C’est ce que disoit Antisthenes, qu’il falloit faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre : Et ce que Chrysippus alleguoit sur ce propos du poete Tyrtæus,

De la vertu, ou de mort approcher.

Et Crates disoit, que l’amour se guerissoit par la faim, sinon par le temps : & à qui ces deux moyens ne plairoient, par la hart. Celuy Sextius, duquel Senecque & Plutarque parlent avec si grande recommandation, s’estant jeté, toutes choses laissees, à l’estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif & trop long. Il couroit à la mort, au deffault de la science. Voicy les mots de la loy, sur ce subject : Si d’aventure il survient quelque grand inconvenient qui ne se puisse remedier, le port est prochain : & se peut-on sauver à nage, hors du corps, comme hors d’un esquif qui faict eau : car c’est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché au corps. Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s’en rend aussi plus innocente & meilleure, comme je commençois tantost à dire. Les simples, dit Sainct Paul, & les ignorans, s’eslevent & se saisissent du ciel ; & nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abysmes infernaux. Je ne m’arreste ny à Valentian, ennemy declaré de la science & des lettres, ny à Licinius, tous deux Empereurs Romains, qui les nommoient le venin & la peste de tout estat politique : ny à Mahumet, qui (comme j’ay entendu) interdict la science à ses hommes : mais l’exemple de ce grand Lycurgus & son authorité doit certes avoir grand poids, & la reverence de cette divine police Lacedemonienne, si grande, si admirable, & si long temps fleurissante en vertu & en bon-heur, sans aucune institution ny exercice de lettres. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau qui a esté descouvert du temps de nos peres, par les Espagnols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrat, & sans loy, vivent plus legitimement & plus reglément que les nostres, où il y a plus d’officiers & de loix, qu’il n’y a d’autres hommes, & qu’il n’y a d’actions.

Di cittatorie piene & di libelli,
D’esamine & di carte, di procure
Hanno le mani & il seno, & gran fastelli
Di chiose, di consigli & di letture,
Per cui le faculta de poverelli
Non sono mai ne le citta sicure,
Hanno dietro & dinanzi & d’ambi i lati,
Nota i procuratori & advocati.

C’estoit ce que disoit un Senateur Romain des derniers siecles, que leurs predecesseurs avoient l’haleine puante à l’ail, & l’estomach musqué de bonne conscience : & qu’au rebours, ceux de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans à toute sorte de vices : c’est à dire, comme je pense, qu’ils avoient beaucoup de sçavoir & de suffisance, & grand faute de prud’hommie. L’incivilité, l’ignorance, la simplesse, la rudesse s’accompagnent volontiers de l’innocence : la curiosité, la subtilité, le sçavoir, trainent la malice à leur suitte : l’humilité, la crainte, l’obeissance, la debonnaireté (qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine) demandent une ame vuide, docile & presumant peu de soy. Les Chrestiens ont une particuliere connoissance, combien la curiosité est un mal naturel & originel en l’homme. Le soin de s’augmenter en sagesse & en science, ce fut la premiere ruine du genre humain ; c’est la voye, par où il s’est precipité à la damnation eternelle. L’orgueil est sa perte & sa corruption : c’est l’orgueil qui jette l’homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, & aimer mieux estre chef d’une trouppe errante, & desvoyee, au sentier de perdition, aimer mieux estre regent & precepteur d’erreur & de mensonge, que d’estre disciple en l’eschole de verité, se laissant mener & conduire par la main d’autruy, à la voye battue & droicturiere. C’est à l’advanture ce que dict ce mot Grec ancien, que la superstition suit l’orgueil, & luy obeit comme à son pere : ἠ δεισιδαιμονία καθάπερ πατρὶ τῷ τυφῷ πείθεται. O cuider, combien tu nous empesches ! Apres que Socrates fut adverty, que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le nom de Sage, il en fut estonné : & se recherchant & secouant par tout, n’y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperants, vaillants, sçavants comme luy : & plus eloquents, & plus beaux, & plus utiles au pays. En fin il se resolut, qu’il n’estoit distingué des autres, & n’estoit sage que par ce qu’il ne se tenoit pas tel : & que son Dieu estimoit bestise singuliere à l’homme, l’opinion de science & de sagesse : & que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l’ignorance, & la simplicité sa meilleure sagesse. La saincte Parole declare miserables ceux d’entre nous, qui s’estiment : Bourbe & cendre, leur dit-elle, qu’as-tu à te glorifier ? & ailleurs, Dieu a fait l’homme semblable à l’ombre, de laquelle qui jugera, quand par l’esloignement de la lumiere elle sera esvanouye ? Ce n’est rien que de nous : Il s’en faut tant que nos forces conçoivent la haulteur divine, que des ouvrages de nostre createur, ceux-là portent mieux sa marque, & sont mieux siens, que nous entendons le moins. C’est aux Chrestiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable : Elle est d’autant plus selon raison, qu’elle est contre l’humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle ; & si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singuliere. Melius scitur Deus nesciendo, dit S. Augustin : Et Tacitus, Sanctius est ac reuerentius de actis Deorum credere quàm scire. Et Platon estime qu’il y ait quelque vice d’impieté à trop curieusement s’enquerir & de Dieu, & du monde, & des causes premieres des choses. Atque illum quidem parentem huius vniuersitatis inuenire difficile : &, quum iam inueneris, indicare in vulgus, nefas, dit Ciceron. Nous disons bien puissance, verité, justice : ce sont parolles qui signifient quelque chose de grand : mais cette chose là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu aime.

Immortalia mortali sermone notantes.

Ce sont toutes agitations & esmotions, qui ne peuvent loger en Dieu selon nostre forme, ny nous l’imaginer selon la sienne : c’est à Dieu seul de se connoistre & interpreter ses ouvrages : & le fait en nostre langue, improprement, pour s’avaller & descendre à nous, qui sommes à terre couchez. La prudence comment luy peut elle convenir, qui est l’eslite entre le bien & le mal : veu que nul mal ne le touche ? Quoy la raison & l’intelligence, desquelles nous nous servons pour par les choses obscures arriver aux apparentes : veu qu’il n’y a rien d’obscur à Dieu ? la justice, qui distribue à chacun ce qui luy appartient, engendree pour la societé & communauté des hommes, comment est-elle en Dieu ? La temperance, comment ? qui est la moderation des voluptez corporelles, qui n’ont nulle place en la divinité ? La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, luy appartiennent aussi peu : ces trois choses n’ayans nul accez pres de luy. Parquoy Aristote le tient egallement exempt de vertu & de vice. Neque gratia neque ira teneri potest, quòd quæ talia essent, imbecilla essent omnia. La participation que nous avons à la connoissance de la verité, quelle qu’elle soit, ce n’est point par nos propres forces que nous l’avons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les tesmoings, qu’il a choisi du vulgaire, simples & ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets : Nostre foy ce n’est pas nostre acquest, c’est un pur present de la liberalité d’autruy. Ce n’est pas par discours ou par nostre entendement, que nous avons receu nostre religion, c’est par authorité & par commandement estranger. La foiblesse de nostre jugement nous y aide plus que la force, & nostre aveuglement plus que nostre clair-voyance. C’est par l’entremise de nostre ignorance, plus que de nostre science, que nous sommes sçavants de divin sçavoir. Ce n’est pas merveille, si nos moyens naturels & terrestres ne peuvent concevoir cette connoissance supernaturelle & celeste : apportons y seulement du nostre, l’obeissance & la subjection : car comme il est escrit ; Je destruiray la sapience des sages, & abbatray la prudence des prudens. Où est le sage ? où est l’escrivain ? où est le disputateur de ce siecle ? Dieu n’a-il pas abesty la sapience de ce monde ? Car puis que le monde n’a point conneu Dieu par sapience, il luy a pleu par la vanité de la predication, sauver les croyans. Si me faut-il voir en fin ; s’il est en la puissance de l’homme de trouver ce qu’il cherche : & si cette queste, qu’il y a employé depuis tant de siecles, l’a enrichy de quelque nouvelle force, & de quelque verité solide. Je croy qu’il me confessera, s’il parle en conscience, que tout l’acquest qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à reconnoistre sa foiblesse. L’ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l’avons par longue estude confirmee & averee. Il est advenu aux gens veritablement sçavans, ce qui advient aux espics de bled : ils vont s’eslevant & se haussant la teste droite & fiere, tant qu’ils sont vuides ; mais quand ils sont pleins & grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier & baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayans tout essayé, tout sondé, & n’ayans trouvé en cet amas de science & provision de tant de choses diverses, rien de massif & de ferme, & rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, & reconneu leur condition naturelle. C’est ce que Velleius reproche à Cotta, & à Cicero, qu’ils ont appris de Philo, n’avoir rien appris. Pherecydes, l’un des sept sages, escrivant à Thales, comme il expiroit, J’ay, dit-il, ordonné aux miens, apres qu’ils m’auront enterré, de te porter mes escrits. S’ils contentent & toy & les autres Sages, publie les : sinon, supprime les. Ils ne contiennent nulle certitude qui me satisface à moy-mesme. Aussi ne fay-je pas profession de sçavoir la verité, ny d’y atteindre. J’ouvre les choses plus que je ne les descouvre. Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda ce qu’il sçavoit, respondit, qu’il sçavoit cela, qu’il ne sçavoit rien. Il verifioit ce qu’on dit, que la plus grand part de ce que nous sçavons, est la moindre de celles que nous ignorons : c’est à dire, que ce mesme que nous pensons sçavoir, c’est une piece, & bien petite, de nostre ignorance. Nous sçavons les choses en songe, dit Platon, & les ignorons en verité. Omnes penè veteres nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt : angustos sensus, imbecilles animos, breuia curricula vitæ. Cicero mesme, qui devoit au sçavoir tout son vaillant, Valerius dit, que sur sa vieillesse il commença à desestimer les lettres. Et pendant qu’il les traictoit, c’estoit sans obligation d’aucun party : suivant ce qui luy sembloit probable, tantost en l’une secte, tantost en l’autre : se tenant tousjours sous la dubitation de l’Academie. Dicendum est, sed ita vt nihil affirmem, quæram omnia, dubitans plerumque & mihi diffidens. J’auroy trop beau jeu, si je vouloy considerer l’homme en sa commune façon & en gros : & le pourroy faire pourtant par sa regle propre ; qui juge la verité non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui uigilans stertit,
Mortua cui uita est, propè iam uiuo atque uidenti :

qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plus part de ses facultez naturelles oisives. Je veux prendre l’homme en sa plus haulte assiette. Considerons-le en ce petit nombre d’hommes excellents & triez, qui ayants esté douez d’une belle & particuliere force naturelle, l’ont encore roidie & aiguisee par soin, par estude & par art, & l’ ont montee au plus hault poinct de sagesse, où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur ame à tout sens, & à tout biais, l’ont appuyee & estançonnee de tout le secours estranger, qui luy a esté propre, & enrichie & ornee de tout ce qu’ils ont peu emprunter pour sa commodité, du dedans & dehors du monde : c’est en eux que loge la haulteur extreme de l’humaine nature. Ils ont reglé le monde de polices & de loix. Ils l’ont instruit par arts & sciences, & instruit encore par l’exemple de leurs mœurs admirables. Je ne mettray en compte, que ces gens-là, leur tesmoignage, & leur experience. Voyons jusques où ils sont allez, & à quoy ils se sont tenus. Les maladies & les deffauts que nous trouverons en ce college là, le monde les pourra hardiment bien advouer pour siens. Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, ou qu’il dit, qu’il la trouvee ; ou qu’elle ne se peut trouver ; ou qu’il en est encore en queste. Toute la philosophie est despartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la verité, la science, & la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens, & autres, ont pensé l’avoir trouvee. Ceux-cy ont estably les sciences, que nous avons, & les ont traittees, comme notices certaines. Clitomachus, Carneades, & les Academiciens, ont desesperé de leur queste ; & jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c’est la foiblesse & humaine ignorance. Ce party a eu la plus grande suitte, & les sectateurs les plus nobles. Pyrrho & autres Sceptiques ou Epechistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenu, tirez d’Homere, des sept sages, & d’Archilochus, & d’Euripides, & y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent, qu’ils sont encore en cherche de la verité : Ceux-cy jugent, que ceux-là qui pensent l’avoir trouvee, se trompent infiniement ; & qu’il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’establir la mesure de nostre puissance, de connoistre & juger la difficulté des choses, c’est une grande & extreme science, de laquelle ils doubtent que l’homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri poßit, quo se nil scire fatetur.

L’ignorance qui se sçait, qui se juge, & qui se condamne, ce n’est pas une entiere ignorance : Pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soy-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, doubter, & enquerir, ne s’asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actions de l’ame, l’imaginative, l’appetitive, & la consentante, ils en reçoivent les deux premieres : la derniere, ils la soustiennent, & la maintiennent ambigue, sans inclination, ny approbation, d’une part ou d’autre, tant soit-elle legere. Zenon peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez de l’ame : La main espandue & ouverte, c’estoit apparence : la main à demy serree, & les doigts un peu croches, consentement : le poing fermé, comprehension : quand de la main gauche il venoit encore à clorre ce poing plus estroit, science. Or cette assiette de leur jugement droicte, & inflexible, recevant tous objects sans application & consentement, les achemine à leur Ataraxie ; qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l’impression de l’opinion & science, que nous pensons avoir des choses. D’où naissent la crainte, l’avarice, l’envie, les desirs immoderez, l’ambition, l’orgueil, la superstition, l’amour de nouvelleté, la rebellion, la desobeyssance, l’opiniastreté, & la plus part des maux corporels : Voire ils s’exemptent par là, de la jalousie de leur discipline. Car ils debattent d’une bien molle façon. Ils ne craignent point la revenche à leur dispute. Quand ils disent que le poisant va contre-bas, ils seroient bien marris qu’on les en creust ; & cherchent qu’on les contredie, pour engendrer la dubitation & surseance de jugement, qui est leur fin. Ils ne mettent en avant leurs propositions, que pour combattre celles qu’ils pensent, que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur, il prendront aussi volontiers la contraire à soustenir : tout leur est un ; ils n’y ont aucun choix. Si vous establissez que la neige soit noire, ils argumentent au rebours, qu’elle est blanche. Si vous dites qu’elle n’est ny l’un, ny l’autre, c’est à eux à maintenir qu’elle est tous les deux. Si par certain jugement vous tenez, que vous n’en sçavez rien, ils vous maintiendront que vous le sçavez. Ouy, & si par un axiome affirmatif vous asseurez que vous en doutez, ils vous iront debattant que vous n’en doutez pas ; ou que vous ne pouvez juger & establir que vous en doutez. Et par cette extremité de doubte, qui se secouë soy-mesme, ils se separent & se divisent de plusieurs opinions, de celles mesmes, qui ont maintenu en plusieurs façons, le doubte & l’ignorance. Pourquoy ne leur sera-il permis, disent-ils, comme il est entre les dogmatistes, à l’un dire vert, à l’autre jaulne, à eux aussi de doubter ? Est-il chose qu’on vous puisse proposer pour l’advoüer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considerer comme ambigue ? Et où les autres sont portez, ou par la coustume de leurs païs, ou par l’institution des parens, ou par rencontre, comme par une tempeste, sans jugement & sans choix, voire le plus souvent avant l’aage de discretion, à telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle ils se treuvent hypothequez, asserviz & collez, comme à une prise qu’ils ne peuvent desmordre : ad quamcumque disciplinam, velut tempestate, delati, ad eam, tanquam ad saxum, adhærescunt. Pourquoy à ceux-cy, ne sera-il pareillement concedé, de maintenir leur liberté, & considerer les choses sans obligation & servitude ? Hoc liberiores & solutiores, quòd integra illis est iudicandi potestas. N’est-ce pas quelque advantage, de se trouver desengagé de la necessité, qui bride les autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s’infrasquer en tant d’erreurs que l’humaine fantasie a produictes ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion, que de se mesler à ces divisions seditieuses & querelleuses ? Qu’iray-je choisir ? Ce qu’il vous plaira, pourveu que vous choisissiez. Voila une sotte response : à laquelle il semble pourtant que tout le dogmatisme arrive : par qui il ne vous est pas permis d’ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party, jamais il ne sera si seur, qu’il ne vous faille pour le deffendre, attaquer & combattre cent & cent contraires partis. Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette meslée ? Il vous est permis d’espouser comme vostre honneur & vostre vie, la creance d’Aristote sur l’eternité de l’ame, & desdire & desmentir Platon là dessus, & à eux il sera interdit d’en doubter ? S’il est loisible à Panætius de soustenir son jugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoïciens ne doubtent aucunement : Pourquoy un sage n’osera-il en toutes choses, ce que cettuy-cy ose en celles qu’il a apprinses de ses maistres : establies du commun consentement de l’eschole, de laquelle il est sectateur & professeur ? Si c’est un enfant qui juge, il ne sçait que c’est : si c’est un sçavant, il est præoccuppé. Ils se sont reservez un merveilleux advantage au combat, s’estans deschargez du soin de se couvrir. Il ne leur importe qu’on les frappe, pourveu qu’ils frappent, & font leurs besongnes de tout : S’ils vainquent, vostre proposition cloche ; si vous, la leur : s’ils faillent, ils verifient l’ignorance, si vous faillez, vous la verifiez : s’ils prouvent que rien ne se sçache, il va bien, s’ils ne le sçavent pas prouver, il est bon de mesmes : Vt quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inueniuntur, facilius ab vtraque parte assertio sustineatur. Et font estat de trouver bien plus facilement, pourquoy une chose soit fausse, que non pas qu’elle soit vraye, & ce qui n’est pas, que ce qui est : & ce qu’ils ne croyent pas, que ce qu’ils croyent. Leurs façons de parler sont, Je n’establis rien : Il n’est non plus ainsi qu’ainsin, ou que ny l’un ny l’autre : Je ne le comprens point. Les apparences sont egales par tout : la loy de parler, & pour & contre, est pareille. Rien ne semble vray qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c’est ἐπέχω, c’est à dire, je soustiens, je ne bouge. Voyla leurs refreins, & autres de pareille substance. Leur effect, c’est une pure, entiere, & tres-parfaicte surceance & suspension de jugement. Ils se servent de leur raison, pour enquerir & pour debattre : mais non pas pour arrester & choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle confession d’ignorance, un jugement sans pente, & sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrrhonisme : J’exprime cette fantasie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir, & les autheurs mesmes la representent un peu obscurement & diversement. Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent & accommodent aux inclinations naturelles, à l’impulsion & contrainte des passions, aux constitutions des loix & des coustumes, & à la tradition des arts : non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo vti voluit. Ils laissent guider à ces choses là, leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours, ce qu’on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide & immobile, prenant un train de vie farouche & inassociable, attendant le hurt des charettes, se presentant aux precipices, refusant de s’accommoder aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n’a pas voulu se faire pierre ou souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant, & raisonnant, jouyssant de tous plaisirs & commoditez naturelles, embesoignant & se servant de toutes ses pieces corporelles & spirituelles, en reigle & droicture. Les privileges fantastiques, imaginaires, & faulx, que l’homme s’est usurpé, de regenter, d’ordonner, d’establir, il les a de bonne foy renoncez & quittez. Si n’est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suyvre assez de choses non comprinses, ny perceuës ny consenties, s’il veut vivre. Et quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s’il luy sera utile : & se plie, à ce que le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode : circonstances probables seulement. Apres lesquelles il est tenu d’aller, & se laisser remuer aux apparances, pourveu qu’elles n’ayent point d’expresse contrarieté. Il a un corps il a une ame : les sens le poussent, l’esprit l’agite. Encore qu’il ne treuve point en soy cette propre & singuliere marque de juger, & qu’il s’apperçoive, qu’il ne doit engager son consentement, attendu qu’il peut estre quelque faulx pareil à ce vray : il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement & commodement. Combien y a il d’arts, qui font profession de consister en la conjecture, plus qu’en la science ? qui ne decident pas du vray & du faulx, & suivent seulement ce qu’il semble ? Il y a, disent-ils, & vray & faulx, & y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l’arrester à la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition, à l’ordre du monde. Une ame garantie de prejugé a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gents qui jugent & contrerollent leurs juges, ne s’y soubsmettent jamais deuëment. Combien & aux loix de la religion, & aux loix politiques se trouvent plus dociles & aisez à mener, les esprits simples & incurieux, que ces esprits surveillants & pedagogues des causes divines & humaines ? Il n’est rien en l’humaine invention, où il y ait tant de verisimilitude & d’utilité. Cette-cy presente l’homme nud & vuide, reconnoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d’en hault quelque force estrangere, desgarni d’humaine science, & d’autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement, pour faire plus de place à la foy : ny mescreant ny establissant aucun dogme contre les loix & observances communes, humble, obeissant, disciplinable, studieux, ennemy juré d’heresie, & s’exemptant par consequent des vaines & irreligieuses opinions introduites par les fauces sectes. C’est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il luy plaira d’y graver. Plus nous nous renvoyons & commettons à Dieu, & renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l’Ecclesiaste, en bonne part les choses au visage & au goust qu’elles se presentent à toy, du jour à la journée : le demeurant est hors de ta connoissance. Dominus nouit cogitationes hominum, quoniam vanæ sunt. Voila comment, des trois generales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation & d’ignorance : & en celle des dogmatistes, qui est troisiesme, il est aisé à descouvrir, que la plus part n’ont pris le visage de l’asseurance que pour avoir meilleure mine. Ils n’ont pas tant pensé nous establir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils estoient allez en cette chasse de la verité, quam docti fingunt magis quàm norunt. Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu’il sçait des Dieux, du monde, & des hommes, propose d’en parler comme un homme à un homme, & qu’il suffit, si ses raisons sont probables, comme les raisons d’un autre : car les exactes raisons n’estre en sa main, ny en mortelle main. Ce que l’un de ses Sectateurs a ainsin imité : Vt potero, explicabo : nec tamen, vt Pythius Apollo, certa vt sint & fixa, quæ dixero : sed, vt homunculus, probabilia coniectura sequens. Et cela sur le discours du mespris de la mort : discours naturel & populaire. Ailleurs il l’a traduit, sur le propos mesme de Platon. Si fortè, de Deorum natura ortúque mundi disserentes, minus id quod habemus in animo consequimur, haud erit mirum. AEquum est enim meminisse, & me, qui disseram, hominem esse, & vos qui iudicetis : vt, si probabilia dicentur, nihil vltrà requiratis. Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d’autres opinions, & d’autres creances, pour y comparer la sienne, & nous faire voir de combien il est allé plus outre, & combien il approche de plus pres la verisimilitude. Car la verité ne se juge point par authorité & tesmoignage d’autruy. Et pourtant evita religieusement Epicurus d’en alleguer en ses escrits. Cettuy-la est le prince des dogmatistes, & si nous apprenons de luy, que le beaucoup sçavoir apporte l’occasion de plus doubter. On le veoid à escient se couvrir souvent d’obscurité si espesse & inextricable, qu’on n’y peut rien choisir de son advis. C’est par effect un Pyrrhonisme soubs une forme resolutive. Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantasie d’autruy par la sienne. Qui requirunt, quid de quaque re ipsi sentiamus : curiosius id faciunt, quàm necesse est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullámque rem apertè iudicandi, profecta à Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata à Carneade, vsque ad nostram viget ætatem. Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adiuncta esse dicamus, tanta similitudine, vt in iis nulla insit certe iudicandi & assentiendi nota. Pourquoy, non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes, ont ils affecté la difficulté, si ce n’est pour faire valoir la vanité du subject, & amuser la curiosité de nostre esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creuz & descharné ? Clytomachus affermoit n’avoir jamais sçeu, par les escrits de Carneades, entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus, la facilité ; & Heraclytus en a esté surnommé σκοτεινὸς. La difficulté est une monoye que les sçavans employent, comme les joueurs de passe-passe pour ne descouvrir la vanité de leur art : & de laquelle l’humaine bestise se paye aysement.

Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes :
Omnia enim stolidi magis admirantur amántque,
Inuersis quæ sub uerbis latitantia cernunt.

Cicero reprend aucuns de ses amis d’avoir accoustumé de mettre à l’astrologie, au droit, à la dialectique, & à la geometrie, plus de temps, que ne meritoyent ces arts : & que cela les divertissoit des devoirs de la vie, plus utiles & honnestes. Les philosophes Cyrenaiques mesprisoyent esgalement la physique & la dialectique. Zenon tout au commencement des livres de sa republique, declaroit inutiles toutes les liberales disciplines. Chrysippus disoit, que ce que Platon & Aristote avoyent escrit de la Logique, ils l’avoyent escrit par jeu & par exercice : & ne pouvoit croire qu’ils eussent parlé à certes d’une si vaine matiere. Plutarque le dit de la Metaphysique, Epicurus l’eust encores dict de la Rhetorique, de la grammaire, poësie, mathematique, & hors la physique, de toutes les autres sciences : & Socrates de toutes, sauf celle des mœurs & de la vie. De quelque chose qu’on s’enquist à luy, il ramenoit en premier lieu tousjours l’enquerant à rendre compte des conditions de sa vie, presente & passee, lesquelles il examinoit & jugeoit : estimant tout autre apprentissage subsecutif à celuy-la & supernumeraire. Parum mihi placeant eæ litteræ quæ ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plus part des arts ont esté ainsi mesprisés par le mesme sçavoir. Mais ils n’ont pas pensé qu’il fust hors de propos, d’exercer leur esprit és choses mesmes, où il n’y avoit nulle solidité profitable. Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste, les autres dubitateur, les autres en certaines choses l’un, & en certaines choses l’autre. Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousjours demandant & esmouvant la dispute, jamais l’arrestant, jamais satisfaisant : & dit n’avoir autre science, que la science de s’opposer. Homere leur autheur a planté egalement les fondements à toutes les sectes de philosophie, pour montrer, combien il estoit indifferent par où nous allassions. De Platon nasquirent dix sectes diverses, dit-on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante, & rien asseverante, si la sienne ne l’est. Socrates disoit, que les sages femmes en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent le mestier d’engendrer elles. Que luy par le tiltre de sage homme, que les Dieux luy avoyent deferé, s’estoit aussi desfaict en son amour virile & mentale, de la faculté d’enfanter : se contentant d’ayder & favorir de son secours les engendrants : ouvrir leur nature ; graisser leurs conduits : faciliter l’yssue de leur enfantement : juger d’iceluy : le baptizer : le nourrir : le fortifier : l’emmaillotter, & circoncir : exerçant & maniant son engin, aux perils & fortunes d’autruy. Il est ainsi de la plus part des autheurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remerqué des escripts d’Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes, & autres. Ils ont une forme d’escrire douteuse en substance & en dessein, enquerant plustost qu’instruisant : encore qu’ils entresement leur stile de cadances dogmatistes. Cela se void il pas aussi bien en Seneque & en Plutarque ? combien disent ils tantost d’un visage, tantost d’un autre, pour ceux qui y regardent de prez ? Et les reconciliateurs des Jurisconsultes devoyent premierement les concilier chacun à soy. Platon me semble avoir aymé ceste forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité & variation de ses propres fantasies. Diversement traitter les matieres, est aussi bien les traitter, que conformement, & mieux : à sçavoir plus copieusement & utilement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point extreme du parler dogmatiste & resolutif : Si est ce que ceux que noz parlements presentent au peuple, les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverence qu’il doit à ceste dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l’exerçent, prennent leur beauté, non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, & qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation & agitation des diverses & contraires ratiocinations, que la matiere du droit souffre. Et le plus large champ aux reprehensions des uns philosophes à l’encontre des autres, se tire des contradictions & diversitez, en quoy chacun d’eux se trouve empestré : ou par dessein, pour monstrer la vacillation de l’esprit humain autour de toute matiere, ou forcé ignoramment, par la volubilité & incomprehensibilité de toute matiere. Que signifie ce refrein ? en un lieu glissant & coulant suspendons nostre creance : car, comme dit Euripides,

Les œuvres de Dieu en diverses
Façons, nous donnent des traverses.

