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The Essays of Michel de Montaigne Online

Divers evenemens de mesme Conseil

Book 1 Chapter 23

Jacques Amiot, grand Ausmonier de France, me recita un jour cette histoire à l’honneur d’un Prince des nostres (& nostre estoit-il à tres-bonnes enseignes, encore que son origine fust estrangere) que durant nos premiers troubles au siege de Rouan, ce Prince ayant esté adverty par la Royne mere du Roy d’une entreprise qu’on faisoit sur sa vie, & instruit particulierement par ses lettres, de celuy qui la devoit conduire à chef, qui estoit un gentil-homme Angevin ou Manceau, frequentant lors ordinairement pour cet effet, la maison de ce Prince : il ne communiqua à personne cet advertissement : mais se promenant l’endemain au mont saincte Catherine, d’où se faisoit nostre batterie à Rouan (car c’estoit au temps que nous la tenions assiegee) ayant à ses costez ledict seigneur grand Ausmonier & un autre Evesque, il apperceut ce gentil-homme, qui luy avoit esté remarqué, & le fit appeller. Comme il fut en sa presence, il luy dit ainsi, le voyant desja pallir & fremir des alarmes de sa conscience : Monsieur de tel lieu, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, & vostre visage le monstre. Vous n’avez rien à me cacher : car je suis instruict de vostre affaire si avant, que vous ne feriez qu’empirer vostre marché, d’essayer à le couvrir. Vous sçavez bien telle chose & telle (qui estoient les tenans & aboutissans des plus secrettes pieces de cette menee) ne faillez sur vostre vie à me confesser la verité de tout ce dessein. Quand ce pauvre homme se trouva pris & convaincu (car le tout avoit esté descouvert à la Royne par l’un des complices) il n’eut qu’à joindre les mains & requerir la grace & misericorde de ce Prince ; aux pieds duquel il se voulut jetter, mais il l’en garda, suivant ainsi son propos : Venez çà, vous ay-je autre-fois faict desplaisir ? ay-je offencé quelqu’un des vostres par haine particuliere ? Il n’y a pas trois semaines que je vous connois, quelle raison vous a peu mouvoir à entreprendre ma mort ? Le gentil-homme respondit à cela d’une voix tremblante, que ce n’estoit aucune occasion particuliere qu’il en eust, mais l’interest de la cause generale de son party, & qu’aucuns luy avoient persuadé que ce seroit une execution pleine de pieté, d’extirper en quelque maniere que ce fust, un si puissant ennemy de leur religion. Or (suivit ce Prince) je vous veux montrer, combien la religion que je tiens est plus douce, que celle dequoy vous faictes profession. La vostre vous a conseillé de me tuer sans m’ouir, n’ayant receu de moy aucune offense ; & la mienne me commande que je vous pardonne, tout convaincu que vous estes de m’avoir voulu tuer sans raison. Allez vous en, retirez vous, que je ne vous voye plus icy : & si vous estes sage, prenez doresnavant en vos entreprises des conseillers plus gens de bien que ceux là. L’Empereur Auguste estant en la Gaule, receut certain avertissement d’une conjuration que luy brassoit L. Cinna, il delibera de s’en venger ; & manda pour cet effect au lendemain le conseil de ses amis : mais la nuict d’entredeux il la passa avec grande inquietude, considerant qu’il avoit à faire mourir un jeune homme de bonne maison, neveu du grand Pompeius : & produisoit en se pleignant plusieurs divers discours. Quoy donc, faisoit-il, sera-il dit que je demeureray en crainte & en alarme, & que je lairray mon meurtrier se pourmener cependant à son aise ? S’en ira-il quitte, ayant assailly ma teste, que j’ay sauvee de tant de guerres civiles, de tant de batailles, par mer & par terre ? & apres avoir estably la paix universelle du monde, sera-il absouz, ayant deliberé non de me meurtrir seulement, mais de me sacrifier ? Car la conjuration estoit faicte de le tuer, comme il feroit quelque sacrifice. Apres cela s’estant tenu coy quelque espace de temps, il recommençoit d’une voix plus forte, & s’en prenoit à soy mesme : Pourquoy vis tu, s’il