- 1580
- 1588
- 1595
- Edits in [ ]
- Hide layers
The Essays of Michel de Montaigne Online
De trois commerces
Book 3
Chapter 3Il ne faut pas se clouër si fort à ses humeurs & complexions. Nostre principale suffisance, c’est, sçavoir s’appliquer à divers usages. C’est estre, mais ce n’est pas vivre que se tenir attaché & obligé par necessité, à un seul train. Les plus belles ames sont celles qui ont plus de varieté & de souplesse.
Voyla un honorable tesmoignage du vieil Caton : Huic versatile ingenium sic pariter ad omnia fuit, vt natum ad id vnum diceres, quodcúmque ageret.
Si c’estoit à moy à me dresser à ma mode, il n’est aucune si bonne façon, où je voulusse estre fiché, pour ne m’en sçavoir desprendre. La vie est un mouvement inegal, irregulier, & multiforme. Ce n’est pas estre amy de soy, & moins encore maistre ; c’est en estre esclave, de se suivre incessamment : & estre si pris à ses inclinations, qu’on n’en puisse fourvoyer, qu’on ne les puisse tordre. Je le dy à cette heure, pour ne me pouvoir facilement despestrer de l’importunité de mon ame, en ce qu’elle ne sçait communément s’amuser, sinon où elle s’empesche, ny s’employer, que bandee & entiere. Pour leger subject qu’on luy donne, elle le grossit volontiers, & l’estire, jusques au poinct où elle ayt à s’y embesongner de toute sa force. Son oysiveté m’est à cette cause une penible occupation, & qui offense ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere, pour se desgourdir & exercer : le mien en a besoing, pour se rassoir plustost & sejourner, vitia otii negotio discutienda sunt
: Car son plus laborieux & principal estude, c’est, s’estudier soy.
Les livres sont, pour luy, du genre des occupations, qui le desbauchent de son estude.
Aux premieres pensees qui luy viennent, il s’agite, & fait preuve de sa vigueur à tout sens : exerce son maniement tantost vers la force, tantost vers l’ordre & la grace,
se range, modere, & fortifie.
Il a dequoy esveiller ses facultez par luy mesme : Nature luy a donné comme à tous, assez de matiere sienne, pour son utilité, & des subjects propres assez, où inventer & juger.
Le mediter est un puissant estude & plein, à qui sçait se taster & employer vigoureusement. J’ayme mieux forger mon ame, que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensees, selon l’ame que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus viuere est cogitare.
Aussi l’a nature favorisee de ce privilege, qu’il n’y a rien, que nous puissions faire si long temps : ny action à laquelle nous nous addonnions plus ordinairement & facilement. C’est la besongne des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist & leur beatitude & la nostre. La lecture me sert specialement à esveiller par divers objects mon discours : à embesongner mon jugement, non ma memoire.
Peu d’entretiens doncq m’arrestent sans vigueur & sans effort : Il est vray que la gentillesse & la beauté me remplissent & occupent, autant ou plus, que le pois & la profondeur. Et d’autant que je sommeille en toute autre communication, & que je n’y preste que l’escorce de mon attention, il m’advient souvent, en telle sorte de propos abatus & lasches, propos de contenance, de dire & respondre des songes & bestises, indignes d’un enfant, & ridicules : ou de me tenir obstiné en silence, plus ineptement encore & incivilement. J’ay une façon resveuse, qui me retire à moy : & d’autre part une lourde ignorance & puerile, de plusieurs choses communes : Par ces deux qualitez, j’ay gaigné, qu’on puisse faire au vray, cinq ou six contes de moy, aussi niais que d’autre quel qu’il soit.