Semblable à celuy qu’Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d’une divine fureur, & forcé de la verité. Non non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont occultes, il n’en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle elle est : Revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidæ, & incertæ adinuentiones nostræ, & prouidentiæ. Il ne faut pas trouver estrange, si gens desesperez de la prise n’ont pas laissé d’avoir plaisir à la chasse, l’estude estant de soy une occupation plaisante : & si plaisante, que parmy les voluptez, les Stoiciens defendent aussi celle qui vient de l’exercitation de l’esprit, y veulent de la bride, & trouvent de l’intemperance à trop sçavoir. Democritus ayant mangé à sa table des figues, qui sentoient le miel, commença soudain à chercher en son esprit, d’où leur venoit cette douceur inusitee, & pour s’en esclaircir, s’alloit lever de table, pour voir l’assiette du lieu où ces figues avoyent esté cueillies : sa chambriere, ayant entendu la cause de ce remuement, luy dit en riant, qu’il ne se penast plus pour cela ; car c’estoit qu’elle les avoit mises en un vaisseau, où il y avoit eu du miel. Il se despita, dequoy elle luy avoit osté l’occasion de cette recherche, & desrobé matiere à sa curiosité. Va, luy dit-il, tu m’as faict desplaisir, je ne lairray pourtant d’en chercher la cause, comme si elle estoit naturelle. Et volontiers n’eust failly de trouver quelque raison vraye, à un effect faux & supposé. Cette histoire d’un fameux & grand Philosophe, nous represente bien clairement ceste passion studieuse, qui nous amuse à la poursuyte des choses, de l’acquest desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu’un, qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce, dequoy il estoit en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher : comme l’autre, qui ne vouloit pas que son medecin luy ostast l’alteration de la fievre, pour ne perdre le plaisir de l’assouvir en beuvant. Satius est superuacua discere, quàm nihil. Tout ainsi qu’en toute pasture il y a le plaisir souvent seul, & tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n’est pas tousjours nutritif, ou sain : Pareillement ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d’estre voluptueux, encore qu’il ne soit ny alimentant ny salutaire. Voicy comme ils disent : La consideration de la nature est une pasture propre à nos esprits, elle nous esleve & enfle, nous fait desdaigner les choses basses & terriennes, par la comparaison des superieures & celestes : la recherche mesme des choses occultes & grandes est tresplaisante, voire à celuy qui n’en acquiert que la reverence, & crainte d’en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de ceste maladive curiosité, se void plus expressement encores en cet autre exemple, qu’ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxus souhaittoit & prioit les Dieux, qu’il peust une fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur, & sa beauté, à peine d’en estre bruslé soudainement. Il veut au prix de sa vie, acquerir une science, de laquelle l’usage & possession luy soit quand & quand ostee. Et pour ceste soudaine & volage connoissance, perdre toutes autres connoissances qu’il a, & qu’il peut acquerir par apres. Je ne me persuade pas aysement, qu’Epicurus, Platon, & Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idees, & leurs Nombres. Ils estoyent trop sages pour establir leurs articles de foy, de chose si incertaine, & si debattable : Mais en cette obscurité & ignorance du monde, chacun de ces grands personnages, s’est travaillé d’apporter une telle quelle image de lumiere : & ont promené leur ame à des inventions, qui eussent au moins une plaisante & subtile apparence, pourveu que toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires : Vnicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiæ vi. Un ancien, à qui on reprochoit, qu’il faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement, il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela, c’estoit vrayement philosopher. Ils ont voulu considerer tout, balancer tout, & ont trouvé ceste occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la societé publique, comme leurs religions : & a esté raisonnable pour cette consideration, que les communes opinions, ils n’ayent voulu les esplucher au vif, aux fins de n’engendrer du trouble en l’obeyssance des loix & coustumes de leur pays. Platon traitte ce mystere d’un jeu assez descouvert. Car où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait le legislateur, il emprunte un style regentant & asseverant : & si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions : autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy-mesme : Sçachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, & sur toutes, les plus farouches & enormes. Et pourtant en ses loix, il a grand soing, qu’on ne chante en publiq que des poesies, desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin : estant si facile d’imprimer touts fantosmes en l’esprit humain, que c’est injustice de ne les paistre plustost de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dit tout destrousseement en sa Republique, que pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer, les unes sectes avoir plus suivy la verité, les autres l’utilité, par où celles cy ont gaigné credit. C’est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination pour le plus vray, ne s’y presente pas pour le plus utile à nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte. Il y a d’autres subjects qu’ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant d’y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n’ayans rien trouvé de si caché, dequoy ils n’ayent voulu parler, il leur est souvent force de forger des conjectures foibles & foles : non qu’ils les prinssent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque verité, mais pour l’exercice de leur estude. Non tam id sensisse, quod dicerent, quàm exercere ingenia materiæ difficultate videntur voluisse. Et si on ne le prenoit ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance, varieté, & vanité d’opinions, que nous voyons avoir esté produites par ces ames excellentes & admirables ? Car pour exemple, qu’est-il plus vain, que de vouloir deviner Dieu par nos analogies & conjectures ? le regler, & le monde, à nostre capacité & à nos loix ? & nous servir aux despens de la divinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu’il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition ? & par ce que nous ne pouvons estendre nostre veue jusques en son glorieux siege, l’avoir ramené ça bas à nostre corruption & à nos miseres ? De toutes les opinions humaines & anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vray-semblance & plus d’excuse, qui reconnoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine & conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant & prenant en bonne part l’honneur & la reverence, que les humains luy rendoient soubs quelque visage, soubs quelque nom & en quelque maniere que ce fust.

Iupiter omnipotens rerum, regúmque, Deúmque,
Progenitor, genitríxque.

Ce zele universellement a esté veu du ciel de bon œil. Toutes polices ont tiré fruit de leur devotion : Les hommes, les actions impies, ont eu par tout les evenements sortables. Les histoires payennes reconnoissent de la dignité, ordre, justice, & des prodiges & oracles employez à leur profit & instruction, en leurs religions fabuleuses : Dieu par sa misericorde daignant à l’adventure fomenter par ces benefices temporels, les tendres principes d’une telle quelle brute connoissance, que la raison naturelle leur donnoit de luy, au travers des fausses images de leurs songes. Non seulement fausses, mais impies aussi & injurieuses, sont celles que l’homme a forgé de son invention. Et de toutes les religions, que Sainct Paul trouva en credit à Athenes, celle qu’ils avoyent dediee à une divinité cachee & inconnue, luy sembla la plus excusable. Pythagoras adombra la verité de plus pres : jugeant que la connoissance de cette cause premiere, & estre des estres, devoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration : Que ce n’estoit autre chose, que l’extreme effort de nostre imagination, vers la perfection : chacun en amplifiant l’idee selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce project la devotion de son peuple : l’attacher à une religion purement mentale, sans object prefix, & sans meslange materiel : il entreprint chose de nul usage : L’esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant en cet infini de pensees informes : il les luy faut compiler à certaine image à son modelle. La majesté divine s’est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels : Ses sacrements supernaturels & celestes, ont des signes de nostre terrestre condition : Son adoration s’exprime par offices & paroles sensibles : car c’est l’homme, qui croid & qui prie. Je laisse à part les autres arguments qui s’employent à ce subject. Mais à peine me feroit on accroire, que la veue de noz crucifix, & peinture de ce piteux supplice, que les ornements & mouvements ceremonieux de noz Eglises, que les voix accommodees à la devotion de nostre pensee, & cette esmotion des sens n’eschauffent l’ame des peuples, d’une passion religieuse, de tres-utile effect. De celles ausquelles on a donné corps comme la necessité l’a requis, parmy cette cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil,

la lumiere commune,
L’œil du monde : & si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent & gardent,
Et les faicts des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil, qui nous faict les saisons,
Selon qu’il entre ou sort de ses douze maisons :
Qui remplit l’univers de ses vertus connues :
Qui d’un traict de ses yeux nous dißipe les nues :
L’esprit, l’ame du monde, ardant & flamboyant,
En la course d’un jour tout le Ciel tournoyant,
Plein d’immense grandeur, rond, vagabond & ferme :
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme :
En repos sans repos, oysif, & sans sejour,
Fils aisné de nature, & le pere du jour.

D’autant qu’outre cette sienne grandeur & beauté, c’est la piece de ceste machine, que nous descouvrons la plus esloignee de nous : & par ce moyen si peu connue, qu’ils estoyent pardonnables, d’en entrer en admiration & reverence. Thales, qui le premier s’enquesta de telle matiere, estima Dieu un esprit, qui fit d’eau toutes choses. Anaximander, que les Dieux estoyent mourants & naissants à diverses saisons : & que c’estoyent des mondes infinis en nombre. Anaximenes, que l’air estoit Dieu, qu’il estoit produit & immense, tousjours mouvant. Anaxagoras le premier a tenu, la description & maniere de toutes choses, estre conduitte par la force & raison d’un esprit infini. Alcmæon a donné la divinité au Soleil, à la Lune, aux astres, & à l’ame. Pythagoras a faict Dieu, un esprit espandu par la nature de toutes choses, d’où noz ames sont deprises. Parmenides, un cercle entournant le ciel, & maintenant le monde par l’ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faittes. Protagoras, n’avoir rien que dire, s’ils sont ou non, ou quels ils sont. Democritus, tantost que les images & leurs circuitions sont Dieux ; tantost cette nature, qui eslance ces images : & puis, nostre science & intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages. Il dit au Timee, le pere du monde ne se pouvoir nommer. Aux loix, qu’il ne se faut enquerir de son estre. Et ailleurs en ces mesmes livres il faict le monde, le ciel, les astres, la terre, & nos ames Dieux, & reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l’ancienne institution en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantost qu’il ne se faut enquerir de la forme de Dieu : & puis il luy fait establir que le Soleil est Dieu, & l’ame Dieu : Qu’il n’y en a qu’un, & puis qu’il y en a plusieurs. Speusippus neveu de Platon, fait Dieu certaine force gouvernant les choses, & qu’elle est animale. Aristote, à ceste heure, que c’est l’esprit, à ceste heure le monde : à cette heure il donne un autre maistre à ce monde, & à cette heure fait Dieu l’ardeur du ciel. Zenocrates en fait huict : Les cinq nommez entre les Planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes, comme de ses membres : le septiesme & huictiesme, le Soleil & la Lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses advis, & en fin prive Dieu de sentiment : & le fait remuant de forme à autre, & puis dit que c’est le ciel & la terre. Theophraste se promeine de pareille irresolution entre toutes ses fantasies : attribuant l’intendance du monde tantost à l’entendement, tantost au ciel, tantost aux estoilles. Strato, que c’est nature ayant la force d’engendrer, augmenter & diminuer, sans forme & sentiment. Zeno, la loy naturelle, commandant le bien & prohibant le mal : laquelle loy est un animant : & oste les Dieux accoustumez, Jupiter, Juno, Vesta. Diogenes Apolloniates, que c’est l’aage. Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n’ayant rien de commun avec l’humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens, & ignore s’il est animant ou autre chose. Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l’ame de nature, tantost la chaleur supreme entourant & envelopant tout. Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu’on a surnommé Dieux, ceux qui avoyent apporté quelque notable utilité à l’humaine vie, & les choses mesmes profitables. Chrysippus faisoit un amas confus de toutes les precedentes sentences, & compte entre mille formes de Dieux qu’il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisez. Diagoras & Theodorus nioyent tout sec, qu’il y eust des Dieux. Epicurus faict les Dieux luisants, transparents, & perflabes, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups : revestus d’une humaine figure & de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage.

Ego Deûm genus esse semper duxi, & dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.

Fiez vous à vostre Philosophie : vantez vous d’avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques. Le trouble des formes mondaines, a gaigné sur moy, que les diverses mœurs & fantaisies aux miennes, ne me desplaisent pas tant, comme elles m’instruisent ; ne m’enorgueillissent pas tant comme elles m’humilient en les conferant. Et tout autre choix que celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subject, que les escholes : par où nous pouvons apprendre, que la fortune mesme n’est pas plus diverse & variable, que nostre raison, ny plus aveugle & inconsideree. Les choses les plus ignorees sont plus propres à estre deifiées : Parquoy de faire de nous des Dieux, comme l’ancienneté, cela surpasse l’extreme foiblesse de discours. J’eusse encore plustost suyvy ceux qui adoroient le serpent, le chien & le boeuf : d’autant que leur nature & leur estre nous est moins conneu ; & avons plus de loy d’imaginer ce qu’il nous plaist de ces bestes-là, & leur attribuer des facultez extraordinaires. Mais d’avoir faict des Dieux de nostre condition, de laquelle nous devons connoistre l’imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations, & les parenteles, l’amour, & la jalousie, nos membres & nos os, nos fievres & nos plaisirs, nos morts & sepultures ; il faut que cela soit party d’une merveilleuse yvresse de l’entendement humain.

Quæ procul vsque adeo diuino ab numine distant,
Inque Deûm numero quæ sint indigna videri.

Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, coniugia, cognationes, omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam & perturbatis animis inducuntur. accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias. Comme d’ avoir attribué la divinité non seulement à la foy, à la vertu, à l’honneur, concorde, liberté, victoire, pieté : mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misere : à la peur, à la fievre, & à la male fortune, & autres injures de nostre vie, fresle & caduque.

Quid iuuat hoc, templis nostros inducere mores ?
O curuæ in terris animæ & cælestium inanes !

Les Ægyptiens d’une impudente prudence, defendoyent sur peine de la hart, que nul eust à dire que Serapis & Isis leurs Dieux, eussent autres fois esté hommes : & nul n’ignoroit, qu’ils ne l’eussent esté. Et leur effigie representee le doigt sur la bouche, signifioit, dit Varro, cette ordonnance mysterieuse à leurs prestres, de taire leur origine mortelle, comme par raison necessaire annullant toute leur veneration. Puis que l’homme desiroit tant de s’apparier à Dieu, il eust mieux faict, dit Cicero, de ramener à soy les conditions divines, & les attirer ça bas, que d’envoyer là haut sa corruption & sa misere : mais à le bien prendre, il a fait en plusieurs façons, & l’un, & l’autre, de pareille vanité d’opinion. Quand les Philosophes espeluchent la hierarchie de leurs dieux, & font les empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges, & leur puissance, je ne puis pas croire qu’ils parlent à certes. Quand Platon nous dechiffre le verger de Pluton, & les commoditez ou peines corporelles, qui nous attendent encore apres la ruine & aneantissement de nos corps, & les accommode au ressentiment, que nous avons en cette vie.

Secreti celant colles, & myrtea circùm
Sylua tegit, curæ non ipsa in morte relinquunt.

Quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d’or & de pierreries, peuplé de garses d’excellente beaute, de vins, & de vivres singuliers, je voy bien que ce sont des moqueurs qui se plient à nostre bestise, pour nous emmieller & attirer par ces opinions & esperances, convenables à nostre mortel appetit. Si sont aucuns des nostres tombez en pareil erreur, se promettants apres la resurrection une vie terrestre & temporelle, accompagnee de toutes sortes de plaisirs & commoditez mondaines. Croyons nous que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, & si grande accointance à la divinité, que le surnom luy en est demeuré, ait estimé que l’homme, cette pauvre creature, eust rien en luy d’applicable à cette incomprehensible puissance ? & qu’il ait creu que nos prises languissantes fussent capables, ny la force de nostre sens assez robuste, pour participer à la beatitude, ou peine eternelle ? Il faudroit luy dire de la part de la raison humaine : Si les plaisirs que tu nous promets en l’autre vie, sont de ceux que j’ay senty çà bas, cela n’a rien de commun avec l’infinité : Quand tous mes cinq sens de nature, seroient combles de liesse, & cette ame saisie de tout le contentement qu’elle peut desirer & esperer, nous scavons ce qu’elle peut : cela, ce ne seroit encores rien : S’il y a quelque chose du mien, il n’y a rien de divin : si cela n’est autre, que ce qui peut appartenir à cette nostre condition presente, il ne peut estre mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La reconnoissance de nos parens, de nos enfans, & de nos amis, si elle nous peut toucher & chatouiller en l’autre monde, si nous tenons encores à un tel plaisir, nous sommes dans les commoditez terrestres & finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes & divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : Pour dignement les imaginer, il les faut imaginer inimaginables, indicibles & incomprehensibles, & parfaictement autres, que celles de nostre miserable experience. Oeuil ne sçauroit voir, dit Sainct Paul : & ne peut monter en cœur d’homme, l’heur que Dieu prepare aux siens. Et si pour nous en rendre capables, on reforme & rechange nostre estre (comme tu dis Platon par tes purifications) ce doit estre d’un si extreme changement & si universel, que par la doctrine physique, ce ne sera plus nous :

Hector erat tunc cùm bello certabat, at ille
Tractus ab Æmonio non erat Hector equo.

ce sera quelque autre chose qui recevra ces recompenses.

quod mutatur, dissoluitur, interit ergo :
Traiiciuntur enim partes atque ordine migrant.

Car en la Metempsychose de Pythagoras, & changement d’habitation qu’il imaginoit aux ames, pensons nous que le lyon, dans lequel est l’ame de Cæsar, espouse les passions, qui touchoient Cæsar, ny que ce soit luy ? Si c’estoit encore luy, ceux-là auroient raison, qui combattans cette opinion contre Platon, luy reprochent que le fils se pourroit trouver à chevaucher sa mere, revestue d’un corps de mule, & semblables absurditez. Et pensons nous qu’es mutations qui se font des corps des animaux en autres de mesmes espece, les nouveaux venus ne soient autres que leurs predecesseurs ? Des cendres d’un Phœnix s’engendre, ce dit-on, un ver, & puis un autre Phœnix : ce second Phœnix, qui peut imaginer, qu’il ne soit autre que le premier ? Les vers qui font nostre soye, on les void comme mourir & assecher, & de ce mesme corps se produire un papillon, & de là un autre ver, qu’il seroit ridicule estimer estre encores le premier. Ce qui a cessé une fois d’estre, n’est plus :

Nec si materiam nostram collegerit ætas
Post obitum, rursúmque redegerit, ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina uitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quodque factum,
Interrupta semel cùm sit repetentia nostra.

Et quand tu dis ailleurs Platon, que ce sera la partie spirituelle de l’homme, à qui il touchera de jouir des recompenses de l’autre vie, tu nous dis chose d’aussi peu d’apparence.

Scilicet auolsis radicibus ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto.

Car à ce compte ce ne sera plus l’homme, ny nous par consequent, à qui touchera cette jouissance : Car nous sommes bastis de deux pieces principales essentielles, desquelles la separation, c’est la mort & ruine de nostre estre.

Inter enim iacta est vitaï pausa, uagéque
Deerrarunt paßim motus ab sensibus omnes.

Nous ne disons pas que l’homme souffre, quand les vers luy rongent ses membres, dequoy il vivoit, & que la terre les consomme :

Et nihil hoc ad nos, qui coitu coniugióque
Corporis atque animæ consistimus uniter apti.

D’avantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux reconnoistre & recompenser à l’homme apres sa mort ses actions bonnes & vertueuses, puis que ce sont eux mesmes, qui les ont acheminees & produites en luy ? Et pourquoy s’offencent ils & vengent sur luy les vitieuses, puis qu’ils l’ont eux mesmes produit, en cette condition fautive, & que d’un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empescher de faillir ? Epicurus opposeroit-il pas cela à Platon, avec grand apparence de l’humaine raison, s’il ne se couvroit souvent par cette sentence, Qu’il est impossible d’establir quelque chose de certain, de l’immortelle nature, par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer par tout, mais specialement quand elle se mesle des choses divines. Qui le sent plus evidemment que nous ? Car encores que nous luy ayons donné des principes certains & infallibles, encore que nous esclairions ses pas par la saincte lampe de la verité, qu’il a pleu à Dieu nous communiquer : nous voyons pourtant journellement pour peu qu’elle se démente du sentier ordinaire, & qu’elle se destourne ou escarte de la voye tracee & battue par l’Eglise, comme tout aussi tost elle se perd, s’embarrasse & s’entrave, tournoyant & flotant dans cette mer vaste, trouble, & ondoyante des opinions humaines, sans bride & sans but. Aussi tost qu’elle perd ce grand & commun chemin ; elle se va divisant & dissipant en mille routes diverses. L’homme ne peut estre que ce qu’il est, ny imaginer que selon sa portee : C’est plus grande presomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu’hommes, d’entreprendre de parler & discourir des dieux, & des demy-dieux, que ce n’est à un homme ignorant de musique, vouloir juger de ceux qui chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes & de la guerre, en presumant comprendre par quelque legere conjecture, les effects d’un art qui est hors de sa connoissance. L’ancienneté pensa, ce croy-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l’apparier à l’homme, la vestir de ses facultez, & estrener de ses belles humeurs & plus honteuses necessitez : luy offrant de nos viandes à manger, de nos danses, mommeries & farces à la resjouir : de nos vestemens à se couvrir, & maisons à loger, la caressant par l’odeur des encens & sons de la musique, festons & bouquets, & pour l’accommoder à nos vicieuses passions, flattant sa justice d’une inhumaine vengeance : l’esjouissant de la ruine & dissipation des choses par elle creees & conservees : Comme Tiberius Sempronius, qui fit brusler pour sacrifice à Vulcan, les riches despouilles & armes qu’il avoit gaigné sur les ennemis en la Sardeigne : Et Paul Æmyle, celles de Macedoine, à Mars & à Minerve. Et Alexandre, arrivé à l’Ocean Indique, jetta en mer en faveur de Thetis, plusieurs grands vases d’or : Remplissant en outre ses autels d’une boucherie non de bestes innocentes seulement, mais d’hommes aussi : ainsi que plusieurs nations, & entre autres la nostre, avoient en usage ordinaire : Et croy qu’il n’en est aucune exempte d’en avoir fait essay.

Sulmone creatos
Quatuor hic iuuenes totidem, quos educat Vfens,
Viuentes rapit, inferias quos immolet umbris.

Les Getes se tiennent immortels, & leur mourir n’est que s’acheminer vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils despeschent vers luy quelqu’un d’entre eux, pour le requerir des choses necessaires. Ce deputé est choisi au sort. Et la forme de le despescher apres l’avoir de bouche informé de sa charge, est, que de ceux qui l’assistent, trois tiennent debout autant de javelines, sur lesquelles les autres le lancent à force de bras. S’il vient à s’enferrer en lieu mortel, & qu’il trespasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine : s’il en eschappe, ils l’estiment meschant & execrable, & en deputent encore un autre de mesmes. Amestris mere de Xerxes, devenue vieille, fit pour une fois ensevelir touts vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suivant la religion du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain. Encore aujourd’huy les idoles de Temixtitan se cimentent du sang des petits enfants : & n’aiment sacrifice que de ces pueriles & pures ames : justice affamee du sang de l’innocence.

Tantum religio potuit suadere malorum.

Les Carthaginois immoloient leurs propres enfants à Saturne : & qui n’en avoit point, en achetoit, estant cependant le pere & la mere tenus d’assister à cet office, avec contenance gaye & contente. C’estoit une estrange fantasie, de vouloir payer la bonté divine, de nostre affliction. Comme les Lacedemoniens qui mignardoient leur Diane, par bourellement des jeunes garçons, qu’ils faisoient fouëter en sa faveur, souvent jusques à la mort. C’estoit une humeur farouche, de vouloir gratifier l’architecte de la subversion de son bastiment : Et de vouloir garentir la peine deuë aux coulpables, par la punition des non coulpables : & que la pauvre Iphigenia au port d’Aulide, par sa mort & par son immolation deschargeast envers Dieu l’armée des Grecs des offenses qu’ils avoient commises :

Et casta incestè nubendi tempore in ipso
Hostia concideret mactatu mœsta parentis.

Et ces deux belles & genereuses ames des deux Decius, pere & fils, pour propitier la faveur des Dieux envers les affaires Romaines, s’allassent jetter à corps perdu à travers le plus espez des ennemis. Quæ fuit tanta Deorum iniquitas, vt placari populo Romano non possent, nisi tales viri occidissent ? Joint que ce n’est pas au criminel de se faire fouëter à sa mesure, & à son heure : c’est au juge, qui ne met en compte de chastiment, que la peine qu’il ordonne : & ne peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celuy qui le souffre. La vengeance Divine presuppose nostre dissentiment entier, pour sa justice, & pour nostre peine. Et fut ridicule l’humeur de Polycrates tyran de Samos, lequel pour interrompre le cours de son continuel bon heur, & le compenser, alla jetter en mer le plus cher & precieux joyau qu’il eust, estimant que par ce malheur aposté, il satisfaisoit à la revolution & vicissitude de la fortune. Et elle pour se moquer de son ineptie, fit que ce mesme joyau revint encore en ses mains, trouvé au ventre d’un poisson. Et puis à quel usage, les deschirements & desmembrements des Corybantes, des Menades, & en noz temps des Mahometans, qui s’esbalaffrent le visage, l’estomach, les membres, pour gratifier leur prophete : veu que l’offense consiste en la volonté, non en la poictrine, aux yeux, aux genitoires, en l’embonpoinct, aux espaules, & au gosier ? Tantus est perturbatæ mentis & sedibus suis pulsæ furor, vt sic dii placentur, quemadmodum ne homines quidem sæuiunt. Cette contexture naturelle regarde par son usage, non seulement nous, mais aussi le service de Dieu & des autres hommes : c’est injustice de l’affoler à nostre escient, comme de nous tuer pour quelque pretexte que ce soit. Ce semble estre grand’ lascheté & trahison, de mastiner & corrompre les functions du corps, stupides & serves, pour espargner à l’ame, la solicitude de les conduire selon raison. Vbi iratos Deos timent, qui sic propitios habere merentur. In regiæ libidinis voluptatem castrati sunt quidam, sed nemo sibi, ne vir esset, iubente Domino, manus intulit. Ainsi remplissoient-ils leur religion de plusieurs mauvais effects.

sæpius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.

Or rien du nostre ne se peut apparier ou rapporter en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache & marque d’autant d’imperfection. Cette infinie beauté, puissance, & bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance & similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest & dechet de sa divine grandeur ? Infirmum Dei fortius est hominibus : & stultum Dei sapientius est hominibus. Stilpon le philosophe interrogé si les Dieux s’esjouyssent de nos honneurs & sacrifices : Vous estes indiscret, respondit-il : retirons nous à part, si vous voulez parler de cela. Toutesfois nous luy prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiegée par nos raisons (j’appelle raison nos resveries & nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit, le fol mesme & le meschant, forcener par raison : mais que c’est une raison de particuliere forme) nous le voulons asservir aux apparences vaines & foibles de nostre entendement, luy qui a faict & nous & nostre connoissance. Par ce que rien ne se fait de rien, Dieu n’aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy, Dieu nous a-il mis en main les clefs & les derniers ressorts de sa puissance ? S’est-il obligé à n’outrepasser les bornes de nostre science ? Mets le cas, ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de ses effects : penses-tu qu’il y ait employé tout ce qu’il a peu, & qu’il ayt mis toutes ses formes & toutes ses idées, en cet ouvrage ? Tu ne vois que l’ordre & la police de ce petit caveau ou tu és logé, au moins si tu la vois : sa divinité a une jurisdiction infinie au delà : cette piece n’est rien au prix du tout :

omnia cùm cælo terráque maríque,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.

C’est une loy municipale que tu allegues, tu ne sçays pas quelle est l’universelle. Attache toy à ce à quoy tu és subject, mais non pas luy : il n’est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compagnon : S’il s’est aucunement communiqué à toy, ce n’est pas pour se ravaler à ta petitesse, ny pour te donner le contrerolle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nuës, c’est pour toy : le Soleil bransle sans sejour sa course ordinaire : les bornes des mers & de la terre ne se peuvent confondre : l’eau est instable & sans fermeté : un mur est sans froissure impenetrable à un corps solide ; l’homme ne peut conserver sa vie dans les flammes, il ne peut estre & au ciel & en la terre, & en mille lieux ensemble corporellement. C’est pour toy qu’il a faict ces reigles : c’est toy qu’elles attaquent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu’il les a toutes franchies quand il luy a pleu. De vray pourquoy tout-puissant, comme il est, auroit-il restreint ses forces à certaine mesure ? en faveur de qui auroit il renoncé son privilege ? Ta raison n’a en aucune autre chose plus de verisimilitude & de fondement, qu’en ce qu’elle te persuade la pluralité des mondes,

Terrámque & solem, lunam, mare, cætera quæ sunt,
Non esse unica, sed numero magis innumerali.

Les plus fameux esprits du temps passé, l’ont creuë, & aucuns des nostres mesmes, forcez par l’apparence de la raison humaine. D’autant qu’en ce bastiment, que nous voyons, il n’y a rien seul & un,

cùm in summa res nulla sit vna,
Vnica quæ gignatur, & unica soláque crescat :

& que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre : Par où il semble n’estre pas vray-semblable, que Dieu ait faict ce seul ouvrage sans compaignon : & que la matiere de cette forme ayt esté toute espuisée en ce seul individu.

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est,
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est auido complexu quem tenet æther.

