Essays
Michel de Montaigne

De l’aage

Book 1 Chapter 57

Je ne puis recevoir la façon, dequoy nous establissons la durée de nostre vie. Je voy que les sages l’accoursissent bien fort au prix de la commune opinion. « Comment, dit le jeune Caton, à ceux qui le vouloyent empescher de se tuer, suis-je à cette heure en aage, ou lon me puisse reprocher d’abandonner trop tost la vie ? » Si n’avoit-il que quarante et huict ans. Il estimoit cet aage la bien meur et bien avancé, considerant combien peu d’hommes y arrivent : Et ceux qui s’entretiennent de ce que je ne sçay quel cours qu’ils nomment naturel, promet quelques années au delà, ils le pourroient faire, s’ils avoient privilege qui les exemptast d’un si grand nombre d’accidens, ausquels chacun de nous est en bute par une naturelle subjection, qui peuvent interrompre ce cours qu’ils se promettent. Quelle refverie est-ce de s’attendre de mourir d’une defaillance de forces, que l’extreme vieillesse apporte, et de se proposer ce but à nostre durée : veu que c’est l’espece de mort la plus rare de toutes, et la moins en usage ? Nous l’appellons seule naturelle, comme si c’estoit contre nature, de voir un homme se rompre le col d’une cheute, s’estoufer d’un naufrage, se laisser surprendre à la peste ou à une pleuresie, et comme si nostre condition ordinaire ne nous presentoit à tous ces inconvenients. Ne nous flattons pas de ces beaux mots : on doit à l’aventure appeller plustost naturel, ce qui est general, commun, et universel. Mourir de vieillesse, c’est une mort rare, singuliere et extraordinaire, et d’autant moins naturelle que les autres : c’est la derniere et extreme sorte de mourir : plus elle est esloignée de nous, d’autant est elle moins esperable : c’est bien la borne, au delà de laquelle nous n’irons pas, et que la loy de nature a prescript, pour n’estre point outre-passée : mais c’est un sien rare privilege de nous faire durer jusques là. C’est une exemption qu’elle donne par faveur particuliere, à un seul, en l’espace de deux ou trois siecles, le deschargeant des traverses et difficultez qu’elle a jetté entre deux, en cette longue carriere.

Par ainsi mon opinion est, de regarder que l’aage auquel nous sommes arrivez, c’est un aage auquel peu de gens arrivent. Puis que d’un train ordinaire les hommes ne viennent pas jusques là, c’est signe que nous sommes bien avant. Et puis que nous avons passé les limites accoustumez, qui est la vraye mesure de nostre vie, nous ne devons esperer d’aller guere outre : Ayant eschappé tant d’occasions de mourir, où nous voyons tresbucher le monde, nous devons recognoistre qu’une fortune extraordinaire, comme celle-là qui nous maintient, et hors de l’usage commun, ne nous doibt guere durer.

C’est un vice des loix mesmes, d’avoir cette fauce imagination : elles ne veulent pas qu’un homme soit capable du maniement de ses biens, qu’il n’ait vingt et cinq ans, et à peine conservera-il jusques lors le maniment de sa vie. Auguste retrancha cinq ans des anciennes ordonnances Romaines, et declara qu’il suffisoit à ceux qui prenoient charge de judicature, d’avoir trente ans. Servius Tullius dispensa les chevaliers qui avoient passé quarante sept ans des corvées de la guerre : Auguste les remit à quarante et cinq. De renvoyer les hommes au sejour avant cinquante cinq ou soixante ans, il me semble n’y avoir pas grande apparence. Je serois d’advis qu’on estendist nostre vacation et occupation autant qu’on pourroit, pour la commodité publique : mais je trouve la faute en l’autre costé, de ne nous y embesongner pas assez tost. Cettuy-cy avoit esté juge universel du monde à dixneuf ans, et veut que pour juger de la place d’une goutiere on en ait trente.

Quant à moy j’estime que nos ames sont desnoüées à vingt ans, ce qu’elles doivent estre, et qu’elles promettent tout ce qu’elles pourront. Jamais ame qui n’ait donné en cet aage là, arre bien evidente de sa force, n’en donna depuis la preuve. Les qualitez et vertus naturelles produisent dans ce terme là, ou jamais, ce qu’elles ont de vigoureux et de beau.

Si l’espine nou picque quand nai,
A pene que pique jamai,

disent-ils en Daulphiné.

De toutes les belles actions humaines, qui sont venues à ma cognoissance, de quelque sorte qu’elles soyent, je penserois en avoir plus grande part, à nombrer celles qui ont esté produites et aux siecles anciens et au nostre, avant l’aage de trente ans, qu’apres. Ouy, en la vie de mesmes hommes souvent. Ne le puis-je pas dire en toute seureté, de celles de Hannibal et de Scipion son grand adversaire ?

La belle moitié de leur vie, ils la vescurent de la gloire acquise en leur jeunesse : grands hommes depuis au prix de touts autres, mais nullement au prix d’eux mesmes. Quant à moy je tien pour certain que depuis cet aage, et mon esprit et mon corps ont plus diminué, qu’augmenté, et plus reculé, qu’avancé. Il est possible qu’à ceux qui employent bien le temps, la science, et l’experience croissent avec la vie : mais la vivacité, la promptitude, la fermeté, et autres parties bien plus nostres, plus importantes et essentielles, se fanissent et s’allanguissent.

Ubi jam validis quassatum est viribus ævi
Corpus, et obtusis ceciderunt viribus artus,
Claudicat ingenium, delirat linguàque ménsque.

Tantost c’est le corps qui se rend le premier à la vieillesse : par fois aussi c’est l’ame : et en ay assez veu, qui ont eu la cervelle affoiblie, avant l’estomach et les jambes : Et d’autant que c’est un mal peu sensible à qui le souffre, et d’une obscure montre, d’autant est-il plus dangereux. Pour ce coup, je me plains des loix, non pas dequoy elles nous laissent trop tard à la besongne, mais dequoy elles nous y employent trop tard. Il me semble que considerant la foiblesse de nostre vie, et à combien d’escueils ordinaires et naturels elle est exposée, on n’en devroit pas faire si grande part à la naissance, à l’oisiveté et à l’apprentissage.