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The Essays of Michel de Montaigne Online

De Democritus et Heraclitus

Book 1 Chapter 50

Le jugement est un util à tous subjects, & se mésle par tout. A cette cause aux Essais que j’en fay icy, j’y employe toute sorte d’occasion. Si c’est un subject que je n’entende point, à cela mesme je l’essaye, sondant le gué de bien loing, & puis le trouvant trop profond pour ma taille, je me tiens à la rive. Et cette reconnoissance de ne pouvoir passer outre, c’est un traict de son effect, ouy de ceux, dont il se vante le plus. Tantost à un subject vain & de neant, j’essaye voir s’il trouvera dequoy luy donner corps, & dequoy l’appuyer & l’estançonner. Tantost je le promene à un subject noble & tracassé, auquel il n’a rien à trouver de soy, le chemin en estant si frayé, qu’il ne peut marcher que sur la piste d’autruy. Là il fait son jeu à eslire la route qui luy semble la meilleure : & de mille sentiers, il dit que cettuy-cy, ou celuy-là, a esté le mieux choisi. Je prends de la fortune le premier argument : ils me sont egalement bons : & ne desseigne jamais de les traicter entiers. Car je ne voy le tout de rien : Ne font pas, ceux qui nous promettent de nous le faire veoir. De cent membres & visages, qu’à chasque chose j’en prends un, tantost à lecher seulement, tantost à effleurer : & par fois à pincer jusqu’à l’os. J’y donne une poincte, non pas le plus largement, mais le plus profondement que je sçay. Et aime plus souvent à les saisir par quelque lustre inusité. Je me hazarderoy de traitter à fons quelque matiere, si je me connoissoy moins, & me trompois en mon impuissance. Semant icy un mot, icy un autre, eschantillons dépris de leur piece, escartez, sans dessein, sans promesse : je ne suis pas tenu d’en faire bon, ny de m’y tenir moy-mesme, sans varier, quand il me plaist, & me rendre au doubte & incertitude, & à ma maistresse forme, qui est l’ignorance. Tout mouvement nous descouvre. Cette mesme ame de Cæsar, qui se fait voir à ordonner & dresser la bataille de Pharsale, elle se fait aussi voir à dresser des parties oysives & amoureuses. On juge un cheval, non seulement à le voir manier sur une carriere, mais encore à luy voir aller le pas, voire & à le voir en repos à l’estable. Entre les functions de l’ame, il en est de basses : Qui ne la void encor par là, n’acheve pas de la connoistre. Et à l’adventure la remarque lon mieux où elle va son pas simple. Les vents des passions la prennent plus en ses hautes assiettes, joint qu’elle se couche entiere sur chasque matiere & s’y exerce entiere ; & n’en traitte jamais plus d’une à la fois : & la traitte non selon elle, mais selon soy. Les choses à part elles, ont peut estre leurs poids & mesures, & conditions : mais au dedans, en nous, elle les leur taille comme elle l’entend. La mort est effroyable à Cicero, desirable à Caton, indifferente à Socrates. La santé, la conscience, l’authorité, la science, la richesse, la beauté, & leurs contraires, se despouillent à l’entree, & reçoivent de l’ame nouvelle vesture, & de la teinture qu’il luy plaist : brune, claire, verte, obscure : aigre, douce, profonde, superficielle : & qu’il plaist à chacune d’elles. Car elles n’ont pas verifié en commun leurs stiles, regles & formes : chacune est Royne en son estat. Parquoy ne prenons plus excuse des externes qualitez des choses : c’est à nous, à nous en rendre compte. Nostre bien & nostre mal ne tient qu’à nous. Offrons y nos offrandes & nos vœus, non pas à la fortune : elle ne peut rien sur nos mœurs : Au rebours, elles l’entrainent à leur suitte, & la moulent à leur forme. Pourquoy ne jugeray-je d’Alexandre à table devisant & beuvant d’autant ? Ou s’il manioit des eschecs, quelle corde de son esprit, ne touche & n’employe ce niais & puerile jeu ? Je le hay & fuy, de ce qu’il n’est pas assez jeu, & qu’il nous esbat trop serieusement ; ayant honte d’y fournir l’attention qui suffiroit à quelque bonne chose. Il ne fut pas plus embesoigné à dresser son glorieux passage aux Indes : ny cet autre à desnouer un passage, duquel depend le salut du genre humain. Voyez combien nostre ame trouble cet amusement ridicule, si touts ses nerfs ne bandent. Combien amplement elle donne loy à chacun en cela, de se connoistre, & juger droittement de soy. Je ne me voy & retaste, plus universellement, en nulle autre posture. Quelle passion ne nous y exerce ? la cholere, le despit, la hayne, l’impatience : & une vehemente ambition de vaincre, en chose, en laquelle il seroit plus excusable d’estre ambitieux d’estre vaincu. Car la precellence rare & au dessus du commun, messied à un homme d’honneur, en chose frivole. Ce que je dy en cet exemple, se peut dire en touts autres. Chasque parcelle, chasque occupation de l’homme, l’accuse, & le montre egalement qu’un autre. Democritus & Heraclitus ont esté deux philosophes, desquels le premier trouvant vaine & ridicule l’humaine condition, ne sortoit en public, qu’avec un visage moqueur & riant : Heraclitus, ayant pitié & compassion de cette mesme condition nostre, en portoit le visage continuellement triste, & les yeux chargez de larmes.

alter
Ridebat quoties à limine mouerat unum
Protulerátque pedem, flebat contrarius alter.

J’ayme mieux la premiere humeur, non par ce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer : mais par ce qu’elle est plus desdaigneuse, & qu’elle nous condamne plus que l’autre : & il me semble, que nous ne pouvons jamais estre assez mesprisez selon nostre merite. La plainte & la commiseration sont meslees à quelque estimation de la chose qu’on plaint : les choses dequoy on se moque, on les estime sans prix. Je ne pense point qu’il y ait tant de malheur en nous, comme il y a de vanité, ny tant de malice comme de sottise : nous ne sommes pas si pleins de mal, comme d’inanité : nous ne sommes pas si miserables, comme nous sommes vils. Ainsi Diogenes, qui baguenaudoit apart soy, roulant son tonneau, & hochant du nez le grand Alexandre, nous estimant des mouches, ou des vessies pleines de vent, estoit bien juge plus aigre & plus poingnant, & par consequent, plus juste à mon humeur que Timon, celuy qui fut surnommé le haisseur des hommes. Car ce qu’on hait, on le prend à cœur. Cettuy-cy nous souhaitoit du mal, estoit passionné du desir de nostre ruine, fuioit nostre conversation comme dangereuse, de meschans, & de nature depravee : l’autre nous estimoit si peu, que nous ne pourrions ny le troubler, ny l’alterer par nostre contagion, nous laissoit de compagnie, non pour la crainte, mais pour le desdain de nostre commerce : il ne nous estimoit capables ny de bien ny de mal faire. De mesme marque fut la response de Statilius, auquel Brutus parla pour le joindre à la conspiration contre Cæsar : il trouva l’entreprinse juste, mais il ne trouva pas les hommes dignes, pour lesquels on se mist aucunement en peine : conformement à la discipline de Hegesias, qui disoit, le sage ne devoir rien faire que pour soy : d’autant que, seul il est digne, pour qui lon face. Et à celle de Theodorus, que c’est injustice, que le sage se hazarde pour le bien de son pays, & qu’il mette en peril la sagesse pour des fols. Nostre propre condition est autant ridicule, que risible.