Notamment si c’est un animant, comme ses mouvements le rendent si croyable, que Platon l’asseure, & plusieurs des nostres ou le confirment, ou ne l’osent infirmer : Non plus que cette ancienne opinion, que le ciel, les estoilles, & autres membres du monde, sont creatures composées de corps & ame : mortelles, en consideration de leur composition : mais immortelles par la determination du createur. Or s’il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus & presque toute la philosophie a pensé, que sçavons nous si les principes & les reigles de cettuy-cy touchent pareillement les autres ? Ils ont à l’avanture autre visage & autre police. Epicurus les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons en ce monde une infinie difference & varieté, pour la seule distance des lieux. Ny le bled ny le vin se void, ny aucun de nos animaux, en ce nouveau coin du monde, que nos peres ont descouvert : tout y est divers. Et au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n’avoit connoissance ny de Bacchus, ny de Ceres. Qui en voudra croire Pline & Herodote, il y a des especes d’hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nostre. Et y a des formes mestisses & ambigues, entre l’humaine nature & la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans teste, portant les yeux & la bouche en la poitrine : où ils sont tous androgynes : où ils marchent de quatre pates : où ils n’ont qu’un œil au front, & la teste plus semblable à celle d’un chien qu’à la nostre : où ils sont moitié poisson par embas, & vivent en l’eau : où les femmes accouchent à cinq ans, & n’en vivent que huict : où ils ont la teste si dure & la peau du front, que le fer n’y peut mordre, & rebouche contre : où les hommes sont sans barbe : des nations, sans usage de feu : d’autres qui rendent le sperme de couleur noire. Quoy ceux qui naturellement se changent en loups, en jumens, & puis encore en hommes ? Et s’il est ainsi, comme dit Plutarque, qu’en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions faulses ? Il n’est plus risible, ny à l’advanture capable de raison & de societé : L’ordonnance & la cause de nostre bastiment interne, seroient pour la plus part hors de propos. D’avantage, combien y a il de choses en nostre connoissance, qui combattent ces belles reigles que nous avons taillées & prescriptes à nature ? Et nous entreprendrons d’y attacher Dieu mesme ! Combien de choses appellons nous miraculeuses, & contre nature ? Cela se fait par chasque homme, & par chasque nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de proprietez occultes & de quint’ essences ? car aller selon nature pour nous, ce n’est qu’aller selon nostre intelligence, autant qu’elle peut suyvre, & autant que nous y voyons : ce qui est audelà, est monstrueux & desordonné. Or à ce compte, aux plus advisez & aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car à ceux-là, l’humaine raison a persuadé, qu’elle n’avoit ny pied, ny fondement quelconque : non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche : & Anaxagoras la disoit noire : S’il y a quelque chose, ou s’il n’y a nulle chose : s’il y a science, ou ignorance : ce que Metrodorus Chius nioit l’homme pouvoir dire. Ou si nous vivons ; comme Euripides est en doubte, si la vie que nous vivons est vie, ou si c’est ce que nous appellons mort, qui soit vie :

Τὶς δ’ οἲδεν εἰ ζῆν τοῦθ ὁ κέκληται θανεῖν,
τὸ ζῆν δὲ θνείσκειν ἒστι ;

Et non sans apparence. Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle, & une interruption si briefve de nostre perpetuelle & naturelle condition ? la mort occupant tout le devant & tout le derriere de ce moment, & encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suyvants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature. Protagoras, dit qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut également disputer : & de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien. Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, & le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine. Il m’a tousjours semblé qu’à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d’indiscretion & d’irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d’enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l’apparence qui s’offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment & plus religieusement. Nostre parler a ses foiblesses & ses deffaults, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez ne nayssent que du debat de l’interpretation des loix ; & la plus part des guerres, de cette impuissance de n’avoir sçeu clairement exprimer les conventions & traictez d’accord des Princes. Combien de querelles & combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict beau temps, & que vous dissiez verité, il faict donc beau temps. Voyla pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu’il soit ainsi, suyvons l’exemple : si vous dites, Je ments, & que vous dissiez vray, vous mentez donc. L’art, la raison, la force de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l’autre, toutesfois nous voyla embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire advouër, qu’aumoins asseurent & sçavent ils cela, qu’ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable. Quand ils prononcent, J’ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s’emporte elle mesme quant & quant le reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, & s’emporte hors quant & quant elle-mesmes. Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d’une balance. Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine d’irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout destroussément, qu’il n’est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en Paradis & en la terre, & en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit ! Au moins, dit-il, est-ce une non legere consolation à l’homme, de ce qu’il void Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ny revivre les trespassez, ny que celuy qui a vescu n’ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n’ayant autre droit sur le passé que de l’oubliance. Et afin que cette societé de l’homme à Dieu, s’accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu’il dit, & qu’un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

cras uel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcúmque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúmque reddet
Quod fugiens semel hora uexit.

Quand nous disons que l’infinité des siecles tant passez qu’avenir n’est à Dieu qu’un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence : nostre parole le dit, mais nostre intelligence ne l’apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine : Et de là s’engendrent toutes les resveries & erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant & poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix. Mirum quò procedat improbitas cordis humani, paruulo aliquo inuitata successu. Combien insolemment rabroüent Epicurus les Stoïciens, sur ce qu’il tient l’estre veritablement bon & heureux, n’appartenir qu’à Dieu, & l’homme sage n’en avoir qu’un ombrage & similitude ! Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée ! (à la mienne volonté qu’aucuns du surnom de Chrestiens ne le façent pas encore) & Thales, Platon, & Pythagoras, l’ont asservy à la necessité. Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeux, a faict qu’un grand personnage des nostres a attribué à la divinité une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les jours, d’attribuer à Dieu, les evenements d’importance, d’une particuliere assignation : Par ce qu’ils nous poisent, il semble qu’ils luy poisent aussi, & qu’il y regarde plus enntier & plus attentif, qu’aux evenements qui nous sont legers, ou d’une suitte ordinaire. Magna dii curant, parua negligunt. Escoutez son exemple : il vous esclaircira de sa raison : Nec in regnis quidem reges omnia minima curant. Comme si à ce Roy-là, c’estoit plus & moins de remuer un Empire, ou la feuille d’un arbre : & si sa providence s’exerçoit autrement, inclinant l’evenement d’une battaille, que le sault d’une puce. La main de son gouvernement, se preste à toutes choses de pareille teneur, mesme force, & mesme ordre : nostre interest n’y apporte rien : noz mouvements & noz mesures ne le touchent pas. Deus ita artifex magnus in magnis, vt minor non sit in paruis. Nostre arrogance nous remet tousjours en avant cette blasphemeuse appariation. Par ce que nos occupations nous chargent, Straton a estreiné les Dieux de toute immunité d’offices, comme sont leurs Prestres. Il fait produire & maintenir toutes choses à nature : & de ses poids & mouvements construit les parties du monde : deschargeant l’humaine nature de la crainte des jugements divins. Quod beatum æternúmque sit, id nec habere negotii quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu’en choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des mortels conclud un pareil nombre d’immortels : les choses infinies, qui tuent & ruinent, en presupposent autant qui conservent & profittent. Comme les ames des Dieux, sans langue, sans yeux, sans oreilles, sentent entre elles chacune, ce que l’autre sent, & jugent noz pensées : ainsi les ames des hommes, quand elles sont libres & déprinses du corps, par le sommeil, ou par quelque ravissement, devinent, prognostiquent, & voyent choses, qu’elles ne sçauroient veoir meslées au corps. Les hommes, dit Sainct Paul, sont devenus fols cuidans estre sages, & ont mué la gloire de Dieu incorruptible, en l’image de l’homme corruptible. Voyez un peu ce bastelage des deifications anciennes. Apres la grande & superbe pompe de l’enterrement, comme le feu venoit à prendre au hault de la pyramide, & saisir le lict du trespassé, ils laissoient en mesme temps eschapper un aigle, lequel s’en volant à mont, signifioit que l’ame s’en alloit en Paradis. Nous avons mille medailles, & notamment de cette honneste femme de Faustine, où cet aigle est representé, emportant à la chevremorte vers le ciel ces ames deifiées. C’est pitié que nous nous pippons de nos propres singeries & inventions,

Quod finxere timent ;

comme les enfans qui s’effrayent de ce mesme visage qu’ils ont barbouillé & noircy à leur compagnon. Quasi quicquam infelicius sit homine, cui sua figmenta dominantur. C’est bien loin d’honnorer celuy qui nous a faicts, que d’honnorer celuy que nous avons faict. Auguste eut plus de temples que Jupiter, servis avec autant de religion & creance de miracles. Les Thasiens en recompense des biens-faits qu’ils avoient receuz d’Agesilaus, luy vindrent dire qu’ils l’avoient canonisé : Vostre nation, leur dit-il, a elle ce pouvoir de faire Dieu qui bon luy semble ? Faictes en pour voir l’un d’entre vous, & puis quand j’auray veu comme il s’en sera trouvé, je vous diray grandmercy de vostre offre. L’homme est bien insensé : Il ne sçauroit forger un ciron, & forge des Dieux à douzaines. Oyez Trismegiste loüant nostre suffisance : De toutes les choses admirables a surmonté l’admiration, que l’homme ayt peu trouver la divine nature, & la faire. Voicy des arguments de l’escole mesme de la philosophie.

Nosse cui Divos & cæli numina soli,
Aut soli nescire datum.

Si Dieu est, il est animal ; s’il est animal, il a sens ; & s’il a sens, il est subject à corruption. S’il est sans corps, il est sans ame, & par consequent sans action : & s’il a corps, il est perissable. Voyla pas triomphé ? Nous sommes incapables d’avoir faict le monde : il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la main. Ce seroit une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte chose de cet univers. Il y a donc quelque chose de meilleur : Cela c’est Dieu. Quand vous voyez une riche & pompeuse demeure, encore que vous ne sçachiez qui en est le maistre ; si ne direz vous pas qu’elle soit faicte pour des rats. Et cette divine structure, que nous voyons du palais celeste, n’avons nous pas à croire, que ce soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes ? Le plus hault est-il pas tousjours le plus digne ? Et nous sommes placez au plus bas. Rien sans ame & sans raison ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit : Il a donc ame & raison. Chasque part de nous est moins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourny de sagesse & de raison, & plus abondamment que nous ne sommes. C’est belle chose que d’avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuysance : Ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, & se paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu : Ce ne sont donc pas biens à nous. L’offenser, & l’estre offensé sont egalement tesmoignages d’imbecillité : C’est donc follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature ; l’homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine, & l’humaine sagesse n’ont autre distinction, sinon que celle-la est eternelle. Or la durée n’est aucune accession à la sagesse : Parquoy nous voyla compagnons. Nous avons vie, raison & liberté, estimons la bonté, la charité, & la justice : ces qualitez sont donc en luy. Somme le bastiment & le desbastiment, les conditions de la divinité, se forgent par l’homme selon la relation à soy. Quel patron & quel modele ! Estirons, eslevons, & grossissons les qualitez humaines tant qu’il nous plaira. Enfle toy pauvre homme, & encore, & encore, & encore,

non si te ruperis, inquit.

Profectò non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi, sed sibi comparant. Es choses naturelles les effects ne rapportent qu’à demy leurs causes. Quoy cette-cy ? elle est au dessus de l’ordre de nature, sa condition est trop hautaine, trop esloignee, & trop maistresse, pour souffrir que noz conclusions l’attachent & la garottent. Ce n’est par nous qu’on y arrive, cette routte est trop basse. Nous ne sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis, qu’au fond de la mer : consultez en pour voir avec vostre astrolabe. Ils ramenent Dieu jusques à l’accointance charnelle des femmes, à combien de fois, à combien de generations. Paulina femme de Saturninus, matrone de grande reputation à Rome, pensant coucher avec le dieu Serapis, se trouve entre les bras d’un sien amoureux, par le macquerellage des Prestres de ce temple. Varro le plus subtil & le plus sçavant autheur Latin, en ses livres de la Theologie, escrit, que le secrestin de Hercules, jettant au sort d’une main pour soy, de l’autre, pour Hercules : joua contre luy un soupper & une garse : s’il gaignoit, aux despens des offrandes : s’il perdoit, aux siens. Il perdit, paya son soupper & sa garse. Son nom fut Laurentine, qui veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus, que le lendemain, le premier qu’elle rencontreroit, la payeroit celestement de son salaire. Ce fut Taruncius, jeune homme riche, qui la mena chez luy, & avec le temps la laissa heritiere. Elle à son tour, esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heritier le peuple Romain : Pourquoy on luy attribua des honneurs divins. Comme s’il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement descendu des Dieux, & avoir pour autheur commun de sa race, Neptune : Il estoit tenu pour certain à Athenes, qu’Ariston ayant voulu jouir de la belle Perictyone, n’avoit sçeu. Et fut adverti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue & intacte, jusques à ce qu’elle fust accouchee. C’estoient le pere & mere de Platon. Combien y a il es histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? & des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ? En la religion de Mahomet, il se trouve par la croyance de ce peuple, assés de Merlins : assavoir enfants sans pere, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles : & portent un nom, qui le signifie en leur langue. Il nous faut noter, qu’à chaque chose, il n’est rien plus cher, & plus estimable que son estre (Le Lyon, l’aigle, le daulphin, ne prisent rien au dessus de leur espece) & que chacune rapporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez : lesquelles nous pouvons bien estendre & racourcir, mais c’est tout ; car hors de ce rapport, & de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, & est impossible qu’elle sorte de là, & qu’elle passe au delà ; D’où naissent ces anciennes conclusions. De toutes les formes, la plus belle est celle de l’homme : Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu : ny la vertu estre sans raison : & nulle raison loger ailleurs qu’en l’humaine figure : Dieu est donc revestu de l’humaine figure. Ita est informatum anticipatum mentibus nostris, vt homini, quum de Deo cogitet, forma occurrat humana. Pourtant disoit plaisamment Xenophanes, que si les animaux se forgent des dieux, comme il est vray-semblable qu’ils facent, ils les forgent certainement de mesme eux, & se glorifient, comme nous. Car pourquoy ne dira un oyson ainsi : Toutes les pieces de l’univers me regardent, la terre me sert à marcher, le Soleil à m’esclairer, les estoilles à m’inspirer leurs influances : j’ay telle commodité des vents, telle des eaux : Il n’est rien que cette voute regarde si favorablement que moy : Je suis le mignon de nature ? Est-ce pas l’homme qui me traicte, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moy qu’il fait & semer & moudre : S’il me mange, aussi fait-il bien l’homme son compagnon ; & si fay-je moy les vers qui le tuent, & qui le mangent. Autant en diroit une gruë ; & plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol, & la possession de cette belle & haulte region. Tam blanda conciliatrix, & tam sui est lena ipsa natura. Or donc par ce mesme train, pour nous sont les destinees, pour nous le monde, il luict, il tonne pour nous ; & le createur, & les creatures, tout est pour nous. C’est le but & le poinct où vise l’université des choses. Regardez le registre que la philosophie a tenu deux mille ans, & plus, des affaires celestes : les dieux n’ont agi, n’ont parlé, que pour l’homme : elle ne leur attribue autre consultation, & autre vacation. Les voyla contre nous en guerre.

domitósque Herculea manu
Telluris iuuenes, unde periculum
Fulgens contremuit domus
Saturni ueteris.

Les voicy partisans de noz troubles, pour nous rendre la pareille de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs.

Neptunus muros magnóque emota tridenti
Fundamenta quatit, totámque à sedibus urbem
Eruit : hîc Iuno Scæas sævißima portas
Prima tenet.

Les Cauniens, pour la jalousie de la domination de leurs dieux propres, prennent armes en dos, le jour de leur devotion, & vont courant toute leur banlieue, frappant l’air par-cy par-là, à tout leurs glaives, pourchassant ainsin à outrance, & bannissant les dieux estrangers de leur territoire. Leurs puissances sont retranchees selon nostre necessité. Qui guerit les chevaux, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui une sorte de gale, qui une autre : adeo minimis etiam rebus praua religio inserit Deos : qui fait naistre les raisins, qui les aux : qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise : à chasque race d’artisans, un Dieu : qui a sa province en Orient, & son credit, qui en Ponant,

hîc illius arma
Hîc currus fuit.

O Sancte Apollo, qui umbilicum certum terrarum obtines :

Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam,
Vulcanum tellus Hipsipylæa colit.
Iunonem Sparte, Pelopeiadésque Mycenæ,
Pinigerum Fauni Mænalis ora caput.
Mars Latio venerandus.

Qui n’a qu’un bourg ou une famille en sa possession : qui loge seul, qui en compagnie, ou volontaire ou necessaire.

Iunctáque sunt magno templa nepotis auo.

Il en est de si chetifs & populaires, (car le nombre s’en monte jusques à trente six mille,) qu’il en faut entasser bien cinq ou six à produire un espic de bled, & en prennent leurs noms divers. Trois à une porte : celuy de l’ais, celuy du gond, celuy du seuil. Quatre à un enfant, protecteurs de son maillot, de son boire, de son manger, de son tetter. Aucuns certains, aucuns incertains & doubteux. Aucuns, qui n’entrent pas encore en Paradis.

Quos, quoniam cæli nondum dignamur honore,
Quas dedimus certè terras, habitare sinamus.

Il en est de physiciens, de poëtiques, de civils. Aucuns, moyens entre la divine & humaine nature, mediateurs, entremetteurs de nous à Dieu. Adorez par certain second ordre d’adoration, & diminutif : Infinis en tiltres & offices : les uns bons, les autres mauvais. Il en est de vieux & cassez, & en est de mortels. Car Chrysippus estimoit qu’en la derniere conflagration du monde tous les dieux auroyent à finir, sauf Juppiter. L’homme forge mille plaisantes societez entre Dieu & luy. Est-il pas son compatriote ?

Iouis incunabula Creten.

Voicy l’excuse, que nous donnent, sur la consideration de ce subject, Scevola grand Pontife, & Varron grand Theologien, en leur temps : Qu’il est besoing que le peuple ignore beaucoup de choses vrayes, & en croye beaucoup de fausses. Quum veritatem, qua liberetur, inquirat : credatur ei expedire, quod fallitur. Les yeux humains ne peuvent appercevoir les choses que par les formes de leur connoissance. Et ne nous souvient pas quel sault print le miserable Phaethon pour avoir voulu manier les renes des chevaux de son pere, d’une main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profondeur, se dissipe & se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matiere est le Soleil, que vous respondra elle, sinon, de fer, & de pierre, ou autre estoffe de son usage ? S’enquiert on à Zenon que c’est que nature ? Un feu, dit-il, artiste, propre à engendrer, procedant reglément. Archimedes maistre de cette science qui s’attribue la presseance sur toutes les autres en verité & certitude : Le Soleil, dit-il, est un Dieu de fer enflammé. Voyla pas une belle imagination produicte de l’inevitable necessité des demonstrations geometriques ? Non pourtant si inevitable & utile, que Socrates n’ayt estimé, qu’il suffisoit d’en sçavoir, jusques à pouvoir arpenter la terre qu’on donnoit & recevoit : & que Polyænus, qui en avoit esté fameux & illustre docteur, ne les ayt prises à mespris, comme pleines de faulseté, & de vanité apparente, apres qu’il eut gousté les doux fruicts des jardins poltronesques d’Epicurus. Socrates en Xenophon sur ce propos d’Anaxagoras, estimé par l’antiquité entendu au dessus de touts autres, és choses celestes & divines, dit, qu’il se troubla du cerveau, comme font tous hommes, qui perscrutent immoderement les connoissances, qui ne sont de leur appartenance. Sur ce qu’il faisoit le Soleil une pierre ardente, il ne s’advisoit pas, qu’une pierre ne luit point au feu, &, qui pis est, qu’elle s’y consomme. En ce qu’il faisoit un, du Soleil & du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu’il regarde : que nous regardons fixement le feu : que le feu tue les plantes & les herbes. C’est à l’advis de Socrates, & au mien aussi, le plus sagement jugé du ciel, que n’en juger point. Platon ayant à parler des daimons au Timee : C’est entreprinse, dit-il, qui surpasse nostre portee : il en faut croire ces anciens, qui se sont dicts engendrez d’eux. C’est contre raison de refuser foy aux enfants des Dieux, encore que leur dire ne soit estably par raisons necessaires, ny vray-semblables : puis qu’ils nous respondent, de parler de choses domestiques & familieres. Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la connoissance des choses humaines & naturelles. N’est-ce pas une ridicule entreprinse, à celles ausquelles par nostre propre confession nostre science ne peut atteindre, leur aller forgeant un autre corps, & prestant une forme faulse de nostre invention : comme il se void au mouvement des planetes, auquel d’autant que nostre esprit ne peut arriver, ny imaginer sa naturelle conduitte, nous leur prestons du nostre, des ressors materiels, lourds, & corporels :

temo aureus, aurea summæ
Curuatura rotæ, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers, & des peintres, qui sont allez dresser là hault des engins à divers mouvements, & ranger les rouages & entrelassemens des corps celestes bigarrez en couleur, autour du fuseau de la necessité, selon Platon.

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis,
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes & fanatiques folies. Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein, & nous faire voir au propre, les moyens & la conduicte de ses mouvements, & y preparer nos yeux ? O Dieu quels abus, quels mescomtes nous trouverions en nostre pauvre science ! Je suis trompé, si elle tient une seule chose, droictement en son poinct : & m’en partiray d’icy plus ignorant toute autre chose, que mon ignorance. Ay-je pas veu en Platon ce divin mot, que nature n’est rien qu’une poesie ainigmatique ? Comme, peut estre, qui diroit, une peinture voilee & tenebreuse, entreluisant d’une infinie varieté de faux jours à exercer nos conjectures. Latent ista omnia craßis occultata & circumfusa tenebris : vt nulla acies humani ingenii tanta sit, quæ penetrare in cælum, terram intrare poßit. Et certes la philosophie n’est qu’une poesie sophistiquee : D’où tirent ces autheurs anciens toutes leur authoritez, que des poetes ? Et les premiers furent poetes eux mesmes, & la traicterent en leur art. Platon n’est qu’un poete descousu. Toutes les sciences sur-humaines s’accoustrent du stile poetique. Tout ainsi que les femmes employent des dents d’yvoire, où les leurs naturelles leur manquent, & au lieu de leur vray teint, en forgent un de quelque matiere estrangere : comme elles font des cuisses de drap & de feutre, & de l’embonpoinct de coton : & au veu & sceu d’un chacun s’embellissent d’une beauté faulse & empruntee : ainsi fait la science (& nostre droit mesme a, dit-on, des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa justice) elle nous donne en payement & en presupposition, les choses qu’elle mesmes nous apprend estre inventees : car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l’Astrologie s’aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne, pour le mieux qu’elle ait sceu inventer en ce subject : comme aussi au reste, la philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu’elle croit, mais ce qu’elle forge ayant plus d’apparence & de gentillesse. Platon sur le discours de l’estat de nostre corps & de celuy des bestes : Que ce, que nous avons dict, soit vray, nous en asseurerions, si nous avions sur cela confirmation d’un oracle. Seulement nous asseurons, que c’est le plus vray-semblablement, que nous ayons sceu dire. Ce n’est pas au ciel seulement qu’elle envoye ses cordages, ses engins & ses roues : considerons un peu ce qu’elle dit de nous mesmes & de nostre contexture. Il n’y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres & corps celestes, qu’ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là, raison de l’appeller le petit monde, tant ils ont employé de pieces, & de visages à le maçonner & bastir. Pour accommoder les mouvemens qu’ils voyent en l’homme, les diverses functions & facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont ils divisé nostre ame ? en combien de sieges logee ? à combien d’ordres & d’estages ont ils departy ce pauvre homme, outre les naturels & perceptibles ? & à combien d’offices & de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C’est un subject qu’ils tiennent & qu’ils manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler, & estoffer, chacun à sa fantasie, & si ne le possedent pas encore. Non seulement en verité, mais en songes mesmes, ils ne le peuvent regler, qu’il ne s’y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu’elle est, & rapiecee de mille lopins faux & fantastiques. Et ce n’est pas raison de les excuser : Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartees, nous leur condonons, qu’ils nous en rapportent seulement quelque marque legere : & comme de choses ignorees, nous contentons d’un tel quel ombrage & feint. Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject, qui nous est familier & connu, nous exigeons d’eux une parfaicte & exacte representation des lineamens & des couleurs : & les mesprisons, s’ils y faillent. Je sçay bon gré à la garce Milesienne, qui voyant le philosophe Thales s’amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste, & tenir tousjours les yeux eslevez contre-mont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l’advertir qu’il seroit temps d’amuser son pensement aux choses qui seroient dans les nues, quand il auroit pourveu à celles qui estoient à ses pieds. Elle luy conseilloit certes bien, de regarder plustost à soy qu’au ciel : Car, comme dit Democritus par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat : cæli scrutantur plagas.

Mais nostre condition porte, que la connoissance de ce que nous avons entre mains, est aussi esloignee de nous, & aussi bien au dessus des nues, que celle des astres : Comme dit Socrates en Platon, qu’à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le reproche que fait cette femme à Thales, qu’il ne void rien de ce qui est devant luy. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin : ouy & ce qu’il fait luy-mesme, & ignore ce qu’ils sont tous deux, ou bestes, ou hommes. Ces gens icy, qui trouvent les raisons de Sebonde trop foibles, qui n’ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent tout :

Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, iussæue uagentur & errent :
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid uelit & poßit rerum concordia discors :

n’ont ils pas quelquesfois sondé parmy leurs livres, les difficultez qui se presentent, à connoistre leur estre propre ? Nous voyons bien que le doigt se meut, & que le pied se meut, qu’aucunes parties se branslent d’elles mesmes sans nostre congé, & que d’autres nous les agitons par nostre ordonnance, que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la palleur, telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau, l’une nous cause le rire, l’autre le pleurer, telle autre transit & estonne tous nos sens, & arreste le mouvement de nos membres, à tel object l’estomach se sousleve, à tel autre quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle, face une telle faucee dans un sujet massif & solide, & la nature de la liaison & cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l’a sceu : Omnia incerta ratione, & in naturæ maiestate abdita, dit Pline ; & S. Augustin, Modus, quo corporibus adhærent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest : & hoc ipse homo est. Et si ne le met on pas pourtant en doubte : car les opinions des hommes, sont receues à la suitte des creances anciennes, par authorité & à credit, comme si c’estoit religion & loy. On reçoit comme un jargon ce qui en est communement tenu : on reçoit cette verité, avec tout son bastiment & attelage d’arguments & de preuves, comme un corps ferme & solide, qu’on n’esbranle plus, qu’on ne juge plus. Au contraire, chacun à qui mieux mieux, va plastrant & confortant cette creance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est un util soupple contournable, & accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde & se confit en fadeze & en mensonge. Ce qui faict qu’on ne doubte de guere de choses, c’est que les communes impressions on ne les essaye jamais ; on n’en sonde point le pied, où git la faute & la foiblesse : on ne debat que sur les branches : on ne demande pas si celà est vray, mais s’il a esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galen a rien dict qui vaille : mais s’il a dict ainsin, ou autrement. Vrayement c’estoit bien raison que cette bride & contrainte de la liberté de nos jugemens, & cette tyrannie de nos creances, s’estendist jusques aux escholes & aux arts. Le Dieu de la science scholastique, c’est Aristote : c’est religion de debattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale : qui est à l’avanture autant faulse qu’une autre. Je ne sçay pas pourquoy je n’acceptasse autant volontiers ou les idees de Platon, ou les atomes d’Epicurus, ou le plein & le vuide de Leucippus & Democritus, ou l’eau de Thales, ou l’infinité de nature d’Anaximander, ou l’air de Diogenes, ou les nombres & symmetrie de Pythagoras, ou l’infiny de Parmenides, ou l’un de Musæus, ou l’eau & le feu d’Apollodorus, ou les parties similaires d’Anaxagoras, ou la discorde & amitié d’Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion, (de cette confusion infinie d’advis & de sentences, que produit cette belle raison humaine par sa certitude & clair-voyance, en tout ce dequoy elle se mesle) que je feroy l’opinion d’Aristote, sur ce subject des principes des choses naturelles : Lesquels principes il bastit de trois pieces, matiere, forme, & privation. Et qu’est il plus vain que de faire l’inanité mesme, cause de la production des choses ? La privation c’est une negative : de quel humeur en a il peu faire la cause & origine des choses qui sont ? Cela toutesfois ne s’oseroit esbranler que pour l’exercice de la Logique. On n’y debat rien pour le mettre en doubte, mais pour deffendre l’autheur de l’eschole des objections estrangeres : son authorité c’est le but, au delà duquel il n’est pas permis de s’enquerir. Il est bien aisé sur des fondemens avouez, de bastir ce qu’on veut ; car selon la loy & ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduit aisément, sans se dementir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondee, & discourons à boule-veue : Car nos maistres preoccupent & gaignent avant main, autant de lieu en nostre creance, qu’il leur en faut pour conclurre apres ce qu’ils veulent ; à la mode des Geometriens par leurs demandes avouees : le consentement & approbation que nous leurs prestons, leur donnant dequoy nous trainer à gauche & à dextre, & nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est creu de ses presuppositions, il est nostre maistre & nostre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample & si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusques aux nues. En cette pratique & negotiation de science, nous avons pris pour argent content le mot de Pythagoras, que chacun expert doit estre creu en son art. Le Dialecticien se rapporte au Grammairien de la signification des mots : le Rhetoricien emprunte du Dialecticien les lieux des arguments : le Poete, du Musicien les mesures : le Geometrien, de l’Arithmeticien les proportions : les Metaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la Physique. Car chasque science a ses principes presupposez, par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à choquer cette barriere, en laquelle gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche ; qu’il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes. Or n’y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez : de tout le demeurant, & le commencement, & le milieu & la fin, ce n’est que songe & fumee. A ceux qui combattent par presupposition, il leur faut presupposer au contraire, le mesme axiome, dequoy lon debat. Car toute presupposition humaine, & toute enonciation, a autant d’authorité que l’autre, si la raison n’en faict la difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la balance : & premierement les generalles, & celles qui nous tyrannisent. La persuasion de la certitude, est un certain tesmoignage de folie, & d’incertitude extreme. Et n’est point de plus folles gents, ny moins philosophes, que les Philodoxes de Platon. Il faut sçavoir si le feu est chaud, si la neige est blanche, s’il y a rien de dur ou de mol en nostre connoissance. Et quant à ces responses, dequoy il se faict des contes anciens : comme à celuy qui mettoit en doubte la chaleur, à qui on dit qu’il se jettast dans le feu : à celui qui nioit la froideur de la glace, qu’il s’en mist dans le sein : elles sont tres-indignes de la profession philosophique. S’ils nous eussent laissé en nostre estre naturel, recevans les apparences estrangeres selon qu’elles se presentent à nous par nos sens ; & nous eussent laissé aller apres nos appetits simples, & reglez par la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi : Mais c’est d’eux que nous avons appris de nous rendre juges du monde : c’est d’eux que nous tenons cette fantasie, que la raison humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors & au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout, qui peut tout : par le moyen de laquelle tout se sçait, & conoist. Cette response seroit bonne parmy les Canibales, qui jouissent l’heur d’une longue vie, tranquille, & paisible, sans les preceptes d’Aristote, & sans la connoissance du nom de la Physique. Cette response vaudroit mieux à l’adventure, & auroit plus de fermeté, que toutes celles qu’ils emprunteront de leur raison & de leur invention. De cette-cy seroient capables avec nous, tous les animaux, & tout ce, où le commandement est encor pur & simple de la loy naturelle : mais eux ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu’ils me dient, il est vray, car vous le voyez & sentez ainsin : il faut qu’ils me dient, si ce que je pense sentir, je le sens pourtant en effect : & si je le sens, qu’ils me dient apres pourquoy je le sens, & comment, & quoy : qu’ils me dient le nom, l’origine, les tenans & aboutissans de la chaleur, du froid ; les qualitez de celuy qui agit, & de celuy qui souffre : ou qu’ils me quittent leur profession, qui est de ne recevoir ny approuver rien, que par la voye de la raison : c’est leur touche à toutes sortes d’essais. Mais certes c’est une touche pleine de fauceté, d’erreur, de foiblesse, & deffaillance. Par où la voulons nous mieux esprouver, que par elle mesme ? S’il ne la faut croire parlant de soy, à peine sera elle propre à juger des choses estrangeres : si elle connoist quelque chose, aumoins sera-ce son estre & son domicile. Elle est en l’ame, & partie, ou effect d’icelle : Car la vraye raison & essentielle, de qui nous desrobons le nom à faulses enseignes, elle loge dans le sein de Dieu, c’est là son giste & sa retraitte, c’est de là où elle part, quand il plaist à Dieu nous en faire voir quelque rayon : comme Pallas saillit de la teste de son pere, pour se communiquer au monde. Or voyons ce que l’humaine raison nous a appris de soy & de l’ame : non de l’ame en general, de laquelle quasi toute la philosophie rend les corps celestes & les premiers corps participants : ny de celle que Thales attribuoit aux choses mesmes, qu’on tient inanimees, convié par la consideration de l’aimant : mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux connoistre.

