Essays
Michel de Montaigne

De ne communiquer sa gloire

Book 1 Chapter 41

De toutes les resveries du monde, la plus receue et plus universelle, est le soing de la reputation et de la gloire, que nous espousons jusques à quitter les richesses, le repos, la vie et la santé, qui sont biens effectuels et substantiaux, pour suyvre cette vaine image, et cette simple voix, qui n’a ny corps ny prise :

La fama ch’ invaghisce à un dolce suono
Gli superbi mortali, & par si bella,
E un echo, un sogno, anzi d’un sogno un’ ombra
Ch’ad ogni vento si delegua & sgombra.

Et des humeurs des-raisonnables des hommes, il semble que les philosophes mesmes se defacent plus tard et plus envis de cette-cy que de nulle autre.

C’est la plus revesche et opiniastre. Quia etiam bene proficientes animos tentare non cessat. Il n’en est guiere de laquelle la raison accuse si clairement la vanité : mais elle a ses racines si vifves en nous, que je ne sçay si jamais aucun s’en est peu nettement descharger. Apres que vous avez tout dict et tout creu, pour la desadvouer, elle produict contre vostre discours une inclination si intestine, que vous avez peu que tenir à l’encontre.

Car comme dit Cicero, ceux mesmes qui la combatent, encores veulent-ils, que les livres, qu’ils en escrivent, portent au front leur nom, et se veulent rendre glorieux de ce qu’ils ont mesprisé la gloire. Toutes autres choses tombent en commerce : Nous prestons nos biens et nos vies au besoin de nos amis : mais de communiquer son honneur, et d’estrener autruy de sa gloire, il ne se voit gueres. Catulus Luctatius en la guerre contre les Cymbres, ayant faict tous efforts pour arrester ses soldats qui fuioient devant les ennemis, se mit luy-mesmes entre les fuyards, et contrefit le coüard, affin qu’ils semblassent plustost suivre leur Capitaine, que fuyr l’ennemy : c’estoit abandonner sa reputation, pour couvrir la honte d’autruy. Quand Charles cinquiesme passa en Provence, l’an mil cinq cens trente sept, on tient que Antoine de Leve voyant l’Empereur resolu de ce voyage, et l’estimant luy estre merveilleusement glorieux, opinoit toutesfois le contraire, et le desconseilloit, à cette fin que toute la gloire et honneur de ce conseil, en fust attribué à son maistre : et qu’il fust dict, son bon advis et sa prevoyance avoir esté telle, que contre l’opinion de tous, il eust mis à fin une si belle entreprinse : qui estoit l’honnorer à ses despens. Les Ambassadeurs Thraciens, consolans Archileonide mere de Brasidas, de la mort de son fils, et le haut-louans, jusques à dire, qu’il n’avoit point laissé son pareil : elle refusa cette louange privee et particuliere, pour la rendre au public : Ne me dites pas cela, fit-elle, je sçay que la ville de Sparte a plusieurs Citoyens plus grands et plus vaillans qu’il n’estoit. En la bataille de Crecy, le Prince de Gales, encores fort jeune, avoir l’avant-garde à conduire : le principal effort du rencontre, fust en cet endroit : les seigneurs qui l’accompagnoient se trouvans en dur party d’armes, manderent au Roy Edoüard de s’approcher, pour les secourir : il s’enquit de l’estat de son fils, et luy ayant esté respondu, qu’il estoit vivant et à cheval : Je luy ferois, dit-il, tort de luy aller maintenant desrober l’honneur de la victoire de ce combat, qu’il a si long temps soustenu : quelque hazard qu’il y ait, elle sera toute sienne : et n’y voulut aller ny envoyer : sçachant s’il y fust allé, qu’on eust dit que tout estoit perdu sans son secours, et qu’on luy eust attribué l’advantage de cet exploit. Semper enim quod postremum adjectum est, id rem totam videtur traxisse.

Plusieurs estimoient à Rome, et se disoit communément que les principaux beaux-faits de Scipion estoient en partie deuz à Lælius, qui toutesfois alla tousjours promouvant et secondant la grandeur et gloire de Scipion, sans aucun soing de la sienne. Et Theopompus Roy de Sparte à celuy qui luy disoit que la chose publique demeuroit sur ses pieds, pour autant qu’il sçavoit bien commander : « C’est plustost, dit-il, parce que le peuple sçait bien obeyr. »

Comme les femmes, qui succedoient aux pairries, avoient, nonobstant leur sexe, droit d’assister et opiner aux causes, qui appartiennent à la jurisdiction des pairs : aussi les pairs ecclesiastiques, nonobstant leur profession, estoient tenus d’assister nos Roys en leurs guerres, non seulement de leurs amis et serviteurs, mais de leur personne. Aussi l’Evesque de Beauvais, se trouvant avec Philippe Auguste en la bataille de Bouvines, participoit bien fort courageusement à l’effect : mais il luy sembloit, ne devoir toucher au fruit et gloire de cet exercice sanglant et violent. Il mena de sa main plusieurs des ennemis à raison, ce jour la, et les donnoit au premier gentilhomme qu’il trouvoit, à esgosiller, ou prendre prisonniers, luy en resignant toute l’execution. Et le feit ainsi de Guillaume comte de Salsberi à messire Jean de Nesle. D’une pareille subtilité de conscience, à cet autre : il vouloit bien assommer, mais non pas blesser : et pourtant ne combattoit que de masse. Quelcun en mes jours, estant reproché par le Roy d’avoir mis les mains sur un prestre, le nioit fort et ferme : c’estoit qu’il l’avoit battu et foulé aux pieds.