Essays
Michel de Montaigne

Un traict de quelques Ambassadeurs

Book 1 Chapter 16

J’ observe en mes voyages cette prattique, pour apprendre tousjours quelque chose, par la communication d’autruy (qui est une des plus belles escholes qui puisse estre) de ramener tousjours ceux, avec qui je confere, aux propos des choses qu’ils sçavent le mieux.

Basti al nocchiero ragionar de’venti,
Al bifolco dei tori, & le sue piaghe
Conti’l guerrier, conti’l pastor gli armenti.

Car il advient le plus souvent au contraire, que chacun choisit plustost à discourir du mestier d’un autre que du sien : estimant que c’est autant de nouvelle reputation acquise : tesmoing le reproche qu’Archidamus feit à Periander, qu’il quittoit la gloire d’un bon medecin, pour acquerir celle de mauvais poëte.

Voyez combien Cesar se desploye largement à nous faire entendre ses inventions à bastir ponts et engins : et combien au prix il va se serrant, où il parle des offices de sa profession, de sa vaillance, et conduite de sa milice. Ses exploicts le verifient assez capitaine excellent : il se veut faire connoistre excellent ingenieur ; qualité aucunement estrangere.

Le vieil Dionysius estoit tresgrand chef de guerre, comme il convenoit à sa fortune : mais il se travailloit à donner principalle recommendation de soy, par la poësie, et si n’y sçavoit guere.

Un homme de vocation juridique, mené ces jours passez voir une estude fournie de toutes sortes de livres de son mestier, et de tout autre mestier, n’y trouva nulle occasion de s’entretenir : mais il s’arresta à gloser rudement et magistralement une barricade logee sur la vis de l’estude, que cent capitaines et soldats reconnoissent tous les jours, sans remerque et sans offense.

Optat ephippia bos piger, optat arare caballus.

Par ce train vous ne faictes jamais rien qui vaille.

Ainsi, il faut travailler de rejetter tousjours l’architecte, le peintre, le cordonnier, et ainsi du reste chacun à son gibbier. Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subject de toutes gens, j’ay accoustumé de considerer qui en sont les escrivains : Si ce sont personnes, qui ne facent autre profession que de lettres, j’en apren principalement le stile et le langage : si ce sont Medecins, je les croy plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la temperature de l’air, de la santé et complexion des Princes, des blesseures et maladies : si Jurisconsultes, il en faut prendre les controverses des droicts, les loix, l’establissement des polices, et choses pareilles : si Theologiens, les affaires de l’Eglise, censures Ecclesiastiques, dispenses et mariages : si courtisans, les mœurs et les ceremonies : si gens de guerre, ce qui est de leur charge, et principalement les deductions des exploits où ils se sont trouvez en personne : si Ambassadeurs, les menees, intelligences, et pratiques, et maniere de les conduire.

A cette cause, ce que j’eusse passé à un autre, sans m’y arrester, je l’ay poisé et remerqué en l’histoire du Seigneur de Langey, tres-entendu en telles choses. C’est qu’apres avoir conté ces belles remonstrances de l’Empereur Charles cinquiesme, faictes au consistoire à Rome, present l’Evesque de Mascon, et le Seigneur du Velly nos Ambassadeurs, où il avoit meslé plusieurs parolles outrageuses contre nous ; et entre autres, que si ses Capitaines et soldats n’estoient d’autre fidelité et suffisance en l’art militaire, que ceux du Roy, tout sur l’heure il s’attacheroit la corde au col, pour luy aller demander misericorde. Et de cecy il semble qu’il en creust quelque chose : car deux ou trois fois en sa vie depuis il luy advint de redire ces mesmes mots. Aussi qu’il desfia le Roy de le combattre en chemise avec l’espee et le poignard, dans un batteau. Ledict Seigneur de Langey suivant son histoire, adjouste que lesdits Ambassadeurs faisants une despesche au Roy de ces choses, luy en dissimulerent la plus grande partie, mesmes luy celerent les deux articles precedens. Or j’ay trouvé bien estrange, qu’il fust en la puissance d’un Ambassadeur de dispenser sur les advertissemens qu’il doit faire à son maistre, mesme de telle consequence, venants de telle personne, et dits en si grande assemblee. Et m’eust semblé l’office du serviteur estre, de fidelement representer les choses en leur entier, comme elles sont advenues : afin que la liberté d’ordonner, juger et choisir demeurast au maistre. Car de luy alterer ou cacher la verité, de peur qu’il ne la prenne autrement qu’il ne doit, et que cela ne le pousse à quelque mauvais party, et cependant le laisser ignorant de ses affaires, cela m’eust semblé appartenir à celuy, qui donne la loy, non à celuy qui la reçoit : au curateur et maistre d’eschole, non à celuy qui se doit penser inferieur, comme en auctorité, aussi en prudence et bon conseil. Quoy qu’il en soit, je ne voudroy pas estre servy de cette façon en mon petit faict.

Nous nous soustrayons si volontiers du commandement sous quelque pretexte, et usurpons sur la maistrise : chascun aspire si naturellement à la liberté et auctorité, qu’au superieur nulle utilité ne doit estre si chere, venant de ceux qui le servent, comme luy doit estre chere leur simple et naïfve obeissance.

On corrompt l’office du commander, quand on y obeit par discretion, non par subjection. Et P. Crassus, celuy que les Romains estimerent cinq fois heureux, lors qu’il estoit en Asie Consul, ayant mandé à un Ingenieur Grec, de luy faire mener le plus grand des deux mas de Navire, qu’il avoit veu à Athenes, pour quelque engin de batterie, qu’il en vouloit faire : Cettuy-cy sous titre de sa science, se donna loy de choisir autrement, et mena le plus petit, et selon la raison de l’art, le plus commode. Crassus, ayant patiemment ouy ses raisons, luy feit tresbien donner le fouet : estimant l’interest de la discipline plus que l’interest de l’ouvrage.

D’autre part pourtant on pourroit aussi considerer, que cette obeïssance si contrainte, n’appartient qu’aux commandemens precis et prefix. Les Ambassadeurs ont une charge plus libre, qui en plusieurs parties depend souverainement de leur disposition. Ils n’executent pas simplement, mais forment aussi et dressent par leur conseil, la volonté du maistre. J’ay veu en mon temps des personnes de commandement, reprins d’avoir plustost obey aux parolles des lettres du Roy, qu’à l’occasion des affaires qui estoient pres d’eux.

Les hommes d’entendement accusent encore aujourd’huy, l’usage des Roys de Perse, de tailler les morceaux si courts à leurs agents et lieutenans, qu’aux moindres choses ils eussent à recourir à leur ordonnance. Ce delay, en une si longue estendue de domination, ayant souvent apporté des notables dommages à leurs affaires.

Et Crassus, escrivant à un homme du mestier, et luy donnant advis de l’usage auquel il destinoit ce mas, sembloit-il pas entrer en conference de sa deliberation, et le convier à interposer son decret ?