Ignoratur enim quæ sit natura animaï,
Nata sit, an contrà nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta,
An tenebras orci uisat, uastásque lacunas,
An pecudes alias diuinitus insinuet se.

A Crates & Dicæarchus, qu’il n’y en avoit du tout point, mais que le corps s’esbranloit ainsi d’un mouvement naturel : à Platon, que c’estoit une substance se mouvant de soy-mesme : à Thales, une nature sans repos : à Asclepiades, une exercitation des sens : à Hesiodus & Anaximander, chose composee de terre & d’eau : à Parmenides, de terre & de feu : à Empedocles, de sang :

Sanguineam uomit ille animam :

à Possidonius, Cleanthes & Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse,

Igneus est ollis uigor, & cœlestis origo :

à Hippocrates, un esprit espandu par le corps : à Varro, un air receu par la bouche, eschauffé au poulmon, attrempé au cœur, & espandu par tout le corps : à Zeno, la quint’essence des quatre elemens : à Heraclides Ponticus, la lumiere : à Xenocrates, & aux Ægyptiens, un nombre mobile : aux Chaldees, une vertu sans forme determinee.

Habitum quendam uitalem corporis esse,
Harmoniam Græci quam dicunt.

N’oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu’il nomme entelechie : d’une autant froide invention que nulle autre : car il ne parle ny de l’essence, ny de l’origine, ny de la nature de l’ame, mais en remerque seulement l’effect. Lactance, Seneque, & la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé que c’estoit chose qu’ils n’entendoient pas. Et apres tout ce denombrement d’opinions : Harum sententiarum quæ vera sit, Deus aliquis viderit, dit Cicero. Je connoy par moy, dit Sainct Bernard, combien Dieu est incomprehensible, puis que les pieces de mon estre propre, je ne les puis comprendre. Heraclitus, qui tenoit, tout estre plein d’ames & de daimons, maintenoit pourtant, qu’on ne pouvoit aller tant avant vers la connoissance de l’ame, qu’on y peust arriver, si profonde estre son essence. Il n’y a pas moins de dissension, ny de debat à la loger. Hippocrates & Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau : Democritus & Aristote, par tout le corps :

Vt bona sæpe ualetudo cùm dicitur esse
Corporis, & non est tamen hæc pars ulla valentis.

Epicurus, en l’estomach :

Hic exultat enim pauor ac metus, hæc loca circùm
Lætitiæ mulcent.

Les Stoiciens, autour & dedans le cœur : Erasistratus, joignant la membrane de l’Epicrane : Empedocles, au sang : comme aussi Moyse, qui fut la cause pourquoy il defendit de manger le sang des bestes, auquel leur ame est jointe : Galen a pensé que chaque partie du corps ait son ame : Strato l’a logee entre les deux sourcils : Qua facie quidem sit animus, aut vbi habitet, ne quærendum quidem est : dit Cicero. Je laisse volontiers à cet homme ses mots propres : Iroy-je à l’eloquence alterer son parler ? Joint qu’il y a peu d’acquest à desrober la matiere de ses inventions. Elles sont & peu frequentes, & peu roides, & peu ignorees ? Mais la raison pourquoy Chrysippus l’argumente autour du cœur, comme les autres de sa secte, n’est pas pour estre oubliee : C’est par ce, dit-il, que quand nous voulons asseurer quelque chose, nous mettons la main sur l’estomach : & quand nous voulons prononcer, ἒγώ, qui signifie,moy, nous baissons vers l’estomach la machouere d’embas. Ce lieu ne se doit passer, sans remerquer la vanité d’un si grand personnage : Car outre ce que ces considerations sont d’elles mesmes infiniment legeres, la derniere ne preuve qu’aux Grecs, qu’ils ayent l’ame en cet endroit là. Il n’est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille par fois. Que craignons nous à dire ? Voila les Stoiciens peres de l’humaine prudence, qui trouvent, que l’ame d’un homme accablé sous une ruine, traine & ahanne long temps à sortir, ne se pouvant desmesler de la charge, comme une sourix prinse à la trapelle. Aucuns tiennent, que le monde fut faict pour donner corps par punition, aux esprits decheus par leur faute, de la pureté en quoy ils avoient esté creés : la premiere creation n’ayant esté qu’incorporelle : Et que selon qu’ils se sont plus ou moins esloignez de leur spiritualité, on les incorpore plus & moins alaigrement ou lourdement. De là vient la varieté de tant de matiere creee. Mais l’esprit, qui fut pour sa peine investi du corps du Soleil, devoit avoir une mesure d’alteration bien rare & particuliere. Les extremitez de nostre perquisition tombent toutes en esblouissement. Comme dit Plutarque de la teste des histoires, qu’à la mode des chartes, l’oree des terres connues est saisie de marests, forests profondes, deserts & lieux inhabitables. Voila pourquoy les plus grossieres & pueriles ravasseries, se trouvent plus en ceux qui traittent les choses plus hautes, & plus avant : s’abysmants en leur curiosité & presomption. La fin & le commencement de science, se tiennent en pareille bestise. Voyez prendre à mont l’essor à Platon en ses nuages poetiques : Voyez chez luy le jargon des Dieux. Mais à quoy songeoit il, quand il definit l’homme, un animal à deux pieds, sans plume : fournissant à ceux qui avoient envie de se moquer de luy, une plaisante occasion ? car ayans plumé un chapon vif, ils alloient le nommant, l’homme de Platon. Et quoy les Epicuriens, de quelle simplicité estoient ils allez premierement imaginer, que leurs atomes, qu’ils disoient estre des corps ayans quelque pesanteur, & un mouvement naturel contre bas, eussent basti le monde : jusques à ce qu’ils fussent advisez par leurs adversaires, que par cette description, il n’estoit pas possible qu’ils se joignissent & se prinsent l’un à l’autre, leur cheute estant ainsi droite & perpendiculaire, & engendrant par tout des lignes paralleles ? Parquoy il fut force, qu’ils y adjoustassent depuis un mouvement de costé, fortuite : & qu’ils fournissent encore à leurs atomes, des queues courbes & crochues, pour les rendre aptes à s’attacher & se coudre. Et lors mesme, ceux qui les poursuivent de cette autre consideration, les mettent ils pas en peine ? Si les Atomes ont par sort formé tant de sortes de figures, pourquoy ne se sont ils jamais rencontrez à faire une maison & un soulier ? Pourquoy de mesme ne croid on, qu’un nombre infini de lettres Grecques versees emmy la place, seroient pour arriver à la contexture de l’Iliade ? Ce qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n’en est point capable : Il n’est rien meilleur que le monde : Il est donc capable de raison. Cotta par ceste mesme argumentation fait le monde mathematicien : Et le fait musicien & organiste, par cette autre argumentation aussi de Zenon : Le tout est plus que la partie : Nous sommes capables de sagesse, & sommes parties du monde. Il est donc sage. Il se void infinis pareils exemples, non d’argumens faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, & accusans leurs autheurs non tant d’ignorance que d’imprudence, és reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissentions de leurs opinions, & de leurs sectes. Qui fagoteroit suffisamment un amas des asneries de l’humaine sapience, il diroit merveilles. J’en assemble volontiers, comme une montre, par quelque biais non moins utile que les instructions plus moderees. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l’homme, de son sens & de sa raison, puis qu’en ces grands personnages, & qui ont porté si haut l’humaine suffisance, il s’y trouve des deffauts si apparents & si grossiers. Moy j’aime mieux croire qu’ils ont traitté la science casuellement, ainsi qu’un jouet à toutes mains, & se sont esbatus de la raison, comme d’un instrument vain & frivole, mettans en avant toutes sortes d’inventions & de fantasies tantost plus tendues, tantost plus lasches. Ce mesme Platon, qui definit l’homme comme une poulle, dit ailleurs apres Socrates, qu’il ne sçait à la verité que c’est que l’homme, & que c’est l’une des pieces du monde d’autant difficile connoissance. Par ceste varieté & instabilité d’opinions, ils nous menent comme par la main tacitement à cette resolution de leur irresolution. Ils font profession de ne presenter pas tousjours leur avis à visage descouvert & apparent : ils l’ont caché tantost souz des umbrages fabuleux de la Poësie, tantost soubs quelque autre masque : Car nostre imperfection porte encores cela, que la viande cruë n’est pas tousjours propre à nostre estomach : il la faut assecher, alterer & corrompre : Ils font de mesmes : ils obscurcissent par fois leurs naïfves opinions & jugemens, & les falsifient pour s’accommoder à l’usage publique. Ils ne veulent pas faire profession expresse d’ignorance, & de l’imbecillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfans : Mais ils nous la descouvrent assez soubs l’apparence d’une science trouble & inconstante. Je conseillois en Italie à quelqu’un qui estoit en peine de parler Italien, que pourveu qu’il ne cherchast qu’à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu’il emploiast seulement les premiers mots qui luy viendroient à la bouche, Latins, François, Espagnols, ou Gascons, & qu’en y adjoustant la terminaison Italienne, il ne faudroit jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois, ou Napolitain, & de se joindre à quelqu’une de tant de formes. Je dis de mesme de la Philosophie : elle a tant de visages & de varieté, & a tant dict, que tous nos songes & resveries s’y trouvent. L’humaine phantasie ne peut rien concevoir en bien & en mal qui n’y soit : Nihil tam absurdè dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en public : d’autant que bien qu’ils soyent nez chez moy, & sans patron, je sçay qu’ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne, & ne faudra quelqu’un de dire : Voyla d’où il le print. Mes mœurs sont naturelles : je n’ay point appellé à les bastir, le secours d’aucune discipline : Mais toutes imbecilles qu’elles sont, quand l’envie m’a prins de les reciter, & que pour les faire sortir en publiq, un peu plus decemment, je me suis mis en devoir de les assister, & de discours, & d’exemples : ç’a esté merveille à moy-mesme, de les rencontrer par cas d’adventure, conformes à tant d’exemples & discours philosophiques. De quel regiment estoit ma vie, je ne l’ay appris qu’apres qu’elle est exploittée & employée. Nouvelle figure : Un philosophe impremedité & fortuit. Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l’ire au cœur, & la cupidité au foye, il est vray-semblable que ç’a esté plustost une interpretation des mouvemens de l’ame, qu’une division, & separation qu’il en ayt voulu faire, comme d’un corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que c’est tousjours une ame, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire & exerce toutes ses autres operations par divers instrumens du corps, comme le nocher gouverne son navire selon l’experience qu’il en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant l’antenne, ou remuant l’aviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et qu’elle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures & accidens qui touchent ceste partie, offensent incontinent les facultez de l’ame : de là il n’est pas inconvenient qu’elle s’escoule par le reste du corps :

—medium non deserit unquam
Cæli Phœbus iter : radiis tamen omnia lustrat.

comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere & ses puissances, & en remplit le monde.

Cætera pars animæ per totum dißita corpus
Paret, & ad numen mentis moménque mouetur.

Aucuns ont dict, qu’il y avoit une ame generale, comme un grand corps, duquel toutes les ames particulieres estoient extraictes, & s’y en retournoient, se remeslant tousjours à ceste matiere universelle :

Deum námque ire per omnes
Terrásque tractúsque maris cælúmque profundum :
Hinc pecudes, armenta, uiros, genus omne ferarum,
Quemque sibi tenues nascentem arcessere uitas,
Scilicet huc reddi deinde, ac resoluta referri
Omnia : nec morti esse locum :

d’autres, qu’elles ne faisoient que s’y resjoindre & r’attacher : d’autres, qu’elles estoient produites de la substance divine : d’autres, par les anges, de feu & d’air. Aucuns de toute ancienneté : aucuns, sur l’heure mesme du besoin. Aucuns les font descendre du rond de la Lune, & y retourner. Le commun des anciens, qu’elles sont engendrées de pere en fils, d’une pareille maniere & production que toutes autres choses naturelles : argumentants cela par la ressemblance des enfans aux peres,

Instillata patris uirtus tibi :
Fortes creantur fortibus & bonis :

& qu’on void escouler des peres aux enfans, non seulement les marques du corps, mais encores une ressemblance d’humeurs, de complexions, & inclinations de l’ame.

Denique cur acrum uiolentia triste leonum
Seminium sequitur, dolus vulpibus, & fuga ceruis
A patribus datur, & patrius pauor incitat artus,
Si non certa suo quia semine seminióque,
Vis animi pariter crescit cum corpore toto ?

que là dessus se fonde la justice divine, punissant aux enfans la faute des peres : d’autant que la contagion des vices paternels est aucunement empreinte en l’ame des enfans, & que le desreglement de leur volonté les touche. D’avantage, que si les ames venoient d’ailleurs, que d’une suitte naturelle, & qu’elles eussent esté quelque autre chose hors du corps, elles auroient recordation de leur estre premier ; attendu les naturelles facultez, qui luy sont propres, de discourir, raisonner & se souvenir.

si in corpus nascentibus insinuatur,
Cur super ante actam ætatem meminisse nequimus,
Nec uestigia gestarum rerum ulla tenemus ?

Car pour faire valoir la condition de nos ames, comme nous voulons, il les faut presupposer toutes sçavantes, lors qu’elles sont en leur simplicité & pureté naturelle. Par ainsin elles eussent esté telles, estans exemptes de la prison corporelle, aussi bien avant que d’y entrer, comme nous esperons qu’elles seront apres qu’elles en seront sorties. Et de ce sçavoir, il faudroit qu’elles se ressouvinssent encore estans au corps, comme disoit Platon, que ce que nous apprenions, n’estoit qu’un ressouvenir de ce que nous avions sçeu : chose que chacun par experience peut maintenir estre faulse. En premier lieu d’autant qu’il ne nous ressouvient justement que de ce qu’on nous apprend : & que si la memoire faisoit purement son office, aumoins nous suggereroit elle quelque traict outre l’apprentissage. Secondement ce qu’elle sçavoit estant en sa pureté, c’estoit une vraye science, connoissant les choses comme elles sont, par sa divine intelligence : là où icy on luy fait recevoir la mensonge & le vice, si on l’en instruit ; en quoy elle ne peut employer sa reminiscence, cette image & conception n’ayant jamais logé en elle. De dire que la prison corporelle estouffe de maniere ses facultez naïfves, qu’elles y sont toutes esteintes : cela est premierement contraire à cette autre creance, de reconnoistre ses forces si grandes, & les operations que les hommes en sentent en cette vie, si admirables, que d’en avoir conclu cette divinité & eternité passée, & l’immortalité à venir :

Nam si tantopere est animi mutata potestas,
Omnis ut actarum exciderit retinentia rerum,
Non ut opinor ea ab letho iam longior errat.

En outre, c’est icy chez nous, & non ailleurs, que doivent estre considerées les forces & les effects de l’ame : tout le reste de ses perfections, luy est vain & inutile : c’est de l’estat present, que doit estre payée & reconneuë toute son immortalité, & de la vie de l’homme, qu’elle est comtable seulement : Ce seroit injustice de luy avoir retranché ses moyens & ses puissances, de l’avoir desarmée, pour du temps de sa captivité & de sa prison, de sa foiblesse & maladie, du temps où elle auroit esté forcée & contrainte, tirer le jugement & une condemnation de durée infinie & perpetuelle : & de s’arrester à la consideration d’un temps si court, qui est à l’adventure d’une ou de deux heures, ou au pis aller, d’un siecle (qui n’ont non plus de proportion à l’infinité qu’un instant) pour de ce moment d’intervalle, ordonner & establir definitivement de tout son estre. Ce seroit une disproportion inique, de tirer une recompense eternelle en consequence d’une si courte vie. Platon, pour se sauver de cet inconvenient, veut que les payements futurs se limitent à la durée de cent ans, relativement à l’humaine durée : & des nostres assez leur ont donné bornes temporelles. Par ainsin ils jugeoient, que sa generation suyvoit la commune condition des choses humaines : Comme aussi sa vie, par l’opinion d’Epicurus & de Democritus, qui a esté la plus receuë, suyvant ces belles apparences. Qu’on la voyoit naistre, à mesme que le corps en estoit capable : on voyoit eslever ses forces comme les corporelles , on y reconnoissoit la foiblesse de son enfance, & avec le temps sa vigueur & sa maturité : & puis sa declination & sa vieillesse, & en fin sa decrepitude :

gigni pariter cum corpore, & vnà
Crescere sentimus, paritérque senescere mentem.

Ils l’appercevoient capable de diverses passions & agitée de plusieurs mouvemens penibles, d’où elle tomboit en lassitude & en douleur, capable d’alteration & de changement, d’allegresse, d’assopissement, & de langueur, subjecte à ses maladies & aux offenses, comme l’estomach ou le pied :

mentem sanari, corpus ut ægrum
Cernimus, & flecti medicina posse uidémus ;

esblouye & troublée par la force du vin : desmuë de son assiette, par les vapeurs d’une fievre chaude : endormie par l’application d’aucuns medicamens, & reveillee par d’autres.

corpoream naturam animi esse necesse est,
Corporeis quoniam telis ictúque laborat.

On luy voyoit estonner & renverser toutes ses facultez par la seule morsure d’un chien malade, & n’y avoir nulle si grande fermeté de discours, nulle suffisance, nulle vertu, nulle resolution philosophique, nulle contention de ses forces, qui la peust exempter de la subjection de ces accidens : La salive d’un chetif mastin versee sur la main de Socrates, secouer toute sa sagesse & toutes ses grandes & si reglees imaginations, les aneantir de maniere qu’il ne restast aucune trace de sa connoissance premiere :

uis animaï
Conturbatur,             & diuisa seorsum
Disiectatur eodem illo distracta ueneno.

Et ce venin ne trouver non plus de resistance en cette ame, qu’en celle d’un enfant de quatre ans : venin capable de faire devenir toute la philosophie, si elle estoit incarnee, furieuse & insensee : si que Caton, qui tordoit le col à la mort mesme & à la fortune, ne peust souffrir la veue d’un miroir, ou de l’eau, accablé d’espouvantement & d’effroy, quand il seroit tombé par la contagion d’un chien enragé, en la maladie que les medecins nomment Hydroforbie.

uis morbi distracta per artus
Turbat agens animam, spumantes æquore salso
Ventorum ut ualidis feruescunt uiribus undæ.

Or quant à ce poinct, la philosophie a bien armé l’homme pour la souffrance de tous autres accidens, ou de patience, ou si elle couste trop à trouver, d’une deffaitte inffaillible, en se desrobant tout à faict du sentiment : mais ce sont moyens, qui servent à une ame estant à soy, & en ses forces, capable de discours & de deliberation : non pas à cet inconvenient, où chez un philosophe, une ame devient l’ame d’un fol, troublee, renversee, & perdue. Ce que plusieurs occasions produisent, comme une agitation trop vehemente, que, par quelque forte passion, l’ame peut engendrer en soy-mesme : ou une blessure en certain endroit de la personne : ou une exhalation de l’estomach, nous jectant à un esblouyssement & tournoyement de teste :

morbis in corporis auius errat
Sæpe animus, dementit enim, deliráque fatur,
Interdúmque graui Lethargo fertur in altum
Æternúmque soporem, oculis nutúque cadenti.

Les philosophes n’ont, ce me semble, guere touché cette corde, non plus qu’une autre de pareille importance. Ils ont ce dilemme tousjours en la bouche, pour consoler nostre mortelle condition : Ou l’ame est mortelle, ou immortelle : Si mortelle, elle sera sans peine : Si immortelle, elle ira en amendant. Ils ne touchent jamais l’autre branche : Quoy, si elle va en empirant ? Et laissent aux poetes les menaces des peines futures : Mais par là ils se donnent un beau jeu. Ce sont deux omissions qui s’offrent à moy souvent en leurs discours. Je reviens à la premiere: Cette ame pert l’usage du souverain bien Stoique, si constant & si ferme. Il faut que nostre belle sagesse se rende en cet endroit, & quitte les armes. Au demeurant, ils consideroient aussi par la vanité de l’humaine raison, que le meslange & societé de deux pieces si diverses, comme est le mortel & l’immortel, est inimaginable :

Quippe etenim mortale æterno iungere, & unà
Consentire putare, & fungi mutua posse,
Desipere est. Quid enim diuersius esse putandum est,
Aut magis inter se disiunctum discrepitánsque,
Quàm mortale quod est, immortali atque perenni
Iunctum in concilio sæuas tolerare procellas ?

Davantage ils sentoyent l’ame s’engager en la mort, comme le corps.

simul æuo fessa fatiscit.

Ce que, selon Zeno, l’image du sommeil nous montre assez. Car il estime que c’est une defaillance & cheute de l’ame aussi bien que du corps. Contrahi animum, & quasi labi putat atque decidere. Et ce qu’on appercevoit en aucuns, sa force, & sa vigueur se maintenir en la fin de la vie, ils le rapportoyent à la diversité des maladies, comme on void les hommes en cette extremité, maintenir, qui un sens, qui un autre, qui l’ouir, qui le fleurer, sans alteration : & ne se void point d’affoiblissement si universel, qu’il n’y reste quelques parties entieres & vigoureuses :

Non alio pacto quàm si pes cùm dolet ægri,
In nullo caput interea sit fortè dolore.

La veue de nostre jugement se rapporte à la verité, comme fait l’œil du chathuant, à la splendeur du Soleil, ainsi que dit Aristote : Par où le sçaurions nous mieux convaincre que par si grossiers aveuglemens en une si apparente lumiere ? Car l’opinion contraire, de l’immortalité de l’ame, laquelle Cicero dit avoir esté premierement introduitte ; aumoins du tesmoignage des livres, par Pherecydes Syrius du temps du Roy Tullus (d’autres en attribuent l’invention à Thales : & autres à d’autres) c’est la partie de l’humaine science traictee avec plus de reservation & de doute. Les dogmatistes les plus fermes, sont contraints en cet endroit principalement, de se rejetter à l’abry des ombrages de l’Academie. Nul ne sçait ce qu’Aristote a estably de ce subject, non plus que touts les anciens en general, qui le manient d’une vacillante creance : rem gratißimam promittentium magis quàm probantium. Il s’est caché soubs le nuage des paroles & sens difficiles, & non intelligibles, & a laissé à ses sectateurs, autant à debattre sur son jugement que sur la matiere. Deux choses leur rendoient cette opinion plausible : l’une, que sans l’immortalité des ames, il n’y auroit plus dequoy asseoir les vaines esperances de la gloire, qui est une consideration de merveilleux credit au monde : l’autre, que c’est une tres-utile impression, comme dit Platon, que les vices, quand ils se desroberont de la veue & connoissance de l’humaine justice, demeurent tousjours en butte à la divine, qui les poursuyvra, voire apres la mort des coulpables. Un soing extreme tient l’homme d’allonger son estre ; il y a pourveu par toutes ses pieces. Et pour la conservation du corps, sont les sepultures : pour la conservation du nom, la gloire. Il a employé toute son opinion à se rebastir (impatient de sa fortune) & à s’estançonner par ses inventions. L’ame par son trouble & sa foiblesse, ne pouvant tenir sur son pied, va questant de toutes parts des consolations, esperances & fondements, & des circonstances estrangeres, où elle s’attache & se plante. Et pour legers & fantastiques que son invention les luy forge, s’y repose plus seurement qu’en soy, & plus volontiers. Mais les plus aheurtez à ceste si juste & claire persuasion de l’immortalité de nos esprits ; c’est merveille comme ils se sont trouvez courts & impuissans à l’establir par leurs humaines forces. Somnia sunt non docentis, sed optantis : disoit un ancien. L’homme peut reconnoistre par ce tesmoignage, qu’il doit à la fortune & au rencontre, la verité qu’il d’escouvre luy seul ; puis que lors mesme, qu’elle luy est tombee en main, il n’a pas dequoy la saisir & la maintenir, & que sa raison n’a pas la force de s’en prevaloir. Toutes choses produites par nostre propre discours & suffisance, autant vrayes que faulses, sont subjectes à incertitude & debat. C’est pour le chastiment de nostre fierté, & instruction de nostre misere & incapacité, que Dieu produisit le trouble, & la confusion de l’ancienne tour de Babel. Tout ce que nous entreprenons sans son assistance, tout ce que nous voyons sans la lampe de sa grace, ce n’est que vanité & folie : L’essence mesme de la verité, qui est uniforme & constante, quand la fortune nous en donne la possession, nous la corrompons & abastardissons par nostre foiblesse. Quelque train que l’homme prenne de soy, Dieu permet qu’il arrive tousjours à cette mesme confusion, de laquelle il nous represente si vivement l’image par le juste chastiement, dequoy il batit l’outrecuidance de Nemroth, & aneantit les vaines entreprinses du bastiment de sa Pyramide. Perdam sapientiam sapientium, & prudentiam prudentium reprobabo. La diversité d’idiomes & de langues, dequoy il troubla cet ouvrage, qu’est-ce autre chose, que cette infinie & perpetuelle altercation & discordance d’opinions & de raisons, qui accompaigne & embrouille le vain bastiment de l’humaine science ? Et l’embrouille utilement. Qui nous tiendroit, si nous avions un grain de connoissance ? Ce Sainct m’a faict grand plaisir : Ipsa vtilitatis occultatio, aut humilitatis exercitatio est, aut elationis attritio. Jusques à quel poinct de presomption & d’insolence, ne portons nous nostre aveuglement & nostre bestise ? Mais pour reprendre mon propos : c’estoit vrayement bien raison, que nous fussions tenus à Dieu seul, & au benefice de sa grace, de la verité d’une si noble creance, puis que de sa seule liberalité, nous recevons le fruict de l’immortalité, lequel consiste en la jouyssance de la beatitude eternelle. Confessons ingenuement, que Dieu seul nous l’a dict, & la foy : Car leçon n’est-ce pas de nature & de nostre raison. Et qui retentera son estre & ses forces, & dedans & dehors, sans ce privilege divin : qui verra l’homme, sans le flatter, il n’y verra ny efficace, ny faculté, qui sente autre chose que la mort & la terre. Plus nous donnons, & devons, & rendons à Dieu, nous en faisons d’autant plus chrestiennement. Ce que ce philosophe Stoicien dit tenir du fortuit consentement de la voix populaire, valoit-il pas mieux qu’il le tinst de Dieu ? Cùm de animorum æternitate disserimus, non leve momentum apud nos habet consensus hominum, aut timentium inferos, aut colentium. Vtor hac publica persuasione. Or la foiblesse des argumens humains sur ce subject, se connoist singulierement par les fabuleuses circonstances, qu’ils ont adjoustees à la suite de cette opinion, pour trouver de quelle condition estoit cette nostre immortalité. Laissons les Stoiciens, Vsuram nobis largiuntur ; tanquam cornicibus ; diu mansuros aiunt animos, sempernegant : qui donnent aux ames une vie au delà de cette cy, mais finie. La plus universelle & plus receue fantaisie, & qui dure jusques à nous, ç’a esté celle, de laquelle on fait autheur Pythagoras ; non qu’il en fust le premier inventeur, mais d’autant qu’elle receut beaucoup de poix, & de credit, par l’authorité de son approbation : C’est que les ames au partir de nous ne faisoient que rouler de l’un corps à un autre, d’un lyon à un cheval, d’un cheval à un Roy, se promenants ainsi sans cesse, de maison en maison. Et luy disoit se souvenir avoir esté Æthalides, depuis Euphorbus, en apres Hermotimus, en fin de Pyrrhus estre passé en Pythagoras : ayant memoire de soy de deux cents six ans. Adjoustoyent aucuns, que ces mesmes ames remontent au ciel par fois, & en devallent encores :

O pater ánne aliquas ad cœlum hinc ire putandum est
Sublimes animas, iterúmque ad tarda reuerti
Corpora ? quæ lucis miseris tam dira cupido ?