importe à tant de gens que tu meures ? n’y aura il point de fin à tes vengeances & à tes cruautez ? Ta vie vaut-elle que tant de dommage se face pour la conserver ? Livia sa femme le sentant en ces angoisses : Et les conseils des femmes y seront-ils receuz, luy dit-elle ? Fay ce que font les medecins, quand les receptes accoustumees ne peuvent servir, ils en essayent de contraires. Par severité tu n’as jusques à cette heure rien profité : Lepidus a suivy Savidienus, Murena Lepidus, Cæpio Murena, Egnatius Cæpio. Commence à experimenter comment te succederont la douceur & la clemence. Cinna est convaincu, pardonne luy ; de te nuire desormais, il ne pourra, & profitera à ta gloire. Auguste fut bien aise d’avoir trouvé un Advocat de son humeur, & ayant remercié sa femme & contremandé ses amis, qu’il avoit assigné au Conseil, commanda qu’on fist venir à luy Cinna tout seul : Et ayant faict sortir tout le monde de sa chambre, & faict donner un siege à Cinna, il luy parla en cette maniere : En premier lieu je te demande Cinna, paisible audience : n’interromps pas mon parler, je te donray temps & loisir d’y respondre. Tu sçais Cinna que t’ayant pris au camp de mes ennemis, non seulement t’estant faict mon ennemy, mais estant né tel, je te sauvay ; je te mis entre mains tous tes biens, & t’ay en fin rendu si accommodé & si aisé, que les victorieux sont envieux de la condition du vaincu : l’office du sacerdoce que tu me demandas, je te l’ottroiay, l’ayant refusé à d’autres, desquels les peres avoient tousjours combatu avec moy : t’ayant si fort obligé, tu as entrepris de me tuer. A quoy Cinna s’estant escrié qu’il estoit bien esloigné d’une si meschante pensee : Tu ne me tiens pas Cinna ce que tu m’avois promis, suyvit Auguste : tu m’avois asseuré que je ne serois pas interrompu : ouy, tu as entrepris de me tuer, en tel lieu, tel jour, en telle compagnie, & de telle façon : & le voyant transi de ces nouvelles, & en silence, non plus pour tenir le marché de se taire, mais de la presse de sa conscience : Pourquoy, adjousta-il, le fais tu ? Est-ce pour estre Empereur ? Vrayement il va bien mal à la chose publique, s’il n’y a que moy, qui t’empesche d’arriver à l’Empire. Tu ne peux pas seulement defendre ta maison, & perdis dernierement un procés par la faveur d’un simple libertin. Quoy ? n’as tu moyen ny pouvoir en autre chose qu’à entreprendre Cesar ? Je le quitte, s’il n’y a que moy qui empesche tes esperances. Penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosseens & Serviliens te souffrent ? & une si grande troupe de nobles, non seulement nobles de nom, mais qui par leur vertu honorent leur noblesse ? Apres plusieurs autres propos (car il parla à luy plus de deux heures entieres) Or va, luy dit-il, je te donne, Cinna, la vie à traistre & à parricide, que je te donnay autre-fois à ennemy : que l’amitié commence de ce jourd’huy entre nous : essayons qui de nous deux de meilleure foy, moy t’aye donné ta vie, ou tu l’ayes receue. Et se despartit d’avec luy en cette maniere. Quelque temps apres il luy donna le consulat, se plaignant dequoy il ne le luy avoit osé demander. Il l’eut depuis pour fort amy, & fut seul faict par luy heritier de ses biens. Or depuis cet accident, qui advint à Auguste au quarantiesme an de son aage, il n’y eut jamais de conjuration ny d’entreprise contre luy, & receut une juste recompense de cette sienne clemence. Mais il n’en advint pas de mesmes au nostre : car sa douceur ne le sceut garentir, qu’il ne cheust depuis aux lacs de pareille trahison;tant c’est chose vaine & frivole que l’humaine prudence : & au travers de tous nos projects, de nos conseils & precautions, la fortune maintient tousjours la possession des evenemens. Nous appellons les medecins heureux, quand ils arrivent à quelque bonne fin : comme s’il n’y avoit que leur art, qui ne se peust maintenir d’elle mesme, & qui eust les fondemens trop frailes, pour s’appuyer de sa propre force : & comme s’il n’y avoit qu’elle, qui ait besoin que