Or suyvant mon propos, cette complexion difficile me rend delicat à la pratique des hommes : il me les faut trier sur le volet : & me rend incommode aux actions communes. Nous vivons, & negotions avec le peuple : si sa conversation nous importune, si nous desdaignons à nous appliquer aux ames basses & vulgaires : & les basses & vulgaires sont souvent aussi reglees que les plus deliees :
& toute sapience est insipide qui ne s’accommode à l’insipience commune :
il ne nous faut plus entremettre ny de nos propres affaires, ny de ceux d’autruy : & les publiques & les privez se demeslent avec ces gens là. Les moins tendues & plus naturelles alleures de nostre ame, sont les plus belles : les meilleures occupations, les moins efforcees. Mon Dieu, que la sagesse faict un bon office à ceux, de qui elle renge les desirs à leur puissance ! Il n’est point de plus utile science. Selon qu’on peut : c’estoit le refrain & le mot favory de Socrates : Mot de grande substance : il faut addresser & arrester nos desirs, aux choses les plus aysees & voysines. Ne m’est-ce pas une sotte humeur, de disconvenir avec un milier à qui ma fortune me joint, de qui je ne me puis passer, pour me tenir à un ou deux, qui sont hors de mon commerce : ou plustost à un desir fantastique, de chose que je ne puis recouvrer ? Mes mœurs molles, ennemies de toute aigreur & aspreté, peuvent aysement m’avoir deschargé d’envies & d’inimitiez : D’estre aymé, je ne dy, mais de n’estre point hay, jamais homme n’en donna plus d’occasion : Mais la froideur de ma conversation, m’a desrobé avec raison, la bien-vueillance de plusieurs, qui sont excusables de l’interpreter à autre, & pire sens.
Je suis tres-capable d’acquerir & maintenir des amitiez rares & exquises. D’autant que je me harpe avec si grande faim aux accointances qui reviennent à mon goust, je m’y produis, je m’y jette si avidement, que je ne faux pas aysement de m’y attacher, & de faire impression où je donne : j’en ay faict souvent heureuse preuve. Aux amitiez communes, je suis aucunement sterile & froid : car mon aller n’est pas naturel, s’il n’est à pleine voyle. Outrece, que ma fortune m’ayant duit & affriandé de jeunesse, à une amitié seule & parfaicte, m’a à la verité aucunement desgousté des autres : & trop imprimé en la fantasie, qu’elle est beste de compagnie, non pas de troupe, comme disoit cet ancien. Aussi, que j’ay naturellement peine à me communiquer à demy : & avec modification, & cette servile prudence & soupçonneuse, qu’on nous ordonne, en la conversation de ces amitiez nombreuses, & imparfaictes. Et nous l’ordonne lon principalement en ce temps, qu’il ne se peut parler du monde, que dangereusement, ou faulcement.
Si voy-je bien pourtant, que qui a comme moy, pour sa fin, les commoditez de sa vie (je dy les commoditez essentielles) doibt fuyr comme la peste, ces difficultez & delicatesse d’humeur. Je louerois une ame à divers estages, qui sçache & se tendre & se desmonter : qui soit bien par tout ou sa fortune la porte : qui puisse deviser avec son voisin, de son bastiment, de sa chasse & de sa querelle : entretenir avec plaisir un charpentier & un jardinier. J’envie ceux, qui sçavent s’aprivoiser au moindre de leur suitte, & dresser de l’entretien en leur propre train.
Et le conseil de Platon ne me plaist pas, de parler tousjours d’un langage maistral à ses serviteurs, sans jeu, sans familiarité : soit envers les masles, soit envers les femelles. Car outre ma raison, il est inhumain & injuste, de faire tant valoir cette telle quelle prerogative de la fortune : & les polices, où il se souffre moins de disparité entre les valets & les maistres, me semblent les plus equitables.
Les autres s’estudient à eslancer & guinder leur esprit : moy à le baisser & coucher : il n’est vicieux qu’en extention.
Narras & genus Æaci,
Et pugnata sacro bella sub Ilio,
Quo Chium pretio cadum
Mercemur, quis aquam temperet ignibus,
Quo præbente domum, & quota
Pelignis caream frigoribus, taces.