Origene les fait aller & venir eternellement du bon au mauvais estat. L’opinion que Varro recite, est, qu’en quatre cens quarante ans de revolution elles se rejoignent à leur premier corps. Chrysippus, que cela doibt advenir apres certain espace de temps inconnu & non limité. Platon (qui dit tenir de Pindare & de l’ancienne poësie cette croyance) des infinies vicissitudes de mutation, ausquelles l’ame est preparee, n’ayant ny les peines, ny les recompenses en l’autre monde, que temporelles, comme sa vie en cettuy-cy n’est que temporelle, conclud en elle une singuliere sçience des affaires du ciel, de l’enfer, & d’icy, où elle a passé, repassé, & sejourné à plusieurs voyages : matiere à sa reminiscence. Voicy son progrés ailleurs : Qui a bien vescu, il se rejoint à l’astre, auquel il est assigné : qui mal, il passe en femme : & si lors mesme il ne se corrige point, il se rechange en beste de condition convenable à ses mœurs vicieuses : & ne verra fin à ses punitions, qu’il ne soit revenu à sa naive constitution, s’estant par la force de la raison defaict des qualitez grossieres, stupides, & elementaires, qui estoyent en luy. Mais je ne veux oublier l’objection que font les Epicuriens à cette transmigration de corps en autre. Elle est plaisante : Ils demandent quel ordre il y auroit, si la presse des mourans venoit à estre plus grande que des naissans. Car les ames deslogees de leur giste seroyent à se fouler à qui prendroit place la premiere dans ce nouvel estuy. Et demandent aussi, à quoy elles passeroient leur temps, ce pendant qu’elles attendroient qu’un logis leur fust appresté : ou au rebours s’il naissoit plus d’animaux, qu’il n’en mourroit, ils disent que les corps seroient en mauvais party, attendant l’infusion de leur ame, & en adviendroit qu’aucuns d’iceux se mourroient avant que d’avoir esté vivans.

Denique connubia ad ueneris, partúsque ferarum,
Esse animas præsto deridiculum esse uidetur,
Et spectare immortales mortalia membra
Innumero numero, certaréque præproperanter
Inter se, quæ prima potißimáque insinuetur.

D’autres ont arresté l’ame au corps des trespassez pour en animer les serpents, les vers, & autres bestes, qu’on dit s’engendrer de la corruption de nos membres, voire & de nos cendres : D’autres la divisent en une partie mortelle, & l’autre immortelle : Autres la font corporelle, & ce neantmoins immortelle : Aucuns la font immortelle, sans science & sans connoissance. Il y en a aussi des nostres mesmes qui ont estimé, que des ames des condamnez, il s’en faisoit des diables : comme Plutarque pense, qu’il se face des dieux de celles qui sont sauvees : Car il est peu de choses que cet autheur là establisse d’une façon de parler si resolue, qu’il fait ceste-cy : maintenant par tout ailleurs une maniere dubitatrice & ambigue. Il faut estimer (dit-il) & croire fermement, que les ames des hommes vertueux selon nature & selon justice divine, deviennent d’hommes saincts, & de saincts demy-dieux, & de demy-dieux, apres qu’ils sont parfaictement, comme és sacrifices de purgation, nettoiez & purifiez, estans delivrez de toute passibilité & de toute mortalité, ils deviennent, non par aucune ordonnance civile, mais à la verité, & selon raison vray-semblable, dieux entiers & parfaicts, en recevant une fin tres heureuse & tres-glorieuse. Mais qui le voudra voir, luy, qui est des plus retenus pourtant & moderez de la bande, s’escarmoucher avec plus de hardiesse, & nous conter ses miracles sur ce propos, je le renvoye à son discours de la Lune, & du Dæmon de Socrates, là où aussi evidemment qu’en nul autre lieu, il se peut adverer, les mysteres de la philosophie avoir beaucoup d’estrangetez communes avec celles de la poesie : l’entendement humain se perdant à vouloir sonder & contreroller toutes choses jusques au bout : tout ainsi comme, lassez & travaillez de la longue course de nostre vie, nous retombons en enfantillage. Voyla les belles & certaines instructions, que nous tirons de la science humaine, sur le subject de nostre ame. Il n’y a point moins de temerité en ce qu’elle nous apprend des parties corporelles. Choisissons en un, ou deux exemples : car autrement nous nous perdrions dans cette mer trouble & vaste des erreurs medecinales. Sçachons, si on s’accorde au moins en cecy, de quelle matiere les hommes se produisent les uns des autres. Car quant à leur premiere production, ce n’est pas merveille, si en chose si haute & ancienne, l’entendement humain se trouble & dissipe. Archelaus le physicien, duquel Socrates fut le disciple & le mignon, selon Aristoxenus, disoit, & les hommes & les animaux avoir esté faicts d’un limon laicteux, exprimé par la chaleur de la terre. Pythagoras dit nostre semence estre l’escume de nostre meilleur sang : Platon, l’escoulement de la moelle de l’espine du dos : ce qu’il argumente de ce, que cet endroit se sent le premier, de la lasseté de la besongne : Alcmeon, partie de la substance du cerveau : & qu’il soit ainsi, dit-il, les yeux troublent à ceux qui se travaillent outre mesure à cet exercice : Democritus, une substance extraite de toute la masse corporelle : Epicurus, extraicte de l’ame & du corps : Aristote, un excrement tiré de l’aliment du sang le dernier qui s’espand en nos membres : autres, du sang, cuit & digeré par la chaleur des genitoires : ce qu’ils jugent de ce qu’aux extremes efforts, on rend des gouttes de pur sang : en quoy il semble qu’il y ait plus d’apparence, si on peut tirer quelque apparence d’une confusion si infinie. Or pour mener à effect cette semence, combien en font-ils d’opinions contraires ? Aristote & Democritus tiennent que les femmes n’ont point de sperme : & que ce n’est qu’une sueur qu’elles eslancent par la chaleur du plaisir & du mouvement, qui ne sert de rien à la generation. Galen au contraire, & ses suyvans, que sans la rencontre des semences, la generation ne se peut faire. Voila les medecins, les philosophes, les jurisconsultes, & les theologiens, aux prises pesle mesle avec nos femmes, sur la dispute, à quels termes les femmes portent leur fruict. Et moy je secours par l’exemple de moy-mesme, ceux d’entre eux, qui maintiennent la grossesse d’onze moys. Le monde est basty de cette experience, il n’est si simple femmelette qui ne puisse dire son advis sur toutes ces contestations, & si nous n’en sçaurions estre d’accord. En voila assez pour verifier que l’homme n’est non plus instruit de la connoissance de soy, en la partie corporelle, qu’en la spirituelle. Nous l’avons proposé luy mesmes à soy, & sa raison, à sa raison, pour voir ce qu’elle nous en diroit. Il me semble assez avoir montré combien peu elle s’entend en elle mesme. Et qui ne s’entend en soy, en quoy se peut il entendre ? Quasi verò mensuram vllius rei poßit agere, qui sui nesciat. Vrayement Protagoras nous en comtoit de belles, faisant l’homme la mesure de toutes choses, qui ne sçeut jamais seulement la sienne. Si ce n’est luy, sa dignité ne permettra pas qu’autre creature ayt cet advantage. Or luy estant en soy si contraire, & l’un jugement subvertissant l’autre sans cesse, cette favorable proposition n’estoit qu’une risee, qui nous menoit à conclurre par necessité la neantise du compas & du compasseur. Quand Thales estime la connoissance de l’homme tres-difficile à l’homme, il luy apprend, la connoissance de toute autre chose luy estre impossible. Vous, pour qui j’ay pris la peine d’estendre un si long corps, contre ma coustume, ne refuyrez point de maintenir vostre Sebonde, par la forme ordinaire d’argumenter, dequoy vous estes tous les jours instruite, & exercerez en celà vostre esprit & vostre estude : car ce dernier tour d’escrime icy, il ne le faut employer que comme un extreme remede. C’est un coup desesperé, auquel il faut abandonner vos armes, pour faire perdre à vostre adversaire les siennes : & un tour secret, duquel il se faut servir rarement & reservément : C’est grande temerité de vous perdre pour perdre un autre. Il ne faut pas vouloir mourir pour se venger, comme fit Gobrias : Car estant aux prises bien estroictes avec un seigneur de Perse, Darius y survenant l’espee au poing, qui craignoit de frapper, de peur d’assener Gobrias : il luy cria, qu’il donnast hardiment, quand il devroit donner au travers tous les deux. J’ay veu reprouver pour injustes, des armes & conditions de combat singulier desesperees, & ausquelles celuy qui les offroit, mettoit luy & son compaignon en termes d’une fin à tous deux inevitables. Les Portugais prindrent en la mer des Indes certains Turcs prisonniers, lesquels impatiens de leur captivité, se resolurent, & leur succeda, frottant des clous de navire l’un à l’autre, & faisans tomber une estincelle de feu dans les caques de poudre (qu’il y avoit en l’endroit où ils estoyent gardez) d’embraser & mettre en cendre eux, leurs maistres & le vaisseau. Nous secouons icy les limites & dernieres clostures des sciences : ausquelles l’extremité est vitieuse, comme en la vertu. Tenez vous dans la route commune, il ne fait mie bon estre si subtil & si fin. Souvienne vous de ce que dit le proverbe Thoscan,

Chi troppo s’assottiglia, si scavezza.

Je vous conseille en vos opinions & en vos discours, autant qu’en vos mœurs, & en toute autre chose, la moderation & l’attrempance, & la fuitte de la nouvelleté & de l’estrangeté. Toutes les voyes extravagantes me faschent. Vous qui par l’authorité que vostre grandeur vous apporte, & encores plus par les avantages que vous donnent les qualitez plus vostres, pouvez d’un clin d’œil commander à qui il vous plaist, deviez donner ceste charge à quelqu’un, qui fist profession des lettres, qui vous eust bien autrement appuié & enrichi cette fantasie. Toutesfois en voicy assez, pour ce que vous en avez à faire. Epicurus disoit des loix, que les pires nous estoient si necessaires, que sans elles, les hommes s’entremangeroient les uns les autres. Et Platon verifie que sans loix, nous vivrions comme bestes. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux & temeraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre & la mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres, & quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous, débordez en licence d’opinions, & de mœurs : c’est miracle s’il s’en rencontre un rassis & sociable. On a raison de donner à l’esprit humain les barrieres les plus contraintes qu’on peut. En l’estude, comme au reste, il luy faut compter & regler ses marches : il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride & garrotte de religions, & de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines, & recompenses mortelles & immortelles : encores void-on que par sa volubilité & dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons. C’est un corps vain, qui n’a par où estre saisi & assené : un corps divers & difforme, auquel on ne peut asseoir nœud ny prise. Certes il est peu d’ames si reglees, si fortes & bien nees, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte : & qui puissent avec moderation & sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugemens, au delà des opinions communes. Il est plus expedient de les mettre en tutelle. C’est un outrageux glaive à son possesseur mesme, que l’esprit, à qui ne sçait s’en armer ordonnément & discrettement. Et n’y a point de beste, à qui il faille plus justement donner des orbieres, pour tenir sa veue subjecte, & contrainte devant ses pas ; & la garder d’extravaguer ny çà ny là, hors les ornieres que l’usage & les loix luy tracent. Parquoy il vous siera mieux de vous resserrer dans le train accoustumé, quel qu’il soit, que de jetter vostre vol à cette licence effrenee. Mais si quelqu’un de ces nouveaux docteurs, entreprend de faire l’ingenieux en vostre presence, aux despens de son salut & du vostre : pour vous deffaire de cette dangereuse peste, qui se respand tous les jours en vos cours, ce preservatif à l’extreme necessité, empeschera que la contagion de ce venin n’offensera, ny vous, ny vostre assistance. La liberté donc & gaillardise de ces esprits anciens, produisoit en la philosophie & sciences humaines, plusieurs sectes d’opinions differentes, chacun entreprenant de juger & de choisir pour prendre party. Mais à present, que les hommes vont tous un train : qui certis quibusdam destinatísque sententiis addicti & consecrati sunt, vt etiam, quæ non probant, cogantur defendere : Et que nous recevons les arts par civile authorité & ordonnance : Si que les escholes n’ont qu’un patron & pareille institution & discipline circonscripte, on ne regarde plus ce que les monnoyes poisent & valent, mais chacun à son tour, les reçoit selon le prix, que l’approbation commune & le cours leur donne : on ne plaide pas de l’alloy, mais de l’usage : ainsi se mettent egallement toutes choses. On reçoit la medecine, comme la geometrie ; & les battelages, les enchantemens, les liaisons, le commerce des esprits des trespassez, les prognostications, les domifications, & jusques à cette ridicule poursuitte de la pierre philosophale, tout se met sans contredict. Il ne faut que sçavoir, que le lieu de Mars loge au milieu du triangle de la main, celuy de Venus au pouce, & de Mercure au petit doigt : & que quand la mensale couppe le tubercle de l’enseigneur, c’est signe de cruauté : quand elle faut sous le mitoyen, & que la moyenne naturelle fait un angle avec la vitale, sous mesme endroit, que c’est signe d’une mort miserable : Que si à une femme la naturelle est ouverte, & ne ferme point l’angle avec la vitale, celà denote qu’elle sera mal chaste. Je vous appelle vous mesme à tesmoin, si avec cette science, un homme ne peut passer avec reputation & faveur parmy toutes compagnies. Theophrastus disoit, que l’humaine connoissance, acheminee par les sens, pouvoit juger des causes des choses jusques à certaine mesure, mais qu’estant arrivee aux causes extremes & premieres, il falloit qu’elle s’arrestast, & qu’elle rebouchast : à cause ou de sa foiblesse, ou de la difficulté des choses. C’est une opinion moyenne & douce ; que nostre suffisance nous peut conduire jusques à la connoissance d’aucunes choses, & qu’elle a certaines mesures de puissance, outre lesquelles c’est temerité de l’emploier. Cette opinion est plausible, & introduite par gens de composition : mais il est malaisé de donner bornes à nostre esprit : il est curieux & avide, & n’a point occasion de s’arrester plustost à mille pas qu’à cinquante. Ayant essayé par experience, que ce à quoy l’un s’estoit failly, l’autre y est arrivé : & que ce qui estoit inconnu à un siecle, le siecle suivant l’a esclarcy : & que les sciences & les arts ne se jettent pas en moule, ains se forment & figurent peu à peu, en les maniant & polissant à plusieurs fois, comme les ours façonnent leurs petits en les leschant à loisir : ce que ma force ne peut descouvrir, je ne laisse pas de le sonder & essaier : & en retastant & pestrissant cette nouvelle matiere, la remuant & l’eschauffant, j’ouvre à celuy qui me suit, quelque facilité pour en jouir plus à son aise, & la luy rends plus soupple : & plus maniable :

ut hymettia sole
Cera remollescit, tractatáque pollice multas
Vertitur in facies, ipsóque fit utilis usu.

Autant en fera le second au tiers : qui est cause que la difficulté ne me doit pas desesperer ; ny aussi peu mon impuissance, car ce n’est que la mienne. L’homme est capable de toutes choses, comme d’aucunes : Et s’il advoue, comme dit Theophrastus, l’ignorance des causes premieres & des principes, qu’il me quitte hardiment tout le reste de sa science : Si le fondement luy faut, son discours est par terre : Le disputer & l’enquerir, n’a autre but & arrest que les principes : si cette fin n’arreste son cours, il se jette à une irresolution infinie. Non potest aliud alio magis minúsve comprehendi, quoniam omnium rerum vna est definitio comprehendendi. Or il est vray-semblable que si l’ame sçavoit quelque chose, elle se sçauroit premierement elle mesme ; & si elle sçavoit quelque chose hors d’elle, ce seroit son corps & son estuy, avant toute autre chose. Si on void jusques aujourd’huy les dieux de la medecine se debattre de nostre anatomie,

Mulciber in Troiam, pro Troia stabat Apollo :

quand attendons nous qu’ils en soyent d’accord ? Nous nous sommes plus voisins, que ne nous est la blancheur de la nege, ou la pesanteur de la pierre. Si l’homme ne se connoist, comment connoist-il ses functions & ses forces ? Il n’est pas à l’advanture, que quelque notice veritable ne loge chez nous ; mais c’est par hazard. Et d’autant que par mesme voye, mesme façon & conduitte, les erreurs se reçoivent en nostre ame, elle n’a pas dequoy les distinguer, ny dequoy choisir la verité du mensonge. Les Academiciens recevoient quelque inclination de jugement ; & trouvoient trop crud, de dire qu’il n’estoit pas plus vray-semblable que la nege fust blanche, que noire ; & que nous ne fussions non plus asseurez du mouvement d’une pierre, qui part de nostre main, que de celuy de la huictiesme sphere. Et pour eviter cette difficulté & estrangeté, qui ne peut à la verité loger en nostre imagination, que malaisément ; quoy qu’ils establissent que nous n’estions aucunement capables de sçavoir, & que la verité est engoufree dans des profonds abysmes, où la veue humaine ne peut penetrer : si advouoient ils, les unes choses plus vray-semblables que les autres ; & recevoient en leur jugement cette faculté, de se pouvoir incliner plustost à une apparence, qu’à une autre. Ils luy permettoient cette propension, luy deffendant toute resolution. L’advis des Pyrrhoniens est plus hardy, & quant & quant plus vray-semblable. Car cette inclination Academique, & cette propension à une proposition plustost qu’à une autre, qu’est-ce autre chose que la reconnoissance de quelque plus apparente verité, en cette-cy qu’en celle-là ? Si nostre entendement est capable de la forme, des lineamens, du port, & du visage, de la verité, il la verroit entiere, aussi bien que demie, naissante, & imperfaicte. Cette apparence de verisimilitude, qui les faict prendre plustost à gauche qu’à droicte, augmentez la ; cette once de verisimilitude, qui incline la balance, multipliez là de cent, de mille onces ; il en adviendra en fin, que la balance prendra party tout à faict, & arrestera un chois & une verité entiere. Mais comment se laissent ils plier à la vray-semblance, s’ils ne connoissent le vray ? Comment connoissent ils la semblance de ce, dequoy ils ne connoissent pas l’essence ? Ou nous pouvons juger tout à faict, ou tout à faict nous ne le pouvons pas. Si noz facultez intellectuelles & sensibles, sont sans fondement & sans pied, si elles ne font que flotter & vanter, pour neant laissons nous emporter nostre jugement à aucune partie de leur operation, quelque apparence qu’elle semble nous presenter. Et la plus seure assiette de nostre entendement, & la plus heureuse, ce seroit celle-là, où il se maintiendroit rassis, droit, inflexible, sans bransle & sans agitation. Inter visa, vera : aut falsa, ad animi assensum, nihil interest. Que les choses ne logent pas chez nous en leur forme & en leur essence, & n’y facent leur entree de leur force propre & authorité, nous le voyons assez. Par ce que s’il estoit ainsi, nous les recevrions de mesme façon : le vin seroit tel en la bouche du malade, qu’en la bouche du sain. Celui qui a des crevasses aux doigts, ou qui les a gourds, trouveroit une pareille durté au bois ou au fer, qu’il manie, que fait un autre. Les subjects estrangers se rendent donc à nostre mercy, ils logent chez nous, comme il nous plaist. Or si de nostre part nous recevions quelque chose sans alteration, si les prises humaines estoient assez capables & fermes, pour saisir la verité par nos propres moyens, ces moyens estans communs à tous les hommes, cette verité se rejetteroit de main en main de l’un à l’autre. Et au moins se trouveroit-il une chose au monde, de tant qu’il y en a, qui se croiroit par les hommes d’un consentement universel. Mais ce, qu’il ne se void aucune proposition, qui ne soit debattue & controverse entre nous, ou qui ne le puisse estre, montre bien que nostre jugement naturel ne saisit pas bien clairement ce qu’il saisit : car mon jugement ne le peut faire recevoir au jugement de mon compagnon : qui est signe que je l’ay saisi par quelque autre moyen, que par une naturelle puissance, qui soit en moy & en tous les hommes. Laissons à part cette infinie confusion d’opinions, qui se void entre les philosophes mesmes, & ce debat perpetuel & universel en la connoissance des choses. Car cela est presupposé tres-veritablement, que d’aucune chose les hommes, je dy les sçavans, les mieux nais, les plus suffisans, ne sont d’accord : non pas que le ciel soit sur nostre teste : car ceux qui doubtent de tout, doubtent aussi de cela : & ceux qui nient que nous puissions comprendre aucune chose, disent que nous n’avons pas compris que le ciel soit sur nostre teste : & ces deux opinions sont, en nombre, sans comparaison les plus fortes. Outre cette diversité & division infinie, par le trouble que nostre jugement nous donne à nous mesmes, & l’incertitude que chacun sent en soy, il est aisé à voir qu’il a son assiette bien mal asseuree. Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous nos fantasies ? Ce que je tiens aujourd’huy, & ce que je croy, je le tiens, & le croy de toute ma croyance ; tous mes utils & tous mes ressors empoignent cette opinion, & m’en respondent, sur tout ce qu’ils peuvent : je ne sçaurois embrasser aucune verité ny conserver avec plus d’asseurance, que je fay cettecy. J’y suis tout entier ; j’y suis voirement : mais ne m’est-il pas advenu non une fois, mais cent, mais mille, & tous les jours d’avoir embrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j’ay jugee faulse ? Au moins faut-il devenir sage à ses propres despens. Si je me suis trouvé souvent trahy soubs cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement faulse, & ma balance inegale & injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois, plus qu’aux autres ? N’est-ce pas sottise, de me laisser tant de fois pipper à un guide ? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu’elle ne face que vuider & remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance, autres & autres opinions, tousjours la presente & la derniere c’est la certaine, & l’infaillible. Pour cette-cy, il faut abandonner les biens, l’honneur, la vie, & le salut, & tout.

posterior res illa reperta,
Perdit, & immutat sensus ad pristina quæque.

Quoy qu’on nous presche, quoy que nous apprenions, il faudroit tousjours se souvenir que c’est l’homme qui donne, & l’homme qui reçoit ; c’est une mortelle main qui nous le presente ; c’est une mortelle main qui l’accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict & authorité de persuasion, seules merque de verité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens : cette saincte & grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme & fortifie par sa grace & faveur particuliere & supernaturelle. Au moins devroit nostre condition fautive, nous faire porter plus moderément & retenuëment en nos changemens. Il nous devroit souvenir, quoy que nous receussions en l’entendement, que nous recevons souvent des choses faulses, & que c’est par ces mesmes utils qui se dementent & qui se trompent souvent. Or n’est-il pas merveille, s’ils se dementent, estans si aysez à incliner & à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement & les facultez de nostre ame en general, souffrent selon les mouvements & alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N’avons nous pas l’esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif, en santé qu’en maladie ? La joye & la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjects qui se presentent à nostre ame, d’un tout autre visage, que le chagrin & la melancholie ? Pensez vous que les vers de Catulle ou de Sappho, rient à un vieillard avaricieux & rechigné, comme à un jeune homme vigoureux & ardent ? Cleomenes fils d’Anaxandridas estant malade, ses amis luy reprochoient qu’il avoit des humeurs & fantasies nouvelles, & non accoustumées : Je croy bien, fit-il, aussi ne suis-je pas celuy que je suis estant sain : estant autre, aussi sont autres mes opinions & fantasies. En la chicane de nos palais, ce mot est en usage, qui se dit des criminels qui rencontrent les juges en quelque bonne trampe, douce & debonnaire, gaudeat de bona fortuna. Car il est certain que les jugemens se rencontrent par fois plus tendus à la condemnation, plus espineux & aspres, tantost plus faciles, aysez, & enclins à l’excuse. Tel qui rapporte de sa maison la douleur de la goutte, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l’ame teinte & abbreuvée de colere, il ne faut pas doubter que son jugement ne s’en altere vers cette part là. Ce venerable Senat d’Areopage, jugeoit de nuict, de peur que la veuë des poursuyvans corrompist sa justice. L’air mesme & la serenité du ciel, nous apporte quelque mutation, comme dit ce vers Grec en Cicero,

Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Iuppiter, auctifera lustrauit lampade terras.

Ce ne sont pas seulement les fievres, les breuvages, & les grands accidens, qui renversent nostre jugement : les moindres choses du monde le tournevirent. Et ne faut pas doubter, encores que nous ne le sentions pas, que si la fievre continuë peut atterrer nostre ame, que la tierce n’y apporte quelque alteration selon sa mesure & proportion. Si l’apoplexie assoupit & esteint tout à faict la veuë de nostre intelligence, il ne faut pas doubter que le morfondement ne l’esbloüisse. Et par consequent, à peine se peut-il rencontrer une seule heure en la vie, où nostre jugement se trouve en sa deuë assiette, nostre corps estant subject à tant de continuelles mutations, & estoffé de tant de sortes de ressorts, que j’en croy les medecins, combien il est malaisé, qu’il n’y en ayt tousjours quelqu’un qui tire de travers. Au demeurant, cette maladie ne se descouvre pas si aisément, si elle n’est du tout extreme & irremediable : d’autant que la raison va tousjours torte, boiteuse, & deshanchée : & avec le mensonge comme avec la verité. Par ainsin, il est malaisé de descouvrir son mescompte, & desreglement. J’appelle tousjours raison, cette apparence de discours que chacun forge en soy : cette raison, de la condition de laquelle, il y en peut avoir cent contraires autour d’un mesme subject : c’est un instrument de plomb, & de cire, alongeable, ployable, & accommodable à tout biais & à toutes mesures : il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner. Quelque bon dessein qu’ait un juge, s’il ne s’escoute de pres, à quoy peu de gens s’amusent ; l’inclination à l’amitié, à la parenté, à la beauté, & à la vengeance, & non pas seulement choses si poisantes, mais cet instinct fortuite, qui nous fait favoriser une chose plus qu’une autre, & qui nous donne sans le congé de la raison, le choix, en deux pareils subjects, ou quelque umbrage de pareille vanité, peuvent insinuer insensiblement en son jugement, la recommendation ou deffaveur d’une cause, & donner pente à la balance. Moy qui m’espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n’a pas fort affaire ailleurs,

quis sub arcto
Rex gelidæ metuatur oræ,
Quid Tyridatem terreat, unicè
Securus,

à peine oseroy-je dire la vanité & la foiblesse que je trouve chez moy. J’ay le pied si instable & si mal assis, je le trouve si aysé à crouler, & si prest au branle, & ma veuë si desreglée, qu’à jun je me sens autre, qu’apres le repas : si ma santé me rid, & la clarté d’un beau jour, me voyla honneste homme : si j’ay un cor qui me presse l’orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant & inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantost rude, tantost aysé, & mesme chemin à cette heure plus court, une autrefois plus long : & une mesme forme ores plus ores moins aggreable : Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire : ce qui m’est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscrettes & casueles chez moy. Ou l’humeur melancholique me tient, ou la cholerique, & de son authorité privée, à cett’ heure le chagrin predomine en moy, à cette heure l’allegresse. Quand je prens des livres, j’auray apperceu en tel passage des graces excellentes, & qui auront feru mon ame ; qu’une autre fois j’y retombe, j’ay beau le tourner & virer, j’ay beau le plier & le manier, c’est une masse inconnuë & informe pour moy. En mes escris mesmes, je ne retrouve pas tousjours l’air de ma premiere imagination : je ne sçay ce que j’ay voulu dire : & m’eschaude souvent à corriger, & y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier qui valloit mieux. Je ne fay qu’aller & venir : mon jugement ne tire pas tousjours avant, il flotte, il vague,

velut minuta magno
Deprensa nauis in mari uesaniente uento.

Maintes-fois (comme il m’advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice & pour esbat, à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit s’appliquant & tournant de ce costé-là, m’y attache si bien, que je ne trouve plus la raison de mon premier advis, & m’en despars. Je m’entraine quasi où je panche, comment que ce soit, & m’emporte de mon poix. Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s’il se regardoit comme moy. Les Prescheurs sçavent, que l’emotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance : & qu’en cholere nous nous addonnons plus à la deffence de nostre proposition, l’imprimons en nous, & l’embrassons avec plus de vehemence & d’approbation, que nous ne faisons estans en nostre sens froid & reposé. Vous recitez simplement une cause à l’advocat, il vous y respond chancellant & doubteux : vous sentez qu’il luy est indifferent de prendre à soustenir l’un ou l’autre party : l’avez vous bien payé pour y mordre, & pour s’en formaliser, commence-il d’en estre interessé, y a-il eschauffé sa volonté ? sa raison & sa science s’y eschauffent quant & quant : voylà une apparente & indubitable verité, qui se presente à son entendement : il y descouvre une toute nouvelle lumiere, & le croit à bon escient, & se le persuade ainsi. Voire je ne sçay si l’ardeur qui naist du despit, & de l’obstination, à l’encontre de l’impression & violence du magistrat, & du danger : ou l’interest de la reputation, n’ont envoyé tel homme soustenir jusqu’au feu, l’opinion pour laquelle entre ses amis, & en liberté, il n’eust pas voulu s’eschauder le bout du doigt. Les secousses & esbranlemens que nostre ame reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle : mais encore plus les siennes propres : ausquelles elle est si fort prise, qu’il est à l’adventure soustenable, qu’elle n’a aucune autre alleure & mouvement, que du souffle de ses vents, & que sans leur agitation elle resteroit sans action, comme un navire en pleine mer, que les vents abandonnent de leur secours. Et qui maintiendroit celà, suyvant le party des Peripateticiens, ne nous feroit pas beaucoup de tort, puis qu’il est connu, que la plus part des plus belles actions de l’ame, procedent & ont besoin de cette impulsion des passions. La vaillance, disent-ils, ne se peut parfaire sans l’assistance de la cholere.