la fortune preste la main à ses operations. Je croy d’elle tout le pis ou le mieux qu’on voudra : car nous n’avons, Dieu mercy, nul commerce ensemble. Je suis au rebours des autres : car je la mesprise bien tousjours, mais quand je suis malade, au lieu d’entrer en composition, je commence encore à la hayr & à la craindre : & respons à ceux qui me pressent de prendre medecine, qu’ils attendent au moins que je sois rendu à mes forces & à ma santé, pour avoir plus de moyen de soustenir l’effort & le hazart de leur breuvage. Je laisse faire nature, & presuppose qu’elle se soit pourveue de dents & de griffes, pour se deffendre des assaux qui luy viennent, & pour maintenir cette contexture, dequoy elle fuit la dissolution. Je crain au lieu de l’aller secourir, ainsi comme elle est aux prises bien estroites & bien jointes avec la maladie, qu’on secoure son adversaire au lieu d’elle, & qu’on la recharge de nouveaux affaires. Or je dy que non en la medecine seulement, mais en plusieurs arts plus certaines, la fortune y a bonne part. Les saillies poetiques, qui emportent leur autheur, & le ravissent hors de soy, pourquoy ne les attribuerons nous à son bon heur, puis qu’il confesse luy mesme qu’elles surpassent sa suffisance & ses forces, & les reconnoit venir d’ailleurs que de soy, & ne les avoir aucunement en sa puissance : non plus que les orateurs ne disent avoir en la leur ces mouvemens & agitations extraordinaires, qui les poussent au delà de leur dessein ? Il en est de mesmes en la peinture, qu’il eschappe par fois des traits de la main du peintre surpassans sa conception & sa science, qui le tirent luy mesmes en admiration, & qui l’estonnent. Mais la fortune montre bien encores plus evidemment, la part qu’elle a en tous ces ouvrages, par les graces & beautez qui s’y treuvent, non seulement sans l’intention, mais sans la connoissance mesme de l’ouvrier. Un suffisant lecteur descouvre souvent és escrits d’autruy, des perfections autres que celles que l’autheur y a mises & apperceues, & y preste des sens & des visages plus riches. Quant aux entreprises militaires, chacun void comment la fortune y a bonne part : En nos conseils mesmes & en nos deliberations, il faut certes qu’il y ait du sort & du bonheur meslé parmy : car tout ce que nostre sagesse peut, ce n’est pas grand’ chose : Plus elle est aiguë & vive, plus elle trouve en soy de foiblesse, & se deffie d’autant plus d’elle mesme. Je suis de l’advis de Sylla : & quand je me prens garde de pres aux plus glorieux exploicts de la guerre, je voy, ce me semble, que ceux qui les conduisent, n’y employent la deliberation & le conseil, que par acquit ; & que la meilleure part de l’entreprinse, ils l’abandonnent à la fortune ; & sur la fiance qu’ils ont à son secours, passent à tous les coups au delà des bornes de tout discours. Il survient des allegresses fortuites, & des fureurs estrangeres parmy leurs deliberations, qui les poussent le plus souvent à prendre le party le moins fondé en apparence, & qui grossissent leur courage au dessus de la raison. D’où il est advenu à plusieurs grands Capitaines anciens, pour donner credit à ces conseils temeraires, d’alleguer à leurs gens, qu’ils y estoient conviez par quelque inspiration, par quelque signe & prognostique. Voila pourquoy en cette incertitude & perplexité, que nous apporte l’impuissance de voir & choisir ce qui est le plus commode, pour les difficultez que les divers accidens & circonstances de chaque chose tirent. Le plus seur, quand autre consideration ne nous y convieroit, est à mon advis de se rejetter au party, où il y a plus d’honnesteté & de justice : & puis qu’on est en doute du plus court chemin, tenir tousjours le droit. Comme en ces deux exemples, que je vien de proposer, il n’y a point de doubte, qu’il ne fust plus beau & plus genereux à celuy qui avoit receu l’offence, de la pardonner, que s’il eust faict autrement. S’il en est mes-advenu au premier, il ne s’en faut pas prendre à ce sien bon dessein : & ne