Ainsi comme la vaillance Lacedemonienne avoit besoing de moderation, & du son doux & gratieux du jeu des flustes, pour la flatter en la guerre, de peur qu’elle ne se jettast à la temerité, & à la furie : là où toutes autres nations ordinairement employent des sons & des voix aigues & fortes, qui esmeuvent & qui eschauffent à outrance le courage des soldats : il me semble de mesme, contre la forme ordinaire, qu’en l’usage de nostre esprit, nous avons pour la plus part, plus besoing de plomb, que d’ailes : de froideur & de repos, que d’ardeur & d’agitation. Sur tout, c’est à mon gré bien faire le sot, que de faire l’entendu, entre ceux qui ne le sont pas : parler tousjours bandé, favellar in punta di forchetta
: Il faut se desmettre au train de ceux avec qui vous estes, & par fois affecter l’ignorance : Mettez à part la force & la subtilité : en l’usage commun, c’est assez d’y reserver l’ordre : trainez vous au demeurant à terre, s’ils veulent.
Les sçavans chopent volontiers à cette pierre : ils font tousjours parade de leur magistere, & sement leurs livres par tout : Ils en ont en ce temps entonné si fort les cabinets & oreilles des dames, que si elles n’en ont retenu la substance, au moins elles en ont la mine : A toute sorte de propos, & matiere, pour basse & populaire qu’elle soit, elles se servent d’une façon de parler & d’escrire, nouvelle & sçavante.
Hoc sermone pauent, hoc iram, gaudia, curas,
Hoc cuncta effundunt animi secreta, quid ultrà ?
Concumbunt doctè.
Et alleguent Platon & sainct Thomas, aux choses ausquelles le premier rencontré, serviroit aussi bien de tesmoing. La doctrine qui ne leur a peu arriver en l’ame, leur est demeuree en la langue.
Si les bien-nees me croient, elles se contenteront de faire valoir leurs propres & naturelles richesses : Elles cachent & couvrent leurs beautez, soubs des beautez estrangeres : c’est grande simplesse, d’estouffer sa clarté pour luire d’une lumiere empruntee : Elles sont enterrees & ensevelies soubs l’art de
Capsula totæ.
C’est qu’elles ne se connoissent point assez : le monde n’a rien de plus beau : c’est à elles d’honnorer les arts, & de farder le fard. Que leur faut-il, que vivre aymees & honnorees ? Elles n’ont, & ne sçavent que trop, pour celà. Il ne faut qu’esveiller un peu, & reschauffer les facultez qui sont en elles. Quand je les voy attachees à la rhetorique, à la judiciaire, à la logique, & semblables drogueries, si vaines & inutiles à leur besoing : j’entre en crainte, que les hommes qui le leur conseillent, le facent pour avoir loy de les regenter soubs ce tiltre. Car quelle autre excuse leur trouverois-je ? Baste, qu’elles peuvent sans nous, ranger la grace de leurs yeux, à la gayeté, à la severité, & à la douceur : assaisonner un nenny, de rudesse, de doubte, & de faveur : & qu’elles ne cherchent point d’interprete aux discours qu’on faict pour leur service. Avec cette science, elles commandent à baguette, & regentent les regents & l’escole. Si toutesfois il leur fasche de nous ceder en quoy que ce soit, & veulent par curiosité avoir part aux livres : la poësie est un amusement propre à leur besoin : c’est un art follastre, & subtil, desguisé, parlier, tout en plaisir, tout en montre, comme elles. Elles tireront aussi diverses commoditez de l’histoire. En la philosophie, de la part qui sert à la vie, elles prendront les discours qui les dressent à juger de nos humeurs & conditions, à se deffendre de nos trahisons : à regler la temerité de leurs propres desirs : à mesnager leur liberté : allonger les plaisirs de la vie, & à porter humainement l’inconstance d’un serviteur, la rudesse d’un mary, & l’importunité des ans, & des rides, & choses semblables. Voyla pour le plus, la part que je leur assignerois aux sciences.
Il y a des naturels particuliers, retirez & internes : Ma forme essentielle, est propre à la communication, & à la production : je suis tout au dehors & en evidence, nay à la societé & à l’amitié : La solitude que j’ayme, & que je presche, ce n’est principalement, que ramener à moy mes affections, & mes pensees : restreindre & resserrer, non mes pas, ains mes desirs & mon soucy, resignant la solicitude estrangere, & fuyant mortellement la servitude, & l’obligation :
& non tant la foule des hommes, que la foule des affaires.