Semper Aiax fortis, fortissimus tamen in furore.

Ny ne court on sus aux meschants, & aux ennemis, assez vigoureusement, si on n’est courroucé : Et veulent que l’Advocat inspire le courroux aux juges, pour en tirer justice. Les cupiditez emeurent Themistocles, emeurent Demosthenes : & ont poussé les philosophes aux travaux, veillées, & peregrinations : Nous meinent à l’honneur, à la doctrine, à la santé, fins utiles. Et cette lascheté d’ame à souffrir l’ennuy & la fascherie, sert à nourrir en la conscience, la penitence & la repentance : & à sentir les fleaux de Dieu, pour nostre chastiment, & les fleaux de la correction politique. La compassion sert d’ aiguillon à la clemence, & la prudence de nous conserver & gouverner, est esveillée par nostre crainte : & combien de belles actions par l’ambition ? combien par la presomption ? Aucune eminente & gaillarde vertu en fin, n’est sans quelque agitation desreglée. Seroit-ce pas l’une des raisons qui auroit meu les Epicuriens, à descharger Dieu de tout soin & sollicitude de nos affaires : d’autant que les effects mesmes de sa bonté ne se pouvoient exercer envers nous, sans esbranler son repos, par le moyen des passions, qui sont comme des piqueures & sollicitations acheminans l’ame aux actions vertueuses ? Ou bien ont ils creu autrement, & les ont prinses, comme tempestes, qui desbauchent honteusement l’ame de sa tranquillité ? Vt maris tranquillitas intelligitur, nulla, ne minima quidem, aura fluctus commouente : Sic animi quietus & placatus status cernitur, quum perturbatio nulla est, qua moueri queat. Quelles differences de sens & de raison, quelle contrarieté d’imaginations nous presente la diversité de nos passions ? Quelle asseurance pouvons nous doncq prendre de chose si instable & si mobile, subjecte par sa condition à la maistrise du trouble, n’allant jamais qu’un pas forcé & emprunté ? Si nostre jugement est en main à la maladie mesmes, & à la perturbation, si c’est de la folie & de la temerité, qu’il est tenu de recevoir l’impression des choses, quelle seurté pouvons nous attendre de luy ? N’y a il point de hardiesse à la philosophie, d’estimer des hommes qu’ils produisent leurs plus grands effects, & plus approchans de la divinité, quand ils sont hors d’eux, & furieux & insensez ? Nous nous amendons par la privation de nostre raison, & son assoupissement. Les deux voies naturelles, pour entrer au cabinet des Dieux, & y preveoir le cours des destinées, sont la fureur & le sommeil. Cecy est plaisant à considerer. Par la dislocation, que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux : par son extirpation, que la fureur ou l’image de la mort apporte, nous devenons prophetes & devins. Jamais plus volontiers je ne l’en creu. C’est un pur enthousiasme, que la saincte verité a inspiré en l’esprit philosophique, qui luy arrache contre sa proposition, que l’estat tranquille de nostre ame, l’estat rassis, l’estat plus sain, que la philosophie luy puisse acquerir, n’est pas son meilleur estat. Nostre veillée est plus endormie que le dormir : nostre sagesse moins sage que la folie : noz songes vallent mieux, que noz discours : la pire place, que nous puissions prendre, c’est en nous. Mais pense elle pas, que nous ayons l’advisement de remerquer, que la voix, qui fait l’esprit, quand il est deprins de l’homme, si clair-voyant, si grand, si parfaict ; & pendant qu’il est en l’homme, si terrestre, ignorant & tenebreux, c’est une voix partant de l’esprit qui est en l’homme terrestre, ignorant & tenebreux : & à cette cause voix infiable & incroyable ? Je n’ay point grande experience de ces agitations vehementes, estant d’une complexion molle & poisante ; desquelles la pluspart surprennent subitement nostre ame, sans luy donner loisir de se reconnoistre. Mais cette passion, qu’on dit estre produite par l’oisiveté, au cœur des jeunes hommes, quoy qu’elle s’achemine avec loisir & d’un progrés mesuré, elle represente bien evidemment, à ceux qui ont essayé de s’opposer à son effort, la force de cette conversion & alteration, que nostre jugement souffre. J’ay autrefois entrepris de me tenir bandé pour la soustenir & rabattre : car il s’en faut tant que je sois de ceux, qui convient les vices, que je ne les suis pas seulement, s’ils ne m’entrainent : je la sentois naistre, croistre, & s’augmenter en despit de ma resistance : & en fin tout voyant & vivant, me saisir & posseder, de façon que, comme d’une yvresse, l’image des choses me commençoit à paroistre autre que de coustume : je voyois evidemment grossir & croistre les advantages du subject que j’allois desirant, & aggrandir & enfler par le vent de mon imagination : les difficultez de mon entreprise, s’aiser & se planir ; mon discours & ma conscience, se tirer arriere : Mais ce feu estant evaporé, tout à un instant, comme de la clarté d’un esclair, mon ame reprendre une autre sorte de veuë, autre estat, & autre jugement : Les difficultez de la retraite, me sembler grandes & invincibles, & les mesmes choses de bien autre goust & visage, que la chaleur du desir ne me les avoit presentées. Lequel plus veritablement, Pyrrho n’en sçait rien. Nous ne sommes jamais sans maladie. Les fievres ont leur chaud & leur froid : des effects d’une passion ardente, nous retombons aux effects d’une passion frilleuse. Autant que je m’estois jetté en avant, je me relance d’autant en arriere.

Qualis ubi alterno procurrens gurgite pontus,
Nunc ruit ad terras scopulísque superiacit undam,
Spumeus, extramámque sinu perfundit arenam ;
Nunc rapidus retro atque æstu reuoluta resorbens
Saxa fugit, littúsque uado labente relinquit.

Or de la connoissance de cette mienne volubilité, j’ay par accident engendré en moy quelque constance d’opinions : & n’ay guere alteré les miennes premieres & naturelles. Car quelque apparence qu’il y ayt en la nouvelleté, je ne change pas aisément, de peur que j’ay de perdre au change : Et puis que je ne suis pas capable de choisir, je prends le choix d’autruy, & me tiens en l’assiette où Dieu m’a mis. Autrement je ne me sçauroy garder de rouler sans cesse. Ainsi me suis-je, par la grace de Dieu, conservé entier, sans agitation & trouble de conscience, aux anciennes creances de nostre religion, au travers de tant de sectes & de divisions, que nostre siecle a produites. Les escrits des anciens, je dis les bons escrits, pleins & solides, me tentent, & remuent quasi où ils veulent : celuy que j’oy, me semble tousjours le plus roide : je les trouve avoir raison chacun à son tour, quoy qu’ils se contrarient. Cette aisance que les bons esprits ont, de rendre ce qu’ils veulent vray-semblable ; & qu’il n’est rien si estrange, à quoy ils n’entreprennent de donner assez de couleur, pour tromper une simplicité pareille à la mienne, cela montre evidemment la foiblesse de leur preuve. Le ciel & les estoilles ont branslé trois mille ans, tout le monde l’avoit ainsi creu, jusques à ce que Cleanthes le Samien, ou (selon Theophraste) Nicetas Syracusien s’advisa de maintenir que c’estoit la terre qui se mouvoit, par le cercle oblique du Zodiaque tournant à l’entour de son aixieu. Et de nostre temps Copernicus a si bien fondé cette doctrine, qu’il s’en sert tres-reiglément à toutes les consequences Astrologiennes. Que prendrons nous de là, sinon qu’il ne nous doit chaloir lequel ce soit des deux ? Et qui sçait qu’une tierce opinion d’icy à mille ans, ne renverse les deux precedentes ?

Sic uoluenda ætas commutat tempora rerum,
Quodque fuit in pretio, fit nullo denique honore,
Porro aliud succedit, & è contemptibus exit,
Inque dies magis appetitur, florétque repertum
Laudibus, & miro est mortales inter honore.

Ainsi quand il se presente à nous quelque doctrine nouvelle, nous avons grande occasion de nous en deffier, & de considerer qu’avant qu’elle fust produite, sa contraire estoit en vogue : & comme elle a esté renversée par cette-cy, il pourra naistre à l’advenir une tierce invention, qui choquera de mesme la seconde. Avant que les principes qu’Aristote a introduits, fussent en credit, d’autres principes contentoient la raison humaine, comme ceux-cy nous contentent à cette heure. Quelles lettres ont ceux-cy, quel privilege particulier, que le cours de nostre invention s’arreste à eux, & qu’à eux appartient pour tout le temps advenir, la possession de nostre creance ? ils ne sont non plus exempts du boute-hors, qu’estoient leurs devanciers. Quand on me presse d’un nouvel argument, c’est à moy à estimer que ce, à quoy je ne puis satisfaire, un autre y satisfera : Car de croire toutes les apparences, desquelles nous ne pouvons nous deffaire, c’est une grande simplesse : Il en adviendroit par là, que tout le vulgaire, & nous sommes tous du vulgaire, auroit sa creance contournable, comme une giroüette : car son ame estant molle & sans resistance, seroit forcée de recevoir sans cesse, autres & autres impressions ; la derniere effaçant tousjours la trace de la precedente. Celuy qui se trouve foible, il doit respondre suyvant la pratique, qu’il en parlera à son conseil, ou s’en rapporter aux plus sages, desquels il a receu son apprentissage. Combien y a-il que la medecine est au monde ? On dit qu’un nouveau venu, qu’on nomme Paracelse, change & renverse tout l’ordre des reigles anciennes, & maintient que jusques à cette heure, elle n’a servy qu’à faire mourir les hommes. Je croy qu’il verifiera aisément cela : Mais de mettre ma vie à la preuve de sa nouvelle experience, je trouve que ce ne seroit pas grand’ sagesse. Il ne faut pas croire à chacun, dit le precepte, par ce que chacun peut dire toutes choses. Un homme de cette profession de nouvelletez, & de reformations physiques, me disoit, il n’y a pas long temps, que tous les anciens s’estoient notoirement mescontez en la nature & mouvemens des vents, ce qu’il me feroit tres-evidemment toucher à la main, si je voulois l’entendre. Apres que j’euz eu un peu de patience à ouyr ses arguments, qui avoient tout plein de verisimilitude : Comment donc, luy fis-je, ceux qui navigeoient soubs les loix de Theophraste, alloient-ils en Occident, quand ils tiroient en Levant ? alloient-ils à costé, ou à reculons ? C’est la fortune, me respondit-il : tant y a qu’ils se mescontoient. Je luy repliquay lors, que j’aymois mieux suivre les effects, que la raison. Or ce sont choses, qui se choquent souvent : & m’a lon dict qu’en la Geometrie (qui pense avoir gaigné le hault poinct de certitude parmy les sciences) il se trouve des demonstrations inevitables, subvertissans la verité de l’experience : Comme Jacques Peletier me disoit chez moy, qu’il avoit trouvé deux lignes s’acheminans l’une vers l’autre pour se joindre, qu’il verifioit toutefois ne pouvoir jamais jusques à l’infinité, arriver à se toucher : Et les Pyrrhoniens ne se servent de leurs argumens & de leur raison, que pour ruiner l’apparence de l’experience : & est merveille, jusques où la soupplesse de nostre raison, les a suivis à ce dessein de combattre l’evidence des effects : Car ils verifient que nous ne nous mouvons pas, que nous ne parlons pas, qu’il n’y a point de poisant ou de chault, avecques une pareille force d’argumentations, que nous verifions les choses plus vray-semblables. Ptolomeus, qui a esté un grand personnage, avoit estably les bornes de nostre monde : tous les philosophes anciens ont pensé en tenir la mesure, sauf quelques Isles escartées, qui pouvoient eschapper à leur connoissance : c’eust esté pyrrhoniser, il y a mille ans, que de mettre en doubte la science de la Cosmographie, & les opinions qui en estoient receuës d’un chacun : c’estoit heresie d’avoüer des Antipodes : voyla de nostre siecle une grandeur infinie de terre ferme, non pas une isle, ou une contrée particuliere : mais une partie esgale à peu pres en grandeur, à celle que nous connoissions, qui vient d’estre descouverte. Les Geographes de ce temps, ne faillent pas d’asseurer, que mes-huy tout est trouvé & que tout est veu ;

Nam quod adest præsto, placet, & pollere uidetur.

Sçavoir mon si Ptolomée s’y est trompé autrefois, sur les fondemens de sa raison, si ce ne seroit pas sottise de me fier maintenant à ce que ceux-cy en disent : Et s’il n’est pas plus vray-semblable, que ce grand corps, que nous appellons le monde, est chose bien autre que nous ne jugeons. Platon dit, qu’il change de visage à tout sens : que le ciel, les estoilles & le Soleil, renversent par fois le mouvement, que nous y voyons : changeant l’Orient à l’Occident. Les Prestres Ægyptiens dirent à Herodote, que depuis leur premier Roy, dequoy il y avoit onze mille tant d’ans (& de tous leurs Roys ils luy feirent veoir les effigies en statuës tirées apres le vif) le Soleil avoit changé quatre fois de routte : Que la mer & la terre se changent alternativement, l’une en l’autre. Que la naissance du monde est indeterminée. Aristote, Cicero de mesmes. Et quelqu’un d’entre nous, qu’il est de toute eternité, mortel & renaïssant, à plusieurs vicissitudes : appellant à tesmoins Salomon & Isaïe : pour eviter ces oppositions, que Dieu a esté quelquefois createur sans creature : qu’il a esté oisif : qu’il s’est desdict de son oisiveté, mettant la main à cet ouvrage : & qu’il est par consequent subject au changement. En la plus fameuse des Grecques escholes, le monde est tenu un Dieu, faict par un autre Dieu plus grand : & est composé d’un corps & d’une ame, qui loge en son centre, s’espandant par nombres de Musique, à sa circonference : divin, tresheureux, tresgrand, tressage, eternel. En luy sont d’autres Dieux, la mer, la terre, les astres, qui s’entretiennent d’une harmonieuse & perpetuelle agitation & danse divine : tantost se rencontrans, tantost s’esloignans : se cachans, montrans, changeans de rang, ores avant, & ores derriere. Heraclytus establissoit le monde estre composé par feu, & par l’ordre des destinées, se devoir enflammer & resoudre en feu quelque jour, & quelque jour encore renaistre. Et des hommes dit Apulée : sigillatim mortales, cunctim perpetui. Alexandre escrivit à sa mere, la narration d’un Prestre Ægyptien, tirée de leurs monuments, tesmoignant l’ancienneté de cette nation, infinie, & comprenant la naissance & progrez des autres païs au vray. Cicero & Diodorus disent de leur temps, que les Chaldeens tenoient registre de quatre cens mille tant d’ans. Aristote, Pline, & autres, que Zoroastre vivoit six mille ans avant l’aage de Platon. Platon dit, que ceux de la ville de Sais, ont des memoires par escrit, de huict mille ans : & que la ville d’Athenes fut bastie mille ans avant ladicte ville de Sais. Epicurus, qu’en mesme temps que les choses sont icy comme nous les voyons, elles sont toutes pareilles, & en mesme façon, en plusieurs autres mondes. Ce qu’il eust dict plus asseurement, s’il eust veu les similitudes, & convenances de ce nouveau monde des Indes Occidentales, avec le nostre, present & passé en si estranges exemples. En verité considerant ce qui est venu à nostre science du cours de cette police terrestre, je me suis souvent esmerveillé de voir en une tres grande distance de lieux & de temps, les rencontres d’un si grand nombre d’opinions populaires, sauvages, & des mœurs & creances sauvages, & qui par aucun biais ne semblent tenir à nostre naturel discours. C’est un grand ouvrier de miracles que l’esprit humain. Mais cette relation a je ne sçay quoy encore de plus heteroclite : elle se trouve aussi en noms, & en mille autres choses. Car on y trouva des nations, n’ayans (que nous sçachions) jamais ouy nouvelles de nous, où la circoncision estoit en credit : où il y avoit des estats & grandes polices maintenues par des femmes, sans hommes : où nos jeusnes & nostre caresme estoit representé, y adjoustant l’abstinence des femmes : où nos croix estoient en diverses façons en credit, icy on en honnoroit les sepultures, on les appliquoit là, & nommément celle de S. André, à se deffendre des visions nocturnes, & à les mettre sur les couches des enfans contre les enchantements : ailleurs ils en rencontrerent une de bois de grande hauteur, adoree pour Dieu de la pluie, & celle là bien fort avant dans la terre ferme : on y trouva une bien expresse image de nos penitentiers : l’usage des mitres, le cœlibat des Prestres, l’art de diviner par les entrailles des animaux sacrifiez : l’abstinence de toute sorte de chair & poisson, à leur vivre, la façon aux Prestres d’user en officiant de langue particuliere, & non vulgaire : & cette fantasie, que le premier dieu fut chassé par un second son frere puisné ; qu’ils furent creez avec toutes commoditez, lesquelles on leur a depuis retranchées pour leur peché ; changé leur territoire, & empiré leur condition naturelle : qu’autresfois ils ont esté submergez par l’inondation des eaux celestes, qu’il ne s’en sauva que peu de familles, qui se jetterent dans les haults creux des montagnes, lesquels creux ils boucherent, si que l’eau n’y entra point, ayans enfermé là dedans, plusieurs sortes d’animaux ; que quand ils sentirent la pluie cesser, ils mirent hors des chiens, lesquels estans revenus nets & mouillez, ils jugerent l’eau n’estre encore guere abaissee ; depuis en ayans fait sortir d’autres, & les voyans revenir bourbeux, ils sortirent repeupler le monde, qu’ils trouverent plein seulement de serpens. On rencontra en quelque endroit, la persuasion du jour du jugement, si qu’ils s’offensoient merveilleusement contre les Espagnols qui espandoient les os des trespassez, en fouillant les richesses des sepultures, disans que ces os escartez ne se pourroient facilement rejoindre : la trafique par eschange, & non autre, foires & marchez pour cet effect : des nains & personnes difformes, pour l’ornement des tables des Princes : l’usage de la fauconnerie selon la nature de leurs oyseaux ; subsides tyranniques : delicatesses de jardinages ; dances, saults bateleresques ; musique d’instrumens, armoiries, jeux de paulme, jeu de dez & de sort, auquel ils s’eschauffent souvent, jusques à s’y jouer eux mesmes, & leur liberté : medecine non autre que de charmes : la forme d’escrire par figures ; creance d’un seul premier homme pere de tous les peuples : adoration d’un Dieu qui vesquit autrefois homme en parfaite virginité, jeusne, & pœnitence, preschant la loy de nature, & des ceremonies de la religion, & qui disparut du monde, sans mort naturelle : l’opinion des geants : l’usage de s’enyvrer de leurs breuvages, & de boire d’autant : ornemens religieux peints d’ossemens & testes de morts, surplis, eau-beniste, aspergez ; femmes & serviteurs, qui se presentent à l’envy à se brusler & enterrer, avec le mary ou maistre trespassé : loy que les aisnez succedent à tout le bien, & n’est reservé aucune part au puisné, que d’obeissance : coustume à la promotion de certain office de grande authorité, que celuy qui est promeu prend un nouveau nom, & quitte le sien : de verser de la chaulx sur le genou de l’enfant freschement nay, en luy disant, Tu és venu de pouldre, & retourneras en pouldre : l’art des augures. Ces vains ombrages de nostre religion, qui se voient en aucuns de ces exemples, en tesmoignent la dignité & la divinité. Non seulement elle s’est aucunement insinuee en toutes les nations infideles de deça, par quelque imitation, mais à ces barbares aussi comme par une commune & supernaturelle inspiration : car on y trouve aussi la creance du purgatoire, mais d’une forme nouvelle ; ce que nous donnons au feu, ils le donnent au froid, & imaginent les ames, & purgees, & punies, par la rigueur d’une extreme froidure. Et m’advertit cet exemple, d’une autre plaisante diversité : car comme il s’y trouva des peuples qui aymoient à deffubler le bout de leur membre, & en retranchoient la peau à la Mahumetane & à la Juifve, il s’y en trouva d’autres, qui faisoient si grande conscience de le deffubler, qu’à tout des petits cordons, ils portoient leur peau bien soigneusement estiree & attachee au dessus, de peur que ce bout ne vist l’air. Et de cette diversité aussi, que comme nous honorons les Roys & les festes, en nous parant des plus honnestes vestements que nous ayons : en aucunes regions, pour monstrer toute disparité & submission à leur Roy, les subjects se presentoient à luy, en leurs plus viles habillements, & entrants au palais prennent quelque vieille robe deschiree sur la leur bonne, à ce que tout le lustre, & l’ornement soit au maistre. Mais suivons : Si nature enserre dans les termes de son progrez ordinaire, comme toutes autres choses, aussi les creances, les jugemens, & opinions des hommes : si elles ont leur revolution, leur saison, leur naissance, leur mort, comme les choux : si le ciel les agite, & les roule à sa poste, quelle magistrale authorité & permanante, leur allons nous attribuant ? Si par experience nous touchons à la main que la forme de nostre estre despend de l’air, du climat, & du terroir où nous naissons : non seulement le tainct, la taille, la complexion & les contenances, mais encore les facultez de l’ame : Et plaga cœli non solùm ad robur corporum, sed etiam animorum facit, dit Vegece : Et que la Deesse fundatrice de la ville d’Athenes, choisit à la situer, une temperature de pays, qui fist les hommes prudents, comme les prestres d’Ægypte apprindrent à Solon : Athenis tenue cœlum : ex quo etiam acutiores putantur Attici : crassum Thebis : itaque pingues Thebani, & valentes : en maniere qu’ainsi que les fruicts naissent divers, & les animaux, les hommes naissent aussi plus & moins belliqueux, justes, temperans & dociles : icy subjects au vin, ailleurs au larecin ou à la paillardise : icy enclins à superstition, ailleurs à la mescreance : icy à la liberté, icy à la servitude : capables d’une science ou d’un art : grossiers ou ingenieux : obeyssans ou rebelles : bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, & prennent nouvelle complexion, si on les change de place, comme les arbres : qui fut la raison, pour laquelle Cyrus ne voulut accorder aux Perses d’abandonner leur pays aspre & bossu, pour se transporter en un autre doux & plain : disant que les terres grasses & molles font les hommes mols, & les fertiles les esprits infertiles. Si nous voyons tantost fleurir un art, une creance, tantost une autre, par quelque influance celeste ; tel siecle produire telles natures, & incliner l’humain genre à tel ou tel ply : les esprits des hommes tantost gaillars, tantost maigres, comme nos champs, que deviennent toutes ces belles prerogatives dequoy nous nous allons flattants ? Puis qu’un homme sage se peut mesconter, & cent hommes, & plusieurs nations : voire & l’humaine nature selon nous, se mesconte plusieurs siecles, en cecy ou en cela : quelle seureté avons nous que par fois elle cesse de se mesconter, & qu’en ce siecle elle ne soit en mescompte ? Il me semble entre autres tesmoignages de nostre imbecillité, que celuy-cy ne merite pas d’estre oublié, que par desir mesme, l’homme ne sçache trouver ce qu’il luy faut : que non par jouyssance, mais par imagination & par souhait, nous ne puissions estre d’accord de ce dequoy nous avons besoing pour nous contenter. Laissons à nostre pensee tailler & coudre à son plaisir : elle ne pourra pas seulement desirer ce qui luy est propre, & se satisfaire.

quid enim ratione timemus
Aut cupimus ? quid tam dextro pede concipis, ut te
Conatus non pœniteat, votique peracti ?

C’est pourquoy Socrates ne requeroit les Dieux, sinon de luy donner ce qu’ils sçavoient luy estre salutaire. Et la priere des Lacedemoniens publique & privee portoit, simplement les choses bonnes & belles leur estre octroyees : remettant à la discretion de la puissance supreme le triage & choix d’icelles.

Coniugium petimus partúmque uxoris, at illi
Notum qui pueri, qualisque futura sit uxor.

Et le Chrestien supplie Dieu que sa volonté soit faicte : pour ne tomber en l’inconvenient que les poëtes feignent du Roy Midas. Il requit les dieux que tout ce qu’il toucheroit se convertist en or : sa priere fut exaucee, son vin fut or, son pain or, & la plume de sa couche, & d’or sa chemise & son vestement : de façon qu’il se trouva accablé soubs la jouyssance de son desir, & estrené d’une insupportable commodité : il luy falut desprier ses prieres :

Attonitus nouitate mali, diuésque misérque,
Effugere optat opes, & quæ modò uouerat, odit.

Disons de moy-mesme. Je demandois à la fortune autant qu’autre chose, l’ordre Sainct Michel estant jeune : car c’estoit lors l’extreme marque d’honneur de la noblesse Françoise, & tres-rare. Elle me l’a plaisamment accordé. Au lieu de me monter & hausser de ma place, pour y aveindre, elle m’a bien plus gratieusement traitté, elle l’a ravallé & rabaissé jusques à mes espaules & au dessoubs. Cleobis & Biton, Trophonius & Agamedes, ayants requis ceux la leur Deesse, ceux-cy leur Dieu, d’une recompense digne de leur pieté, eurent la mort pour present : tant les opinions celestes sur ce qu’il nous faut, sont diverses aux nostres. Dieu pourroit nous ottroyer les richesses, les honneurs, la vie & la santé mesme, quelquefois à nostre dommage : car tout ce qui nous est plaisant, ne nous est pas tousjours salutaire : si au lieu de la guerison, il nous envoye la mort, ou l’empirement de nos maux : Virga tua & baculus tuus ipsa me consolata sunt : il le fait par les raisons de sa providence, qui regarde bien plus certainement ce qui nous est deu, que nous ne pouvons faire : & le devons prendre en bonne part, comme d’une main tres-sage & tres-amie.

si consilium uis,
Permittes ipsis expendere numinibus, quid
Conueniat nobis, rebúsque sit utile nostris :
Charior est illis homo quàm sibi.

Car de les requerir des honneurs, des charges, c’est les requerir, qu’ils vous jettent à une bataille, ou au jeu des dez, ou telle autre chose, de laquelle l’issue vous est inconnue, & le fruict doubteux. Il n’est point de combat si violent entre les philosophes, & si aspre, que celuy qui se dresse sur la question du souverain bien de l’homme : duquel par le calcul de Varro, nasquirent deux cens quatre vingts sectes. Qui autem de summo bono dissentit, de tota philosophiæ ratione disputat.

Tres mihi conuiuæ propè dissentire uidentur,
Poscentes uario multum diuersa palato.
Quid dem ? quid non dem ? renuis tu quod iubet alter :
Quod petis, id sanè est inuisum acidúmque duobus.