sçait on, quand il eust pris le party contraire, s’il eust eschapé la fin, à laquelle son destin l’appelloit ; & si eust perdu la gloire d’une telle humanité. Il se void dans les histoires, force gens, en cette crainte ; d’où la plus part ont suivy le chemin de courir au devant des conjurations, qu’on faisoit contre eux, par vengeance & par supplices : mais j’en voy fort peu ausquels ce remede ait servy ; tesmoing tant d’Empereurs Romains. Celuy qui se trouve en ce danger, ne doit pas beaucoup esperer ny de sa force, ny de sa vigilance. Car combien est-il malaisé de se garentir d’un ennemy, qui est couvert du visage du plus officieux amy que nous ayons ? & de connoistre les volontez & pensemens interieurs de ceux qui nous assistent ? Il a beau employer des nations estrangeres pour sa garde, & estre tousjours ceint d’une haye d’hommes armez : Quiconque aura sa vie à mespris, se rendra tousjours maistre de celle d’autruy. Et puis ce continuel soupçon, qui met le Prince en doute de tout le monde, luy doit servir d’un merveilleux tourment. Pourtant Dion estant adverty que Callippus espioit les moyens de le faire mourir, n’eut jamais le cœur d’en informer, disant qu’il aimoit mieux mourir que vivre en cette misere, d’avoir à se garder non de ses ennemis seulement, mais aussi de ses amis. Ce qu’Alexandre representa bien plus vivement par effect, & plus roidement, quand ayant eu advis par une lettre de Parmenion, que Philippus son plus cher medecin estoit corrompu par l’argent de Darius pour l’empoisonner ; en mesme temps qu’il donnoit à lire sa lettre à Philippus, il avala le breuvage qu’il luy avoit presenté. Fut-ce pas exprimer cette resolution, que si ses amis le vouloient tuer, il consentoit qu’ils le peussent faire ? Ce Prince est le souverain patron des actes hazardeux : mais je ne sçay s’il y a traict en sa vie, qui ait plus de fermeté que cettui-cy, ny une beauté illustre par tant de visages. Ceux qui preschent aux Princes la deffiance si attentive, sous couleur de leur prescher leur seurté, leur preschent leur ruine & leur honte. Rien de noble ne se fait sans hazard. J’ en sçay un de courage tres-martial de sa complexion & entreprenant, de qui tous les jours on corrompt la bonne fortune par telles persuasions : Qu’il se resserre entre les siens, qu’il n’entende à aucune reconciliation de ses anciens ennemys, se tienne à part, & ne se commette entre mains plus fortes, quelque promesse qu’on luy face, quelque utilité qu’il y voye. J’en sçay un autre, qui a inesperement avancé sa fortune, pour avoir pris conseil tout contraire. La hardiesse dequoy ils cherchent si avidement la gloire, se represente, quand il est besoing, aussi magnifiquement en pourpoint qu’en armes : en un cabinet, qu’en un camp : le bras pendant, que le bras levé. La prudence si tendre & circonspecte, est mortelle ennemie de hautes executions. Scipion sceut, pour pratiquer la volonté de Syphax, quittant son armee, & abandonnant l’Espaigne, douteuse encore sous sa nouvelle conqueste, passer en Afrique, dans deux simples vaisseaux, pour se commettre en terre ennemie, à la puissance d’un Roy barbare, à une foy inconneue, sans obligation, sans hostage, sous la seule seureté de la grandeur de son propre courage, de son bonheur, & de la promesse de ses hautes esperances. Habita fides ipsam plerumque fidem obligat. A une vie ambitieuse & fameuse, il faut au rebours, prester peu, & porter la bride courte aux souspeçons : La crainte & la deffiance attirent l’offence & la convient. Le plus deffiant de nos Roys establit ses affaires, principalement pour avoir volontairement abandonné & commis sa vie, & sa liberté, entre les mains de ses ennemis : montrant avoir entiere fiance d’eux, afin qu’ils la prinssent de luy. A ses legions mutinees & armees contre luy, Cæsar opposoit seulement l’authorité de son visage, & la fierté de ses parolles ; & se fioit tant à soy & à sa fortune, qu’il ne craignoit point de s’abandonner & commettre à une armee seditieuse & rebelle.