La solitude locale, à dire verité, m’estend plustost, & m’eslargit au dehors : je me jette aux affaires d’estat, & à l’univers, plus volontiers quand je suis seul. Au Louvre & en la presse, je me resserre & contraints en ma peau. La foule me repousse à moy. Et ne m’entretiens jamais si folement, si licentieusement & particulierement, qu’aux lieux de respect, & de prudence ceremonieuse : Nos folies ne me font pas rire, ce sont nos sapiences. De ma complexion, je ne suis pas ennemy de l’agitation des cours : j’y ay passé partie de la vie : & suis faict à me porter alaigrement aux grandes compagnies : pourveu que ce soit par intervalles, & à mon poinct. Mais cette mollesse de jugement, dequoy je parle, m’attache par force à la solitude. Voire chez moy, au milieu d’une famille peuplee, & maison des plus frequentees, j’y voy des gens assez, mais rarement ceux, avecq qui j’ayme à communiquer. Et je reserve là, & pour moy, & pour les autres, une liberté inusitee : Il s’y faict trefve de ceremonie, d’assistance, & convoiemens, & telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie (ô la servile & importune usance) chacun s’y gouverne à sa mode, y entretient qui veut ses pensees : je m’y tiens muet, resveur, & enfermé, sans offence de mes hostes.
Les hommes, de la societé & familiarité desquels je suis en queste, sont ceux qu’on appelle honnestes & habiles hommes : l’image de ceux icy me degouste des autres. C’est à le bien prendre, de nos formes, la plus rare, & forme qui se doit principallement à la nature. La fin de ce commerce, c’est simplement la privauté, frequentation, & conference : l’exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous subjects me sont égaux : il ne me chaut qu’il y ayt ny poix, ny profondeur : la grace & la pertinence y sont tousjours : tout y est teinct d’un jugement meur & constant, & meslé de bonté, de franchise, de gayeté & d’amitié. Ce n’est pas au subject des substitutions seulement, que nostre esprit montre sa beauté & sa force, & aux affaires des Roys : il la montre autant aux confabulations privees. Je congnois mes gens au silence mesme, & à leur soubs-rire, & les descouvre mieux à l’advanture à table, qu’au conseil. Hippomachus disoit bien qu’il connoissoit les bons lucteurs, à les voir simplement marcher par une rue. S’il plaist à la doctrine de se mesler à nos devis, elle n’en sera point refusee : Non magistrale, imperieuse, & importune, comme de coustume, mais suffragante & docile elle mesme. Nous n’y cherchons qu’à passer le temps : à l’heure d’estre instruicts & preschez, nous l’irons trouver en son throsne. Qu’elle se demette à nous pour ce coup s’il luy plaist : car toute utile & desirable qu’elle est, je presuppose, qu’encore au besoing nous en pourrions nous bien du tout passer, & faire nostre effect sans elle. Une ame bien nee, & exercee à la practique des hommes, se rend plainement aggreable d’elle mesme. L’art n’est autre chose que le contrerolle, & le registre des productions de telles ames.
C’est aussi pour moy un doux commerce, que celuy des
belles &
honnestes femmes :
nam nos quoque oculos eruditos habemus.
Si l’ame n’y a pas tant à jouyr qu’au premier, les sens corporels qui participent aussi plus à cettuy-cy, le ramenent à une proportion voisine de l’autre : quoy que selon moy, non pas esgalle. Mais c’est un commerce où il se faut tenir un peu sur ses gardes : & notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moy. Je m’y eschauday en mon enfance : & y souffris toutes les rages, que les poëtes disent advenir à ceux qui s’y laissent aller sans ordre & sans jugement. Il est vray que ce coup de fouet m’a servy depuis d’instruction.
Quicumque Argolica de claße Capharea fugit,
Semper ab Euboicis uela retorquet aquis.