Nature devroit ainsi respondre à leurs contestations, & à leurs debats. Les uns disent nostre bien estre, loger en la vertu : d’autres, en la volupté : d’autres, au consentir à nature : qui en la science : qui à n’avoir point de douleur : qui à ne se laisser emporter aux apparences : & à cette fantasie semble retirer cet’ autre, de l’ancien Pythagoras :

Nil admirari propè res est una, Numici,
Soláque quæ poßit facere & seruare beatum,

qui est la fin de la secte Pyrrhoniene. Aristote attribue à magnanimité rien n’admirer. Et disoit Archesilas, les soustenemens & l’estat droit & inflexible du jugement, estre les biens : mais les consentemens & applications estre les vices & les maux. Il est vray qu’en ce qu’il l’establissoit par axiome certain, il se départoit du Pyrrhonisme. Les Pyrrhoniens, quand ils disent que le souverain bien c’est l’Ataraxie, qui est l’immobilité du jugement, ils ne l’entendent pas dire d’une façon affirmative, mais le mesme bransle de leur ame, qui leur fait fuir les precipices, & se mettre à couvert du serain, celuy là mesme leur presente cette fantasie, & leur en fait refuser une autre. Combien je desire, que pendant que je vis, ou quelque autre, ou Justus Lipsius, le plus sçavant homme qui nous reste, d’un esprit tres-poly & judicieux, vrayement germain à mon Turnebus, eust & la volonté, & la santé, & assez de repos, pour ramasser en un registre, selon leurs divisions & leurs classes, sincerement & curieusement, autant que nous y pouvons voir, les opinions de l’ancienne philosophie sur le subject de nostre estre & de nos mœurs, leurs controverses, le credit & suitte des pars, l’application de la vie des autheurs & sectateurs, à leurs preceptes, és accidens memorables & exemplaires ! Le bel ouvrage & utile que ce seroit ! Au demeurant, si c’est de nous que nous tirons le reglement de nos mœurs, à quelle confusion nous rejettons nous ? Car ce que nostre raison nous y conseille de plus vray-semblable, c’est generalement à chacun d’obeir aux loix de son pays, comme est l’advis de Socrates inspiré (dit-il) d’un conseil divin. Et par là que veut elle dire, sinon que nostre devoir n’a autre regle que fortuite ? La verité doit avoir un visage pareil & universel. La droiture & la justice, si l’homme en connoissoit, qui eust corps & veritable essence, il ne l’attacheroit pas à la condition des coustumes de cette contree, ou de celle là : ce ne seroit pas de la fantasie des Perses ou des Indes, que la vertu prendroit sa forme. Il n’est rien subject à plus continuelle agitation que les loix. Depuis que je suis nay, j’ay veu trois & quatre fois, rechanger celles des Anglois nos voisins, non seulement en suject politique, qui est celuy qu’on veut dispenser de constance, mais au plus important subject qui puisse estre, à sçavoir de la religion. Dequoy j’ay honte & despit, d’autant plus que c’est une nation, à laquelle ceux de mon quartier ont eu autrefois une si privee accointance, qu’il reste encore en ma maison aucunes traces de nostre ancien cousinage. Et chez nous icy, j’ay veu telle chose qui nous estoit capitale, devenir legitime : & nous qui en tenons d’autres, sommes à mesmes, selon l’incertitude de la fortune guerriere, d’estre un jour criminels de læse majesté humaine & divine, nostre justice tombant à la mercy de l’injustice : & en l’espace de peu d’annees de possession, prenant une essence contraire. Comment pouvoit ce Dieu ancien plus clairement accuser en l’humaine connoissance l’ignorance de l’estre divin : & apprendre aux hommes, que leur religion n’estoit qu’une piece de leur invention, propre à lier leur societé, qu’en declarant, comme il fit, à ceux qui en recherchoient l’instruction de son trepied, que le vray culte à chacun, estoit celuy qu’il trouvoit observé par l’usage du lieu, où il estoit ? O Dieu, quelle obligation n’avons nous à la benignité de nostre souverain createur, pour avoir desniaisé nostre creance de ces vagabondes & arbitraires devotions, & l’avoir logee sur l’eternelle base de sa saincte parolle ? Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? que nous suivions les loix de nostre pays, c’est à dire cette mer flottante des opinions d’un peuple, ou d’un Prince, qui me peindront la justice d’autant de couleurs, & la reformeront en autant de visages, qu’il y aura en eux de changemens de passion. Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce, que je voyois hyer en credit, & demain ne l’estre plus : & que le traject d’une riviere fait crime ? Quelle verité est-ce que ces montaignes bornent mensonge au monde qui se tient au delà ? Mais ils sont plaisans, quand pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpetuelles & immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence : & de celles là, qui en faict le nombre de trois, qui de quatre, qui plus, qui moins : signe, que c’est une marque aussi douteuse que le reste. Or ils sont si defortunez (car comment puis je nommer cela, sinon defortune, que d’un nombre de loix si infiny, il ne s’en rencontre aumoins une que la fortune & temerité du sort ait permis estre universellement receue par le consentement de toutes les nations ? ) ils sont, dis-je, si miserables, que de ces trois ou quatre loix choisies, il n’en y a une seule, qui ne soit contredicte & desadvouee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c’est la seule enseigne vray-semblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que l’université de l’approbation : car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l’ensuivrions sans doubte d’un commun consentement : & non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force & la violence, que luy feroit celuy, qui le voudroit pousser au contraire de cette loy. Qu’ils m’en montrent pour voir, une de cette condition. Protagoras & Ariston ne donnoient autre essence à la justice des loix, que l’authorité & opinion du legislateur : & que cela mis à part, le bon & l’honneste perdoient leurs qualitez, & demeuroient des noms vains, de choses indifferentes. Thrasymachus en Platon estime qu’il n’y a point d’autre droit que la commodité du superieur. Il n’est chose, en quoy le monde soit si divers qu’en coustumes & loix. Telle chose est icy abominable, qui apporte recommandation ailleurs : comme en Lacedemone la subtilité de desrober. Les mariages entre les proches sont capitalement defendus entre nous, ils sont ailleurs en honneur;

gentes esse feruntur,
In quibus & nato genitrix, & nata parenti
Iungitur, & pietas geminato crescit amore.

le meurtre des enfans, meurtre des peres, communication de femmes, trafique de voleries, licence à toutes sortes de voluptez : il n’est rien en somme si extreme, qui ne se trouve receu par l’usage de quelque nation. Il est croyable qu’il y a des loix naturelles : comme il se voit és autres creatures : mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s’ingerant par tout de maistriser & commander, brouillant & confondant le visage des choses, selon sa vanité & inconstance. Nihil itaque amplius nostrum est : quod nostrum dico, artis est. Les subjects ont divers lustres & diverses considerations : c’est de là que s’engendre principalement la diversité d’opinions. Une nation regarde un subject par un visage, & s’arreste à celuy là : l’autre par un autre. Il n’est rien si horrible à imaginer, que de manger son pere. Les peuples qui avoient anciennement cette coustume, la prenoient toutesfois pour tesmoignage de pieté & de bonne affection, cherchant par là à donner à leurs progeniteurs la plus digne & honorable sepulture : logeants en eux mesmes & comme en leurs moelles, les corps de leurs peres & leurs reliques : les vivifiants aucunement & regenerants par la transmutation en leur chair vive, au moyen de la digestion & du nourrissement. Il est aisé à considerer quelle cruauté & abomination c’eust esté à des hommes abbreuvez & imbus de cette superstition, de jetter la despouille des parens à la corruption de la terre, & nourriture des bestes & des vers. Lycurgus considera au larrecin, la vivacité, diligence, hardiesse, & adresse, qu’il y a à surprendre quelque chose de son voisin, & l’utilité qui revient au public, que chacun en regarde plus curieusement à la conservation de ce qui est sien : & estima que de cette double institution, à assaillir & à defendre, il s’en tiroit du fruict à la discipline militaire (qui estoit la principale science & vertu, à quoy il vouloit duire cette nation) de plus grande consideration, que n’estoit le desordre & l’injustice de se prevaloir de la chose d’autruy. Dionysius le tyran offrit à Platon une robbe à la mode de Perse, longue, damasquinee, & parfumee : Platon la refusa, disant, qu’estant nay homme, il ne se vestiroit pas volontiers de robbe de femme : mais Aristippus l’accepta, avec cette response, que nul accoustrement ne pouvoit corrompre un chaste courage. Ses amis tançoient sa lascheté de prendre si peu à cœur, que Dionysius luy eust craché au visage : Les pescheurs (dit-il) souffrent bien d’estre baignés des ondes de la mer, depuis la teste jusqu’aux pieds, pour attrapper un goujon. Diogenes lavoit ses choux, & le voyant passer, Si tu sçavois vivre de choux, tu ne ferois pas la cour à un tyran. A quoy Aristippus, Si tu sçavois vivre entre les hommes, tu ne laverois pas des choux. Voila comment la raison fournit d’apparence à divers effects. C’est un pot à deux ances, qu’on peut saisir à gauche & à dextre.

bellum ô terra hospita portas,
Bello armantur equi, bellum hæc armenta minantur :
Sed tamen iidem olim curru succedere sueti
Quadrupedes, & fræna iugo concordia ferre,
Spes est pacis.

On preschoit Solon de n’espandre pour la mort de son fils des larmes impuissantes & inutiles : Et c’est pour cela (dit-il) que plus justement je les espands, qu’elles sont inutiles & impuissantes. La femme de Socrates rengregeoit son deuil par telle circonstance, ô qu’injustement le font mourir ces meschants juges ! Aimerois tu donc mieux que ce fust justement ? luy repliqua il. Nous portons les oreilles percees, les Grecs tenoient cela pour une marque de servitude. Nous nous cachons pour jouir de nos femmes, les Indiens le font en public. Les Scythes immoloient les estrangers en leurs temples, ailleurs les temples servent de franchise.

Inde furor uulgi, quòd numina uicinorum
Odit quisque locus, cùm solos credat habendos
Esse Deos quos ipse colit.

J’ay ouy parler d’un juge, lequel où il rencontroit un aspre conflit entre Bartolus & Baldus, & quelque matiere agitee de plusieurs contrarietez, mettoit en marge de son livre, Question pour l’amy, c’est à dire que la verité estoit si embrouillee & debatue qu’en pareille cause, il pourroit favoriser celle des parties, que bon luy sembleroit. Il ne tenoit qu’à faute d’esprit & de suffisance, qu’il ne peust mettre par tout, Question pour l’amy. Les advocats & les juges de nostre temps, trouvent à toutes causes, assez de biais pour les accommoder où bon leur semble. A une science si infinie, dépendant de l’authorité de tant d’opinions, & d’un subject si arbitraire, il ne peut estre, qu’il n’en naisse une confusion extreme de jugemens. Aussi n’est-il guere si clair procés, auquel les advis ne se trouvent divers : ce qu’une compagnie a jugé, l’autre le juge au contraire, & elle mesmes au contraire une autre fois. Dequoy nous voyons des exemples ordinaires, par cette licence, qui tache merveilleusement la cerimonieuse authorité & lustre de nostre justice, de ne s’arrester aux arrests, & courir des uns aux autres juges, pour decider d’une mesme cause. Quant à la liberté des opinions philosophiques, touchant le vice & la vertu, c’est chose où il n’est besoin de s’estendre : & où il se trouve plusieurs advis, qui valent mieux teuz que publiez aux foibles esprits. Arcesilaus disoit n’estre considerable en la paillardise, de quel costé & par où on le fust. Et obscœnas voluptates, si natura requirit, non genere, aut loco, aut ordine, sed forma, ætate, figura metiendas Epicurus putat. Ne amores quidem sanctos à sapiente alienos esse arbitrantur. Quæramus ad quam vsque ætatem iuuenes amandi sint. Ces deux derniers lieux Stoiques, & sur ce propos, le reproche de Diogarchus à Platon mesme, montrent combien la plus saine philosophie souffre de licences esloignees de l’usage commun, & excessives. Les loix prennent leur authorité de la possession & de l’usage : il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent & s’annoblissent en roulant, comme nos rivieres : suivez les contremont jusques à leur source, ce n’est qu’un petit surjon d’eau à peine reconnoissable, qui s’enorgueillit ainsin, & se fortifie en vieillissant. Voyez les anciennes considerations, qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, d’horreur & de reverence : vous les trouverez si legeres & si delicates, que ces gens icy qui poisent tout, & le ramenent à la raison, & qui ne reçoivent rien par authorité & à credit, il n’est pas merveille s’ils ont leurs jugements souvent tres-esloignez des jugemens publiques. Gens qui prennent pour patron l’image premiere de nature, il n’est pas merveille, si en la pluspart de leurs opinions, ils gauchissent la voye commune. Comme pour exemple, peu d’entre eux eussent approuvé les conditions contrainctes de nos mariages : & la plus part ont voulu les femmes communes, & sans obligation. Ils refusoient nos ceremonies : Chrysippus disoit, qu’un philosophe fera une douzaine de culebutes en public, voire sans haut de chausses, pour une douzaine d’olives. A peine eust il donné advis à Clisthenes de refuser la belle Agariste sa fille, à Hippoclides, pour luy avoir veu faire l’arbre fourché sur une table. Metrocles lascha un peu indiscretement un pet en disputant, en presence de son eschole : & se tenoit en sa maison caché de honte, jusques à ce que Crates le fut visiter : & adjoustant à ses consolations & raisons, l’exemple de sa liberté, se mettant à peter à l’envy avec luy, il luy osta ce scrupule : & de plus, le retira à sa secte Stoique, plus franche, de la secte Peripatetique plus civile, laquelle jusques lors il avoit suivy. Ce que nous appellons honnesteté, de n’oser faire à descouvert, ce qui nous est honneste de faire à couvert, ils l’appelloient sottise : & de faire le fin à taire & desadvouer ce que nature, coustume, & nostre desir publient & proclament de nos actions, ils l’estimoient vice. Et leur sembloit, que c’estoit affoller les mysteres de Venus, que de les oster du retiré sacraire de son temple, pour les exposer à la veue du peuple : Et que tirer ses jeux hors du rideau, c’estoit les perdre. C’est chose de poids, que la honte : La recelation, reservation, circonscription, parties de l’estimation. Que la volupté tres-ingenieusement faisoit instance, sous le masque de la vertu, de n’estre prostituee au milieu des quarrefours, foulee des pieds & des yeux de la commune, trouvant à dire la dignité & commodité de ses cabinets accoustumez. De là disent aucuns, que d’oster les bordels publiques, c’est non seulement espandre par tout la paillardise, qui estoit assignee à ce lieu là, mais encore esguillonner les hommes vagabonds & oisifs à ce vice par la malaisance.

Mœchus es Aufidiæ qui uir Coruine fuisti,
Riualis fuerat qui tuus, ille uir est.
Cur aliena placet tibi, quæ tua non placet uxor ?
Nunquid securus non potes arrigere ?

Cette experience se diversifie en mille exemples.

Nullus in urbe fuit tota, qui tangere uellet
Vxorem gratis Cæciliane tuam,
Dum licuit : sed nunc positis custodibus, ingens
Turba fututorum est. Ingeniosus homo es.

On demanda à un philosophe qu’on surprit à mesme, ce qu’il faisoit : il respondit tout froidement, Je plante un homme : ne rougissant non plus d’estre rencontré en cela, que si on l’eust trouvé plantant des aulx. C’est, comme j’estime, d’une opinion tendre, respectueuse, qu’un grand & religieux autheur tient cette action, si necessairement obligee à l’occultation & à la vergongne, qu’en la licence des embrassemens Cyniques, il ne se peut persuader, que la besongne en vinst à sa fin : ains qu’elle s’arrestoit à representer des mouvemens lascifs seulement, pour maintenir l’impudence de la profession de leur eschole : & que pour eslancer ce que la honte avoit contrainct & retiré, il leur estoit encore apres besoin de chercher l’ombre. Il n’avoit pas veu assez avant en leur desbauche. Car Diogenes exerçant en publicq sa masturbation, faisoit souhait en presence du peuple assistant, de pouvoir ainsi saouler son ventre en le frottant. A ceux qui luy demandoient, pourquoy il ne cherchoit lieu plus commode à manger, qu’en pleine rue : C’est, respondoit il, que j’ay faim en pleine rue. Les femmes philosophes, qui se mesloient à leur secte, se mesloient aussi à leur personne, en tout lieu, sans discretion : & Hipparchia ne fut receue en la societé de Crates, qu’en condition de suivre en toutes choses les uz & coustumes de sa reigle. Ces philosophes icy donnoient extreme prix à la vertu : & refusoient toutes autres disciplines que la morale : si est-ce qu’en toutes actions ils attribuoient la souveraine authorité à l’election de leur sage, & au dessus des loix : & n’ordonnoient aux voluptez autre bride, que la moderation, & la conservation de la liberté d’autruy. Heraclitus & Protagoras, de ce que le vin semble amer au malade, & gracieux au sain : l’aviron tortu dans l’eau, & droit à ceux qui le voyent hors de là : & de pareilles apparences contraires qui se trouvent aux subjets, argumenterent que tous subjets avoient en eux les causes de ces apparences : & qu’il y avoit au vin quelque amertume, qui se rapportoit au goust du malade ; l’aviron, certaine qualité courbe, se rapportant à celuy qui le regarde dans l’eau. Et ainsi de tout le reste. Qui est dire, que tout est en toutes choses, & par consequent rien en aucune : car rien n’est, où tout est. Cette opinion me ramentoit l’experience que nous avons, qu’il n’est aucun sens ny visage, ou droit, ou amer, ou doux, ou courbe, que l’esprit humain ne trouve aux escrits, qu’il entreprend de fouiller. En la parolle la plus nette, pure, & parfaicte, qui puisse estre, combien de fauceté & de mensonge a lon faict naistre ? quelle heresie n’y a trouvé des fondements assez, & tesmoignages, pour entreprendre & pour se maintenir ? C’est pour cela, que les autheurs de telles erreurs, ne se veulent jamais departir de cette preuve du tesmoignage de l’interpretation des mots. Un personnage de dignité, me voulant approuver par authorité, cette queste de la pierre philosophale, où il est tout plongé : m’allegua dernierement cinq ou six passages de la Bible, sur lesquels il disoit, s’estre premierement fondé pour la descharge de sa conscience : (car il est de profession Ecclesiastique) & à la verité l’invention n’en estoit pas seulement plaisante, mais encore bien proprement accommodee à la deffense de cette belle science. Par cette voye, se gaigne le credit des fables divinatrices. Il n’est prognostiqueur, s’il a cette authorité, qu’on le daigne feuilleter, & rechercher curieusement tous les plis & lustres de ses parolles, à qui on ne face dire tout ce qu’on voudra, comme aux Sybilles. Il y a tant de moyens d’interpretation, qu’il est malaisé que de biais, ou de droit fil, un esprit ingenieux ne rencontre en tout subject, quelque air, qui luy serve à son poinct. Pourtant se trouve un stile nubileux & doubteux, en si frequent & ancien usage. Que l’autheur puisse gaigner cela d’attirer & embesongner à soy la posterité. Ce que non seulement la suffisance, mais autant, ou plus, la faveur fortuite de la matiere peut gaigner. Qu’au demeurant il se presente par bestise ou par finesse, un peu obscurement & diversement : ne luy chaille : Nombre d’esprits le belutants & secouants, en exprimeront quantité de formes, ou selon, ou à costé, ou au contraire de la sienne, qui luy feront toutes honneur. Il se verra enrichi des moyens de ses disciples, comme les regents du Landit. C’est ce qui a fait valoir plusieurs choses de neant, qui a mis en credit plusieurs escrits, & chargé de toute sorte de matiere qu’on a voulu : une mesme chose recevant mille & mille, & autant qu’il nous plaist d’images & considerations diverses. Est-il possible qu’Homere aye voulu dire tout ce qu’on luy fait dire : & qu’il se soit presté à tant & si diverses figures, que les theologiens, legislateurs, capitaines, philosophes, toutes sortes de gents, qui traittent sciences, pour diversement & contrairement qu’ils les traittent, s’appuyent de luy, s’en rapportent à luy : Maistre general à touts offices, ouvrages, & artisans : General Conseiller à toutes entreprises ? Quiconque a eu besoin d’oracles & de predictions, en y a trouvé pour son faict. Un personnage sçavant & de mes amis, c’est merveille quels rencontres & combien admirables il fait naistre, en faveur de nostre religion : & ne se peut aisément departir de cette opinion, que ce ne soit le dessein d’Homere, (si luy est cet autheur aussi familier qu’à homme de nostre siecle) Et ce qu’il trouve en faveur de la nostre, plusieurs anciennement l’avoient trouvé en faveur des leurs. Voyez demener & agiter Platon, chacun s’honorant de l’appliquer à soy, le couche du costé qu’il le veut. On le promeine & l’insere à toutes les nouvelles opinions, que le monde reçoit : & le differente lon à soy-mesmes selon le different cours des choses : On faict desadvouer à son sens, les mœurs licites en son siecle, d’autant qu’elles sont illicites au nostre. Tout cela, vivement & puissamment, autant qu’est puissant & vif l’esprit de l’interprete. Sur ce mesme fondement qu’avoit Heraclitus, & ceste sienne sentence, Que toutes choses avoient en elles les visages qu’on y trouvoit, Democritus en tiroit une toute contraire conclusion : c’est que les subjects n’avoient du tout rien de ce que nous y trouvions : & de ce que le miel estoit doux à l’un, & amer à l’autre, il argumentoit, qu’il n’estoit ny doux, ny amer. Les Pyrrhoniens diroyent qu’ils ne sçavent s’il est doux ou amer, ou ny l’un ny l’autre, ou tous les deux : car ceux-cy gaignent tousjours le haut poinct de la dubitation. Les Cyrenayens tenoient, que rien n’estoit preceptible par le dehors, & que cela estoit seulement perceptible, qui nous touchoit par l’interne attouchement, comme la douleur & la volupté : ne reconnoissants ny ton, ny couleur, mais certaines affections seulement, qui nous en venoyent : & que l’homme n’avoit autre siege de son jugement. Protagoras estimoit estre vray à chacun, ce qui semble à chacun. Les Epicuriens logent aux sens tout jugement, & en la notice des choses, & en la volupté. Platon a voulu, le jugement de la verité, & la verité mesme retirée des opinions & des sens, appartenir à l’esprit & à la cogitation. Ce propos m’a porté sur la consideration des sens, ausquels git le plus grand fondement & preuve de nostre ignorance. Tout ce qui se connoist, il se connoist sans doubte par la faculté du connoissant : car puis que le jugement vient de l’operation de celuy qui juge, c’est raison que ceste operation il la parface par ses moyens & volonté, non par la contraincte d’autruy : comme il adviendroit, si nous connoissions les choses par la force & selon la loy de leur essence. Or toute connoissance s’achemine en nous par les sens, ce sont nos maistres :

uia qua munita fidei
Proxima fert humanum in pectus, templáque mentis.

La science commence par eux, & se resout en eux. Apres tout, nous ne sçaurions non plus qu’une pierre, si nous ne sçavions, qu’il y a son, odeur, lumiere, saveur, mesure, poix, mollesse, durté, aspreté, couleur, polisseure, largeur, profondeur. Voyla le plant & les principes de tout le bastiment de nostre science. Et selon aucuns, science n’est rien autre chose, que sentiment. Quiconque me peut pousser à contredire les sens, il me tient à la gorge, il ne me sçauroit faire reculer plus arriere. Les sens sont le commencement & la fin de l’humaine connoissance.

Invenies primis ab sensibus esse creatam
Notitiam ueri, neque sensus posse refelli.
Quid maiore fide porro quàm sensus haberi
Debet ?

Qu’on leur attribuë le moins qu’on pourra, tousjours faudra il leur donner celà, que par leur voye & entremise s’achemine toute nostre instruction. Cicero dit que Chrysippus ayant essayé de rabattre de la force des sens & de leur vertu, se representa à soy-mesmes des argumens au contraire, & des oppositions si vehementes, qu’il n’y peut satisfaire. Surquoy Carneades, qui maintenoit le contraire party, se vantoit de se servir des armes mesmes & paroles de Chrysippus, pour le combattre : & s’escrioit à cette cause contre luy : O miserable, ta force t’a perdu. Il n’est aucun absurde, selon nous, plus extreme, que de maintenir que le feu n’eschauffe point, que la lumiere n’esclaire point, qu’il n’y a point de pesanteur au fer, ny de fermeté, qui sont notices que nous apportent les sens ; ny creance, ou science en l’homme, qui se puisse comparer à celle-là en certitude. La premiere consideration que j’ay sur le subject des sens, est que je mets en doubte que l’homme soit prouveu de tous sens naturels. Je voy plusieurs animaux, qui vivent une vie entiere & parfaicte, les uns sans la veuë, autres sans l’ouye : qui sçait si à nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois, & plusieurs autres sens ? Car s’il en manque quelqu’un, nostre discours n’en peut découvrir le defaut. C’est le privilege des sens, d’estre l’extreme borne de nostre appercevance : Il n’y a rien au delà d’eux, qui nous puisse servir à les descouvrir : voire ny l’un sens n’en peut descouvrir l’autre.

An poterunt oculos aures reprehendere, an aures
Tactus, an hunc porro tactum sapor arguet oris,
An confutabunt nares, oculíve reuincent ?

Ils font trestous, la ligne extreme de nostre faculté.

seorsum cuíque potestas
Diuisa est, sua uis cuique est.

Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle, qu’il n’y void pas, impossible de luy faire desirer la veuë & regretter son defaut. Parquoy, nous ne devons prendre aucune asseurance de ce que nostre ame est contente & satisfaicte de ceux que nous avons : veu qu’elle n’a pas dequoy sentir en cela sa maladie & son imperfection, si elle y est. Il est impossible de dire chose à cet aveugle, par discours, argument, ny similitude, qui loge en son imagination aucune apprehension, de lumiere, de couleur, & de veuë. Il n’y a rien plus arriere, qui puisse pousser le sens en evidence. Les aveugles nais, qu’on void desirer à voir, ce n’est pas pour entendre ce qu’ils demandent : ils ont appris de nous, qu’ils ont à dire quelque chose, qu’ils ont quelque chose à desirer, qui est en nous, laquelle ils nomment bien, & ses effects & consequences : mais ils ne sçavent pourtant pas que c’est, ny ne l’apprehendent ny pres ny loing. J’ay veu un Gentil-homme de bonne maison, aveugle nay, au moins aveugle de tel aage, qu’il ne sçait que c’est que de veuë : il entend si peu ce qui luy manque, qu’il use & se sert comme nous, des paroles propres au voir, & les applique d’une mode toute sienne & particuliere. On luy presentoit un enfant duquel il estoit parrain, l’ayant pris entre ses bras : Mon Dieu, dit-il, le bel enfant, qu’il le fait beau voir, qu’il a le visage gay. Il dira comme l’un d’entre nous, Ceste sale a une belle veuë, il fait clair, il fait beau soleil. Il y a plus : car par ce que ce sont nos exercices que la chasse, la paume, la bute, & qu’il l’a ouy dire, il s’y affectionne & s’y embesoigne : & croid y avoir la mesme part, que nous y avons : il s’y picque & s’y plaist, & ne les reçoit pourtant que par les oreilles. On luy crie, que voyla un liévre, quand on est en quelque belle splanade, où il puisse picquer : & puis on luy dit encore, que voyla un lievre pris : le voyla aussi fier de sa prise, comme il oit dire aux autres, qu’ils le sont. L’esteuf, il le prend à la main gauche, & le pousse à tout sa raquette : de la harquebouse, il en tire à l’adventure, & se paye de ce que ses gens luy disent, qu’il est ou haut, ou costier. Que sçait-on si le genre humain fait une sottise pareille, à faute de quelque sens, & que par ce defaut, la plus part du visage des choses nous soit caché ? Que sçait-on, si les difficultez que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature, viennent de là ? & si plusieurs effets des animaux qui excedent nostre capacité, sont produicts par la faculté de quelque sens, que nous ayons à dire ? & si aucuns d’entre eux ont une vie plus pleine par ce moyen, & entiere que la nostre ? Nous saisissons la pomme quasi par tous nos sens : nous y trouvons de la rougeur, de la polisseure, de l’odeur & de la douceur : outre cela, elle peut avoir d’autres vertus, comme d’asseicher ou restreindre, ausquelles nous n’avons point de sens qui se puisse rapporter. Les proprietez que nous appellons occultes en plusieurs choses, comme à l’aymant d’attirer le fer, n’est-il pas vray-semblable qu’il y a des facultez sensitives en nature propres à les juger & à les appercevoir, & que le defaut de telles facultez, nous apporte l’ignorance de la vraye essence de telles choses ? C’est à l’advanture quelque sens particulier, qui descouvre aux coqs l’heure du matin & de minuict, & les esmeut à chanter : qui apprend aux poulles, avant tout usage & experience, de craindre un esparvier, & non une oye, ny un paon, plus grandes bestes : qui advertit les poulets de la qualité hostile, qui est au chat contr’eux, & à ne se deffier du chien : s’armer contre le miaulement, voix aucunement flatteuse, non contre l’abayer, voix aspre & quereleuse. Aux freslons, aux formis, & aux rats, de choisir tousjours le meilleur formage & la meilleure poire, avant que d’y avoir tasté, & qui achemine le cerf, l’elephant & le serpent à la connoissance de certaine herbe propre à leur guerison. Il n’y a sens, qui n’ait une grande domination, & qui n’apporte par son moyen un nombre infiny de connoissances. Si nous avions à dire l’intelligence des sons, de l’harmonie, & de la voix, celà apporteroit une confusion inimaginable à tout le reste de nostre science. Car outre ce qui est attaché au propre effect de chasque sens, combien d’argumens, de consequences, & de conclusions tirons nous aux autres choses par la comparaison de l’un sens à l’autre ? Qu’un homme entendu, imagine l’humaine nature produicte originellement sans la veuë, & discoure combien d’ignorance & de trouble luy apporteroit un tel defaut, combien de tenebres & d’aveuglement en nostre ame : on verra par là, combien nous importe, à la connoissance de la verité, la privation d’un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une verité par la consultation & concurrence de nos cinq sens : mais à l’adventure falloit-il l’accord de huict, ou de dix sens, & leur contribution, pour l’appercevoir certainement & en son essence. Les sectes qui combattent la science de l’homme, elles la combattent principalement par l’incertitude & foiblesse de nos sens : Car puis que toute connoissance vient en nous par leur entremise & moyen, s’ils faillent au rapport qu’ils nous font, s’ils corrompent ou alterent ce, qu’ils nous charrient du dehors, si la lumiere qui par eux s’escoule en nostre ame est obscurcie au passage, nous n’avons plus que tenir. De ceste extreme difficulté sont nées toutes ces fantasies : que chaque subject a en soy tout ce que nous y trouvons : qu’il n’a rien de ce que nous y pensons trouver : & celle des Epicuriens, que le Soleil n’est non plus grand que ce que nostre veuë le juge :

Quicquid id est, nihilo fertur maiore figura,
Quàm nostris oculis quam cernimus esse uidetur.

que les apparences, qui representent un corps grand, à celuy qui en est voisin, & plus petit, à celuy qui en est esloigné, sont toutes deux vrayes :

Nec tamen hic oculis falli concedimus hilum ;
Proinde animi uitium hoc oculis adfingere noli.