stetit aggere fulti
Cæspitis, intrepidus uultu, meruítque timeri
Nil metuens.

Mais il est bien vray, que cette forte asseurance ne se peut representer bien entiere, & naifve, que par ceux ausquels l’imagination de la mort, & du pis qui peut advenir apres tout, ne donne point d’effroy ; car de la presenter tremblante encore, doubteuse & incertaine, pour le service d’une importante reconciliation, ce n’est rien faire qui vaille. C’est un excellent moyen de gaigner le cœur & volonté d’autruy, de s’y aller soubsmettre & fier, pourveu que ce soit librement, & sans contrainte d’aucune necessité, & que ce soit en condition, qu’on y porte une fiance pure & nette ; le front au moins deschargé de tout scrupule. Je vis en mon enfance, un Gentil-homme commandant à une grande ville empressé à l’esmotion d’un peuple furieux. Pour esteindre ce commencement du trouble, il print party de sortir d’un lieu tres-asseuré ou il estoit, & se rendre à cette tourbe mutine : d’où mal luy print, & y fut miserablement tué. Mais il ne me semble pas que sa faute fust tant d’estre sorty, ainsi qu’ordinairement on le reproche à sa memoire, comme ce fut d’avoir pris une voye de soubmission & de mollesse : & d’avoir voulu endormir cette rage, plustost en suivant qu’en guidant, & en requerant plustost qu’en remontrant : & estime que une gracieuse severité, avec un commandement militaire, plein de securité, & de confiance, convenable à son rang, & à la dignité de sa charge, luy eust mieux succedé, au moins avec plus d’honneur, & de bien-seance. Il n’est rien moins esperable de ce monstre ainsin agité, que l’humanité & la douceur, il recevra bien plustost la reverence & la crainte. Je luy reprocherois aussi, qu’ayant pris une resolution plustost brave à mon gré, que temeraire, de se jetter foible & en pourpoint, emmy cette mer tempestueuse d’hommes insensez, il la devoit avaller toute, & n’abandonner ce personnage. Là où il luy advint apres avoir reconneu le danger de pres, de saigner du nez : & d’alterer encore depuis cette contenance demise & flatteuse, qu’il avoit entreprinse, en une contenance effrayee : chargeant sa voix & ses yeux d’estonnement & de penitence : cerchant à conniller & à se desrober, il les enflamma & appella sur soy. On deliberoit de faire une montre generalle de diverses trouppes en armes, (c’est le lieu des vengeances secrettes, & n’est point où en plus grande seureté on les puisse exercer) il y avoit publiques & notoires apparences, qu’il n’y faisoit pas fort bon pour aucuns, ausquels touchoit la principalle & necessaire charge de les recognoistre. Il s’y proposa divers conseils, comme en chose difficile, & qui avoit beaucoup de poids & de suitte : Le mien fut, qu’on evitast sur tout de donner aucun tesmoignage de ce doubte, & qu’on s’y trouvast & meslast parmy les files, la teste droicte, & le visage ouvert, & qu’au lieu d’en retrancher aucune chose (à quoy les autres opinions visoient le plus) au contraire, l’on sollicitast les capitaines d’advertir les soldats de faire leurs salves belles & gaillardes en l’honneur des assistans, & n’espargner leur poudre. Cela servit de gratification envers ces trouppes suspectes, & engendra dés lors en avant une mutuelle & utile confidence. La voye qu’y