C’est folie d’y attacher toutes ses pensees, & s’y engager d’une affection furieuse & indiscrette : Mais d’autre part, de s’y mesler sans amour, & sans obligation de volonté, en forme de comediens, pour jouer un rolle commun, de l’aage & de la coustume, & n’y mettre du sien que les parolles : c’est de vray pourvoir à sa seureté : mais bien laschement, comme celuy qui abandonneroit son honneur ou son proffit, ou son plaisir, de peur du danger : Car il est certain, que d’une telle pratique, ceux qui la dressent, n’en peuvent esperer aucun fruict, qui touche ou satisface une belle ame. Il faut avoir en bon escient desiré, ce qu’on veut prendre en bon escient plaisir de jouyr : Je dy quand injustement fortune favoriseroit leur masque : ce qui advient souvent, à cause de ce qu’il n’y a aucune d’elles, pour malotrue qu’elle soit, qui ne pense estre bien aymable,
qui ne se recommande par son aage, ou par son poil, ou par son mouvement (car de laides universellement, il n’en est non plus que de belles) & les filles Brachmanes, qui ont faute d’autre recommendation, le peuple assemblé à cri publiq pour cet effect, vont en la place, faisans montre de leurs parties matrimoniales : veoir, si par là aumoins elles ne valent pas d’acquerir un mary.
Par consequent il n’en est pas une qui ne se laisse facilement persuader au premier serment qu’on luy fait de la servir. Or de cette trahison commune & ordinaire des hommes d’aujourd’huy, il faut qu’il advienne, ce que desja nous montre l’experience, c’est qu’elles se r’allient & rejettent à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr : ou bien qu’elles se rengent aussi de leur costé, à cet exemple que nous leur donnons : qu’elles jouent leur part de la farce, & se prestent à cette negociation, sans passion, sans soing & sans amour :
Neque affectui suo aut alieno obnoxiæ.
Estimans, suyvant la persuasion de Lysias en Platon, qu’elles se peuvent addonner utilement & commodement à nous, d’autant plus, que moins nous les aymons.
Il en ira comme des comedies, le peuple y aura autant ou plus de plaisir que les comediens.
De moy, je ne connois non plus Venus sans Cupidon, qu’une maternité sans engeance : Ce sont choses qui s’entreprestent & s’entredoivent leur essence. Ainsi cette piperie rejallit sur celuy qui la fait : il ne luy couste guere, mais il n’acquiert aussi rien qui vaille. Ceux qui ont faict Venus Deesse, ont regardé que sa principale beauté estoit incorporelle & spirituelle. Mais celle que ces gens cy cerchent, n’est pas seulement humaine, ny mesme brutale : les bestes ne la veulent si lourde & si terrestre. Nous voyons que l’imagination & le desir les eschauffe souvent & solicite, avant le corps : nous voyons en l’un & l’autre sexe, qu’en la presse elles ont du choix & du triage en leurs affections, & qu’elles ont entre-elles des accointances de longue bien-vueillance. Celles mesmes à qui la vieillesse refuse la force corporelle, fremissent encores, hannissent & tressaillent d’amour. Nous les voyons avant le faict, pleines d’esperance & d’ardeur : & quand le corps a joué son jeu, se chatouiller encor de la douceur de cette souvenance : & en voyons qui s’enflent de fierté au partir de là, & qui en produisent des chants de feste & de triomphe, lasses & saoules : Qui n’a qu’à descharger le corps d’une necessité naturelle, n’a que faire d’y embesongner autruy avec des apprests si curieux. Ce n’est pas viande à une grosse & lourde faim.
Comme celuy qui ne demande point qu’on me tienne pour meilleur que je suis, je diray cecy des erreurs de ma jeunesse : Non seulement pour le danger qu’ il y a,
de la santé, (si n’ay-je sceu si bien faire, que je n’en aye eu deux atteintes, legeres toutesfois, & preambulaires)
mais encores par mespris, je ne me suis guere adonné aux accointances venales & publiques. J’ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir & par quelque gloire : Et aymois la façon de l’Empereur Tibere, qui se prenoit en ses amours, autant par la modestie & noblesse, que par autre qualité : Et l’humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit à moins, que d’un Dictateur, ou Consul, ou Censeur : & prenoit son deduit, en la dignité de ses amoureux : Certes les perles & le brocadel y conferent quelque chose : & les tiltres, & le train. Au demeurant, je faisois grand compte de l’esprit, mais pourveu que le corps n’en fust pas à dire : Car à respondre en conscience, si l’une ou l’autre des deux beautez devoit necessairement y faillir, j’eusse choisi de quitter plustost la spirituelle : Elle a son usage en meilleures choses : Mais au subject de l’amour, subject qui principallement se rapporte à la veue & à l’attouchement, on faict quelque chose sans les graces de l’esprit, rien sans les graces corporelles. C’est le vray advantage des dames que la beauté :
elle est si leur, que la nostre, quoy qu’elle desire des traicts un peu autres, n’est en son point, que confuse avec la leur, puerile & imberbe. On dit que chez le grand Seigneur, ceux qui le servent sous titre de beauté, qui sont en nombre infini, ont leur congé, au plus loing, à vingt & deux ans.