& resoluement qu’il n’y a aucune tromperie aux sens : qu’il faut passer à leur mercy, & chercher ailleurs des raisons pour excuser la difference & contradiction que nous y trouvons. Voyre inventer toute autre mensonge & resverie (ils en viennent jusques là) plustost que d’accuser les sens. Timagoras juroit, que pour presser ou biaiser son œuil, il n’avoit jamais apperceu doubler la lumiere de la chandelle : Et que cette semblance venoit du vice de l’opinion, non de l’instrument. De toutes les absurditez la plus absurde aux Epicuriens, est, desavouer la force & l’effect des sens.

Proinde quod in quoque est his uisum tempore, verum est.
Et si non potuit ratio dissoluere causam,
Cur ea quæ fuerint iuxtim quadrata, procul sint
Visa rotunda : tamen præstat rationis egentem
Reddere mendosè causas utriusque figuræ,
Quàm manibus manifesta suis emittere quoquam,
Et violare fidem primam, & conuellere tota
Fundamenta, quibus nixatur uita salúsque.
Non modò enim ratio ruat omnis, vita quoque ipsa
Concidat extemplo, nisi credere sensibus ausis,
Præcipitésque locos uitare, & cætera quæ sint
In genere hoc fugienda.

Ce conseil desesperé & si peu philosophique, ne represente autre chose, sinon que l’humaine science ne se peut maintenir que par raison des-raisonnable, folle & forcenee : mais qu’encore vaut-il mieux, que l’homme, pour se faire valoir, s’en serve, & de tout autre remede, tant fantastique soit-il, que d’advouer sa necessaire bestise : verité si desadvantageuse. Il ne peut fuir, que les sens ne soient les souverains maistres de sa connoissance : mais ils sont incertains & falsifiables à toutes circonstances. C’est-là, où il faut battre à outrance : &, si les forces justes nous faillent, comme elles font, y employer l’opiniastreté, la temerité, l’impudence. Au cas, que ce que disent les Epicuriens soit vray, à sçavoir, que nous n’avons pas de science, si les apparences des sens sont fauces : & ce que disent les Stoiciens, s’il est aussi vray, que les apparences des sens sont si fauces qu’elles ne nous peuvent produire aucune science : nous concluerons aux despens de ces deux grandes sectes dogmatistes, qu’il n’y a point de science. Quant à l’erreur & incertitude de l’operation des sens, chacun s’en peut fournir autant d’exemples qu’il luy plaira : tant les faultes & tromperies qu’ils nous font, sont ordinaires. Au retentir d’un valon, le son d’une trompette semble venir devant nous, qui vient d’une lieue derriere.

Extantésque procul medio de gurgite montes
Iidem apparent longè diuersi licet.
Et fugere ad puppim colles campíque uidentur
Quos agimus propter nauim.
vbi in medio nobis equus acer obhæsit
Flumine, equi corpus transuersum ferre videtur
Vis, & in aduersum flumen contrudere raptim.

A manier une balle d’arquebuse, soubs le second doigt, celuy du milieu estant entrelassé par dessus, il faut extremement se contraindre, pour advouer, qu’il n’y en ait qu’une, tant le sens nous en represente deux. Car que les sens soyent maintesfois maistres du discours, & le contraignent de recevoir des impressions qu’il sçait & juge estre faulses, il se void à tous coups. Je laisse à part celuy de l’attouchement, qui a ses functions plus voisines, plus vives & substantielles, qui renverse tant de fois par l’effect de la douleur qu’il apporte au corps, toutes ces belles resolutions Stoiques, & contraint de crier au ventre, celuy qui a estably en son ame ce dogme avec toute resolution, que la colique, comme toute autre maladie & douleur, est chose indifferante, n’ayant la force de rien rabbattre du souverain bon-heur & felicité, en laquelle le sage est logé par sa vertu. Il n’est cœur si mol, que le son de nos tabourins & de nos trompettes n’eschauffe, ny si dur que la douceur de la musique n’esveille & ne chatouille : ny ame si revesche, qui ne se sente touchee de quelque reverence, à considerer ceste vastité sombre de noz Eglises, la diversité d’ornemens, & ordre de noz ceremonies, & ouyr le son devotieux de noz orgues, & l’harmonie si posee, & religieuse de noz voix. Ceux mesme qui y entrent avec mespris, sentent quelque frisson dans le cœur, & quelque horreur, qui les met en deffiance de leur opinion. Quant à moy, je ne m’estime point assez fort, pour ouyr en sens rassis, des vers d’Horace, & de Catulle, chantez d’une voix suffisante, par une belle & jeune bouche. Et Zenon avoit raison de dire, que la voix estoit la fleur de la beauté. On m’a voulu faire accroire, qu’un homme que tous nous autres François connoissons, m’avoit imposé, en me recitant des vers, qu’il avoit faicts : qu’ils n’estoient pas tels sur le papier, qu’en l’air : & que mes yeux en feroient contraire jugement à mes oreilles : tant la prononciation a de credit à donner prix & façon aux ouvrages, qui passent à sa mercy. Surquoy Philoxenus ne fut pas fascheux, en ce, qu’oyant un, donner mauvais ton à quelque sienne composition, il se print à fouler aux pieds, & casser de la brique, qui estoit à luy : disant, Je romps ce qui est à toy, comme tu corromps ce qui est à moy. A quoy faire, ceux mesmes qui se sont donnez la mort d’une certaine resolution, destournoient-ils la face, pour ne voir le coup qu’ils se faisoyent donner ? & ceux qui pour leur santé desirent & commandent qu’on les incise & cauterise, ne peuvent soustenir la veue des apprests, utils & operation du chirurgien, attendu que la veue ne doit avoir aucune participation à cette douleur ? Cela ne sont-ce pas propres exemples à verifier l’authorité que les sens ont sur le discours ? Nous avons beau sçavoir que ces tresses sont empruntees d’un page ou d’un lacquais : que cette rougeur est venue d’Espagne, & cette blancheur & polisseure, de la mer Oceane : encore faut-il que la veue nous force d’en trouver le subject plus aimable & plus aggreable, contre toute raison. Car en cela il n’y a rien du sien,

Auferimur cultu, gemmis, auróque teguntur
Crimina, pars minima est ipsa puella sui.
Sæpe vbi sit quod ames inter tam multa requiras :
Decipit hac oculos Aegide, diues amor.

Combien donnent à la force des sens les poetes, qui sont Narcisse esperdu de l’amour de son ombre :

Cunctáque miratur, quibus est mirabilis ipse,
Se cupit imprudens, & qui probat, ipse probatur.
Dúmque petit, petitur : paritérque accendit & ardet.

& l’entendement de Pygmalion si troublé par l’impression de la veue de sa statue d’ivoire, qu’il l’aime & la serve pour vive :

Oscula dat reddique putat, sequitúrque tenétque,
Et credit tactis digitos insidere membris,
Et metuit pressos ueniat ne liuor in artus.

Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours nostre Dame de Paris ; il verra par raison evidente, qu’il est impossible qu’il en tombe ; & si ne se sçauroit garder (s’il n’a accoustumé le mestier des couvreurs) que la veue de cette haulteur extreme, ne l’espouvante & ne le transisse. Car nous avons assez affaire de nous asseurer aux galeries, qui sont en nos clochers, si elles sont façonnees à jour, encores qu’elles soient de pierre. Il y en a qui n’en peuvent pas seulement porter la pensee. Qu’on jette une poultre entre ces deux tours d’une grosseur telle qu’il nous la faut à nous promener dessus, il n’y a sagesse philosophique de si grande fermeté, qui puisse nous donner courage d’y marcher, comme nous ferions si elle estoit à terre. J’ay souvent essayé celà, en noz montaignes de deça, & si suis de ceux qui ne s’effrayent que mediocrement de telles choses, que je ne pouvoy souffrir la veue de cette profondeur infinie, sans horreur & tremblement de jarrets & de cuisses, encores qu’il s’en fallut bien ma longueur, que je ne fusse du tout au bord, & n’eusse sçeu choir, si je ne me fusse porté à escient au danger. J’y remarquay aussi, quelque haulteur qu’il y eust, pourveu qu’en cette pente il s’y presentast un arbre, ou bosse de rocher, pour soustenir un peu la veue, & la diviser, que celà nous allege & donne asseurance ; comme si c’estoit chose dequoy à la cheute nous puissions recevoir secours : mais que les precipices coupez & uniz, nous ne les pouvons pas seulement regarder sans tournoyement de teste : vt despici sine vertigine simul oculorum animíque non poßit : qui est une evidente imposture de la veue. Ce fut pourquoy ce beau philosophe se creva les yeux, pour descharger l’ame de la desbauche qu’elle en recevoit, & pouvoir philosopher plus en liberté. Mais à ce comte, il se devoit aussi faire estoupper les oreilles, que Theophrastus dit estre le plus dangereux instrument que nous ayons pour recevoir des impressions violentes à nous troubler & changer ; & se devoit priver en fin de tous les autres sens ; c’est à dire de son estre & de sa vie. Car ils ont tous cette puissance, de commander nostre discours & nostre ame. Fit etiam sæpe specie quadam, sæpe vocum grauitate & cantibus, vt pellantur animi vehementius : sæpe etiam cura & timore. Les medecins tiennent, qu’il y a certaines complexions, qui s’agitent par aucuns sons & instrumens jusques à la fureur. J’en ay veu, qui ne pouvoient ouyr ronger un os soubs leur table sans perdre patience : & n’est guere homme, qui ne se trouble à ce bruit aigre & poignant, que font les limes en raclant le fer : comme à ouyr mascher pres de nous, ou ouyr parler quelqu’un, qui ait le passage du gosier ou du nez empesché, plusieurs s’en esmeuvent, jusques à la colere & la haine. Ce flusteur protocole de Gracchus, qui amollissoit, roidissoit, & contournoit la voix de son maistre, lors qu’il haranguoit à Rome, à quoy servoit il, si le mouvement & qualité du son, n’avoit force à esmouvoir & alterer le jugement des auditeurs ? Vrayement il y a bien dequoy faire si grande feste de la fermeté de cette belle piece, qui se laisse manier & changer au bransle & accidens d’un si leger vent. Cette mesme pipperie, que les sens apportent à nostre entendement, ils la reçoivent à leur tour. Nostre ame parfois s’en revenche de mesme, ils mentent, & se trompent à l’envy. Ce que nous voyons & oyons agitez de colere, nous ne l’oyons pas tel qu’il est.

Et solem geminum, & duplices se ostendere Thebas.

L’object que nous aymons, nous semble plus beau qu’il n’est :

Multimodis igitur prauas turpésque uidemus
Esse in delitiis, summóque in honore vigere.

& plus laid celuy que nous avons à contre-cœur. A un homme ennuyé & affligé, la clarté du jour semble obscurcie & tenebreuse. Noz sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout, par les passions de l’ame. Combien de choses voyons nous, que nous n’appercevons pas, si nous avons nostre esprit empesché ailleurs ?

in rebus quoque apertis noscere poßis,
Si non aduertas animum proinde esse, quasi omni
Tempore semotæ fuerint, longéque remotæ.

Il semble que l’ame retire au dedans, & amuse les puissances des sens. Par ainsin & le dedans & le dehors de l’homme est plein de foiblesse & de mensonge. Ceux qui ont apparié nostre vie à un songe, ont eu de la raison, à l’advanture plus qu’ils ne pensoyent : Quand nous songeons, nostre ame vit, agit, exerce toutes ses facultez, ne plus ne moins que quand elle veille ; mais si plus mollement & obscurement ; non de tant certes, que la difference y soit, comme de la nuict à une clarté vifve : ouy, comme de la nuict à l’ombre : là elle dort, icy elle sommeille : Plus & moins ; ce sont tousjours tenebres, & tenebres Cymmeriennes. Nous veillons dormants, & veillants dormons. Je ne voy pas si clair dans le sommeil : mais quant au veiller, je ne le trouve jamais assez pur & sans nuage. Encore le sommeil en sa profondeur, endort par fois les songes : mais nostre veiller n’est jamais si esveillé, qu’il purge & dissipe bien à poinct les resveries, qui sont les songes des veillants, & pires que songes. Nostre raison & nostre ame recevant les fantasies & opinions, qui luy nayssent en dormant, & authorizant les actions de noz songes de pareille approbation, qu’elle fait celles du jour : pourquoy ne mettons nous en doubte, si nostre penser, nostre agir, est pas un autre songer, & nostre veiller, quelque espece de dormir ? Si les sens sont noz premiers juges, ce ne sont pas les nostres qu’il faut seuls appeller au conseil : car en cette faculté, les animaux ont autant ou plus de droit que nous. Il est certain qu’aucuns ont l’ouye plus aigue que l’homme, d’autres la veue, d’autres le sentiment, d’autres l’attouchement ou le goust. Democritus disoit que les Dieux & les bestes avoyent les facultez sensitives beaucoup plus parfaictes que l’homme. Or entre les effects de leurs sens, & les nostres, la difference est extreme. Nostre salive nettoye & asseche noz playes, elle tue le serpent.

Tantáque in his rebus distantia differitásque est,
Vt quod aliis cibus est, aliis fuat acre uenenum.
Sæpe etenim serpens, hominis contacta saliua,
Disperit, ac sese mandendo conficit ipsa.

Quelle qualité donnerons nous à la salive, ou selon nous, ou selon le serpent ? Par quel des deux sens verifierons nous sa veritable essence que nous cherchons ? Pline dit qu’il y a aux Indes certains lievres marins, qui nous sont poison, & nous à eux : de maniere que du seul attouchement nous les tuons : Qui sera veritablement poison, ou l’homme, ou le poisson ? à qui en croirons nous, ou au poisson, de l’homme, ou à l’homme du poisson ? Quelque qualité d’air infecte l’homme qui ne nuit point au bœuf ; quelque autre le bœuf, qui ne nuit point à l’homme ; laquelle des deux sera en verité & en nature pestilente qualité ? Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunastres & plus pasles que nous :

Lurida præterea fiunt quæcunque tuentur
Arquati.

Ceux qui ont cette maladie que les medecins nomment Hyposphragma, qui est une suffusion de sang soubs la peau, voient toutes choses rouges & sanglantes. Ces humeurs, qui changent ainsi les operations de nostre veue, que sçavons nous si elles predominent aux bestes, & leur sont ordinaires ? Car nous en voyons les unes, qui ont les yeux jaunes, comme noz malades de jaunisse, d’autres qui les ont sanglans de rougeur : à celles là, il est vray-semblable, que la couleur des objects paroist autre qu’à nous : quel jugement des deux sera le vray ? Car il n’est pas dict, que l’essence des choses, se rapporte à l’homme seul. La durté, la blancheur, la profondeur, & l’aigreur, touchent le service & science des animaux, comme la nostre : nature leur en a donné l’usage comme à nous. Quand nous pressons l’œil, les corps que nous regardons, nous les appercevons plus longs & estendus : plusieurs bestes ont l’œil ainsi preslé : cette longueur est donc à l’adventure la veritable forme de ce corps, non pas celle que nos yeux luy donnent en leur assiette ordinaire. Si nous serrons l’œil par dessoubs, les choses nous semblent doubles :

Bina lucernarum florentia lumina flammis,
Et duplices hominum facies, & corpora bina.

Si nous avons les oreilles empeschees de quelque chose, ou le passage de l’ouye resserré, nous recevons le son autre, que nous ne faisons ordinairement : les animaux qui ont les oreilles velues, ou qui n’ont qu’un bien petit trou au lieu de l’oreille, ils n’oyent par consequent pas ce que nous oyons, & reçoivent le son autre. Nous voyons aux festes & aux theatres, qu’opposant à la lumiere des flambeaux, une vitre teinte de quelque couleur, tout ce qui est en ce lieu, nous appert ou vert, ou jaune, ou violet :

Et uulgò faciunt id lutea russáque uela,
Et ferriginea, cùm magnis intenta theatris
Per malos uolgata trabésque trementia pendent :
Namque ibi concessum caueai subter, & omnem
Scenai speciem, patrum matrúmque deorúmque
Inficiunt, cogúntque suo uolitare colore.

Il est vray-semblable que les yeux des animaux, que nous voyons estre de diverse couleur, leur produisent les apparences des corps de mesmes leurs yeux. Pour le jugement de l’operation des sens, il faudroit donc que nous en fussions premierement d’accord avec les bestes, secondement entre nous mesmes. Ce que nous ne sommes aucunement : & entrons en debat tous les coups de ce que l’un oyt, void, ou gouste, quelque chose autrement qu’un autre : & debattons autant que d’autre chose, de la diversité des images que les sens nous rapportent. Autrement oit, & void par la regle ordinaire de nature, & autrement gouste, un enfant qu’un homme de trente ans : & cettuy-cy autrement qu’un sexagenaire. Les sens sont aux uns plus obscurs & plus sombres, aux autres plus ouverts & plus aigus. Nous recevons les choses autres & autres selon que nous sommes, & qu’il nous semble. Or nostre sembler estant si incertain & controversé, ce n’est plus miracle, si on nous dit, que nous pouvons avouer que la neige nous apparoist blanche, mais que d’establir si de son essence elle est telle, & à la verité, nous ne nous en sçaurions respondre : & ce commencement esbranlé, toute la science du monde s’en va necessairement à vau-l’eau. Quoy, que noz sens mesmes s’entr’-empeschent l’un l’autre ? une peinture semble eslevee à la veue, au maniement elle semble plate : dirons nous que le musque soit aggreable ou non, qui resjouit nostre sentiment, & offence nostre goust ? Il y a des herbes & des unguens propres à une partie du corps, qui en blessent une autre : le miel est plaisant au goust, mal plaisant à la veue. Ces bagues qui sont entaillees en forme de plumes, qu’on appelle en devise, pennes sans fin, il n’y a œil qui en puisse discerner la largeur, & qui se sçeust deffendre de cette pipperie, que d’un costé elle n’aille en eslargissant, & s’appointant & estressissant par l’autre, mesmes quand on la roulle autour du doigt : toutesfois au maniement elle vous semble equable en largeur & par tout pareille. Ces personnes qui pour aider leur volupté, se servoient anciennement de miroirs, propres à grossir & aggrandir l’object qu’ils representent, affin que les membres qu’ils avoient à embesongner, leur pleussent d’avantage par cette accroissance oculaire : auquel des deux sens donnoient-ils gaigné, ou à la veue qui leur representoit ces membres gros & grands à souhait, ou à l’attouchement qui les leur presentoit petits & desdaignables ? Sont-ce nos sens qui prestent au subject ces diverses conditions, & que les subjects n’en ayent pourtant qu’une ? comme nous voyons du pain que nous mangeons ; ce n’est que pain, mais nostre usage en fait des os, du sang, de la chair, des poils, & des ongles :

Vt cibus in membra atque artus cùm diditur omnes
Disperit, atque aliam naturam sufficit ex se.

L’humeur que succe la racine d’un arbre, elle se fait tronc, feuille & fruict : & l’air n’estant qu’un, il se fait par l’application à une trompette, divers en mille sortes de sons : Sont-ce, dis-je, noz sens qui façonnent de mesme, de diverses qualitez ces subjects ; ou s’ils les ont telles ? Et sur ce doubte, que pouvons nous resoudre de leur veritable essence ? D’avantage puis que les accidens des maladies, de la resverie, ou du sommeil, nous font paroistre les choses autres, qu’elles ne paroissent aux sains, aux sages, & à ceux qui veillent : n’est-il pas vray-semblable que nostre assiette droicte, & noz humeurs naturelles, ont aussi dequoy donner un estre aux choses, se rapportant à leur condition, & les accommoder à soy, comme font les humeurs desreglees : & nostre santé aussi capable de leur fournir son visage, comme la maladie ? Pourquoy n’a le temperé quelque forme des objects relative à soy, comme l’intemperé : & ne leur imprimera-il pareillement son charactere ? Le desgousté charge la fadeur au vin ; le sain la saveur ; l’alteré la friandise. Or nostre estat accommodant les choses à soy, & les transformant selon soy, nous ne sçavons plus quelles sont les choses en verité, car rien ne vient à nous que falsifié & alteré par noz sens. Où le compas, l’esquarre, & la regle sont gauches, toutes les proportions qui s’en tirent, tous les bastimens qui se dressent à leur mesure, sont aussi necessairement manques & deffaillans. L’incertitude de noz sens rend incertain tout ce qu’ils produisent.

Denique vt in fabrica, si praua est regula prima,
Normáque si fallax rectis regionibus exit,
Et libella aliqua si ex parte claudicat hilum,
Omnia mendosè fieri, atque obstipa necessum est,
Praua, cubantia, prona, supina, atque absona tecta,
Iam ruere ut quædam uideantur velle, ruántque
Prodita iudiciis fallacibus omnia primis.
Hic igitur ratio tibi rerum praua necesse est,
Falsáque sit falsis quæcumque à sensibus orta est.

Au demeurant, qui sera propre à juger de ces differences ? Comme nous disons aux debats de la religion, qu’il nous faut un juge non attaché à l’un ny à l’autre party, exempt de choix & d’affection, ce qui ne se peut parmy les Chrestiens : il advient de mesme en cecy : car s’il est vieil, il ne peut juger du sentiment de la vieillesse, estant luy mesme partie en ce debat : s’il est jeune, de mesme : sain, de mesme, de mesme malade, dormant, & veillant : il nous faudroit quelqu’un exempt de toutes ces qualitez, afin que sans præoccupation de jugement, il jugeast de ces propositions, comme à luy indifferentes : & à ce compte il nous faudroit un juge qui ne fust pas. Pour juger des apparences que nous recevons des subjects, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument, nous voila au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison : aucune raison ne s’establira sans une autre raison, nous voyla à reculons jusques à l’infiny. Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens, & les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions : & par ainsi la fantasie & apparence n’est pas du subject, ains seulement de la passion & souffrance du sens ; laquelle passion, & subject, sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject. Et de dire que les passions des sens, rapportent à l’ame, la qualité des subjects estrangers par ressemblance ; comment se peut l’ame & l’entendement asseurer de cette ressemblance, n’ayant de soy nul commerce, avec les subjects estrangers ? Tout ainsi comme, qui ne connoist pas Socrates, voyant son pourtrait, ne peut dire qu’il luy ressemble. Or qui voudroit toutefois juger par les apparences : si c’est par toutes, il est impossible, car elles s’entr’empeschent par leurs contrarietez & discrepances, comme nous voyons par experience : Sera ce qu’aucunes apparences choisies reglent les autres ? Il faudra verifier cette choisie par une autre choisie, la seconde par la tierce : & par ainsi ce ne sera jamais fait. Finalement, il n’y a aucune constante existence, ny de nostre estre, ny de celuy des objects : Et nous, & nostre jugement, & toutes choses mortelles, vont coulant & roulant sans cesse : Ainsin il ne se peut establir rien de certain de l’un à l’autre, & le jugeant, & le jugé estans en continuelle mutation & branle. Nous n’avons aucune communication à l’estre, par ce que toute humaine nature est tousjours au milieu, entre le naistre & le mourir, ne baillant de soy qu’une obscure apparence & ombre, & une incertaine & debile opinion. Et si de fortune vous fichez vostre pensee à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui voudroit empoigner l’eau : car tant plus il serrera & pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu’il vouloit tenir & empoigner. Ainsi veu que toutes choses sont sujetes à passer d’un changement en autre, la raison qui y cherche une reelle subsistance, se trouve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant & permanant : par ce que tout ou vient en estre, & n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit nay. Platon disoit que les corps n’avoient jamais existence, ouy bien naissance, estimant qu’Homere eust faict l’Ocean pere des Dieux, & Thetis la mere : pour nous montrer, que toutes choses sont en fluxion, muance & variation perpetuelle. Opinion commune à tous les philosophes avant son temps, comme il dit : sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses : de la force duquel il fait grand cas. Pythagoras, que toute matiere est coulante & labile. Les Stoiciens, qu’il n’y a point de temps present, & que ce que nous appellons present, n’est que la jointure & assemblage du futur & du passé : Heraclitus, que jamais homme n’estoit deux fois entré en mesme riviere : Epicharmus, que celuy qui a pieça emprunté de l’argent, ne le doit pas maintenant ; Et que celuy qui cette nuict a esté convié à venir ce matin disner, vient aujourd’huy non convié ; attendu que ce ne sont plus eux, ils sont devenus autres : Et qu’il ne se pouvoit trouver une substance mortelle deux fois en mesme estat : car par soudaineté & legereté de changement, tantost elle dissipe, tantost elle rassemble, elle vient, & puis s’en va, de façon, que ce qui commence à naistre, ne parvient jamais jusques à perfection d’estre. Pour autant que ce naistre n’acheve jamais, & jamais n’arreste, comme estant à bout, ains depuis la semence, va tousjours se changeant & muant d’un à autre. Comme de semence humaine se fait premierement dans le ventre de la mere un fruict sans forme : puis un enfant formé, puis estant hors du ventre, un enfant de mammelle ; apres il devient garçon ; puis consequemment un jouvenceau ; apres un homme faict ; puis un homme d’aage ; à la fin decrepite vieillard. De maniere que l’aage & generation subsequente va tousjours deffaisant & gastant la precedente.

Mutat enim mundi naturam totius ætas,
Ex alióque alius status excipere omnia debet,
Nec manet ulla sui similis res, omnia migrant,
Omnia commutat natura & uertere cogit.

Et puis nous autres sottement craignons une espece de mort, là où nous en avons desja passé & en passons tant d’autres. Car non seulement, comme disoit Heraclitus, la mort du feu est generation de l’air ; & la mort de l’air, generation de l’eau. Mais encor plus manifestement le pouvons nous voir en nous mesmes. La fleur d’aage se meurt & passe quand la vieillesse survient : & la jeunesse se termine en fleur d’aage d’homme faict : l’enfance en la jeunesse, & le premier aage meurt en l’enfance : & le jour d’hier meurt en celuy du jourd’huy, & le jourd’huy mourra en celuy de demain : & n’y a rien qui demeure, ne qui soit tousjours un. Car qu’il soit ainsi, si nous demeurons tousjours mesmes & uns, comment est-ce que nous nous esjouyssons maintenant d’une chose, & maintenant d’une autre ? comment est-ce que nous aimons choses contraires, ou les hayssons, nous les louons, ou nous les blasmons ? comment avons nous differentes affections, ne retenants plus le mesme sentiment en la mesme pensee ? Car il n’est pas vray-semblable que sans mutation nous prenions autres passions : & ce qui souffre mutation ne demeure pas un mesme : & s’il n’est pas un mesme, il n’est donc pas aussi : ains quant & l’estre tout un, change aussi l’estre simplement, devenant tousjours autre d’un autre. Et par consequent se trompent & mentent les sens de nature, prenans ce qui apparoist, pour ce qui est, à faute de bien sçavoir que c’est qui est. Mais qu’est-ce donc qui est veritablement ? ce qui est eternel : c’est à dire, qui n’a jamais eu de naissance, ny n’aura jamais fin, à qui le temps n’apporte jamais aucune mutation. Car c’est chose mobile que le temps, & qui apparoist comme en ombre, avec la matiere coulante & fluante tousjours ; sans jamais demeurer stable ny permanente : à qui appartiennent ces mots, devant & apres, &, a esté, ou sera. Lesquels tout de prime face montrent evidemment, que ce n’est pas chose qui soit : car ce seroit grande sottise & faulseté toute apparente, de dire que cela soit, qui n’est pas encore en estre, ou qui desja a cessé d’estre. Et quant à ces mots, present, instant, maintenant, par lesquels il semble que principalement nous soustenons & fondons l’intelligence du temps, la raison le descouvrant, le destruit tout sur le champ : car elle le fend incontinent, & le partit en futur & en passé : comme le voulant voir necessairement desparty en deux. Autant en advient-il à la nature, qui est mesuree, comme au temps, qui la mesure : car il n’y a non plus en elle rien qui demeure, ne qui soit subsistant, ains y sont toutes choses ou nees, ou naissantes, ou mourantes. Au moyen dequoy ce seroit peché de dire de Dieu, qui est le seul qui est, que il fut, ou il sera : car ces termes là sont declinaisons, passages, ou vicissitudes de ce qui ne peut durer, ny demeurer en estre. Parquoy il faut conclurre que Dieu seul est, non point selon aucune mesure du temps, mais selon une eternité immuable & immobile, non mesuree par temps, ny subjecte à aucune declinaison : devant lequel rien n’est, ny ne sera apres, ny plus nouveau ou plus recent ; ains un realement estant, qui par un seul maintenant emplit le tousjours, & n’y a rien, qui veritablement soit, que luy seul : sans qu’on puisse dire, il a esté, ou, il sera, sans commencement & sans fin. A cette conclusion si religieuse, d’un homme payen, je veux joindre seulement ce mot, d’un tesmoing de mesme condition, pour la fin de ce long & ennuyeux discours, qui me forniroit de matiere sans fin. O la vile chose, dit-il, & abjecte, que l’homme, s’il ne s’esleve au dessus de l’humanité ! Voila un bon mot, & un utile desir : mais pareillement absurde. Car de faire la poignee plus grande que le poing, la brassee plus grande que le bras, & d’esperer enjamber plus que de l’estenduë de nos jambes, cela est impossible & monstrueux : ny que l’homme se monte au dessus de soy & de l’humanité : car il ne peut voir que de ses yeux, ny saisir que de ses prises. Il s’eslevera si Dieu luy preste extraordinairement la main : Il s’eslevera abandonnant & renonçant à ses propres moyens, & se laissant hausser & souslever par les moyens purement celestes. C’est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoïque, de pretendre à cette divine & miraculeuse metamorphose.