tint Julius Cæsar, je trouve que c’est la plus belle, qu’on y puisse prendre. Premierement il essaya par clemence, à se faire aymer de ses ennemis mesmes, se contentant aux conjurations qui luy estoient descouvertes, de declarer simplement qu’il en estoit adverti : Cela faict, il print une tres-noble resolution, d’attendre sans effroy & sans solicitude, ce qui luy en pourroit advenir, s’abandonnant & se remettant à la garde des dieux & de la fortune. Car certainement c’est l’estat ou il estoit quand il fut tué. Un estranger ayant dict & publié par tout qu’il pourroit instruire Dionysius Tyran de Syracuse, d’un moyen de sentir & descouvrir en toute certitude, les parties que ses subjets machineroient contre luy, s’il luy vouloit donner une bonne piece d’argent ; Dionysius en estant adverty, le fit appeller à soy, pour s’esclaircir d’un art si necessaire à sa conservation : cet estranger luy dict, qu’il n’y avoit pas d’autre art, sinon qu’il luy fist delivrer un talent, & se ventast d’avoir apris de luy un singulier secret. Dionysius trouva cette invention bonne, & luy fit compter six cens escus. Il n’estoit pas vray-semblable, qu’il eust donné si grande somme à un homme inconneu, qu’en recompense d’un tres-utile apprentissage, & servoit cette reputation à tenir ses ennemis en crainte. Pourtant les Princes sagement publient les advis qu’ils reçoivent des menees qu’on dresse contre leur vie ; pour faire croire qu’ils sont bien advertis, & qu’il ne se peut rien entreprendre dequoy ils ne sentent le vent. Le Duc d’Athenes fit plusieurs sottises en l’establissement de sa fresche tyrannie sur Florence : mais cette-cy la plus notable, qu’ayant receu le premier advis des monopoles que ce peuple dressoit contre luy, par Mattheo dit Morozo, complice d’icelles : il le fit mourir, pour supprimer cet advertissement, & ne faire sentir, qu’aucun en la ville s’ennuiast de sa domination. Il me souvient avoir leu autrefois l’histoire de quelque Romain, personnage de dignité, lequel fuyant la tyrannie du Triumvirat, avoit eschappé mille fois les mains de ceux qui le poursuivoyent, par la subtilité de ses inventions. Il adveint un jour, qu’une trouppe de gens de cheval, qui avoit charge de le prendre, passa tout joignant un halier, ou il s’estoit tapy, & faillit de le descouvrir : Mais luy sur ce point là, considerant la peine & les difficultez, ausquelles il avoit desja si long temps duré, pour se sauver des continuelles & curieuses recherches, qu’on faisoit de luy par tout ; le peu de plaisir qu’il pouvoit esperer d’une telle vie, & combien il luy valoit mieux passer une fois le pas, que demeurer tousjours en ceste transe, luy-mesme les r’appella, & leur trahit sa cachette, s’abandonnant volontairement à leur cruauté, pour oster eux & luy d’une plus longue peine. D’appeller les mains ennemies, c’est un conseil un peu gaillard : si croy-je, qu’encore vaudroit-il mieux le prendre, que de demeurer en la fievre continuelle d’un accident, qui n’a point de remede. Mais puis que les provisions qu’on y peut apporter sont pleines d’inquietude, & d’incertitude, il vaut mieux d’une belle asseurance se preparer à tout ce qui en pourra advenir ; & tirer quelque consolation de ce qu’on n’est pas asseuré qu’il advienne.