Les discours, la prudence, & les offices d’amitié, se trouvent mieux chez les hommes : pourtant gouvernent-ils les affaires du monde.
Ces deux commerces sont fortuites, & despendans d’autruy : l’un est ennuyeux par sa rareté, l’autre se flestrit avec l’aage : ainsin ils n’eussent pas assez prouveu au besoing de ma vie. Celuy des livres, qui est le troisiesme ; est bien plus seur & plus à nous. Il cede aux premiers, les autres advantages : mais il a pour sa part la constance & facilité de son service : Cettuy-cy costoye tout mon cours, & m’assiste par tout : il me console en la vieillesse & en la solitude : il me descharge du poix d’une oisiveté ennuyeuse : & me deffait à toute heure des compagnies qui me faschent : il emousse les pointures de la douleur, si elle n’est du tout extreme & maistresse. Pour me distraire d’une imagination importune, il n’est que de recourir aux livres, ils me destournent facilement à eux, & me la desrobent : Et si ne se mutinent point, pour voir que je ne les recherche, qu’au deffaut de ces autres commoditez, plus reelles, vives & naturelles : ils me reçoivent tousjours de mesme visage.
Il a bel aller à pied, dit-on, qui meine son cheval par la bride : Et nostre Jacques Roy de Naples, & de Sicile, qui beau, jeune, & sain, se faisoit porter par pays en civiere, couché sur un meschant oriller de plume, vestu d’une robe de drap gris, & un bonnet de mesme : suivy ce pendant d’une grande pompe royalle, lictieres, chevaux à main de toutes sortes, gentils-hommes & officiers : representoit une austerité tendre encores & chancellante. Le malade n’est pas à plaindre, qui a la guarison en sa manche. En l’experience & usage de cette sentence, qui est tres-veritable, consiste tout le fruict que je tire des livres. Je ne m’en sers en effect, quasi non plus que ceux qui ne les connoissent poinct : J’en jouys, comme les avaritieux des tresors, pour sçavoir que j’en jouyray quand il me plaira : mon ame se rassasie & contente de ce droict de possession. Je ne voyage sans livres, ny en paix, ny en guerre. Toutesfois il se passera plusieurs jours, & des mois, sans que je les employe : Ce sera tantost, dis-je : ou demain, ou quand il me plaira : le temps court & s’en va ce pendant sans me blesser. Car il ne se peut dire, combien je me repose & sejourne en cette consideration, qu’ils sont à mon costé pour me donner du plaisir à mon heure : & à reconnoistre, combien ils portent de secours à ma vie : C’est la meilleure munition que j’aye trouvé à cet humain voyage : & plains extremement les hommes d’entendement, qui l’ont à dire. J’accepte plustost toute autre sorte d’amusement, pour leger qu’il soit : d’autant que cettuy-cy ne me peut faillir.
Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où, tout d’une main, je commande mon mesnage : Je suis sur l’entree, & vois soubs moy, mon jardin, ma basse cour, ma cour, & dans la plus part des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre & sans dessein, à pieces descousues : Tantost je resve, tantost j’enregistre & dicte, en me promenant, mes songes que voicy.
Elle est au troisiesme estage d’une tour. Le premier, c’est ma chapelle, le second une chambre & sa suitte, où je me couche souvent, pour estre seul. Au dessus, elle a une grande garderobe. C’estoit au temps passé, le lieu plus inutile de ma maison. Je passe là & la plus part des jours de ma vie, & la plus part des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuict. A sa suitte est un cabinet assez poly, capable à recevoir du feu pour l’hyver, tres-plaisamment percé. Et si je ne craignoy non plus le soing que la despense, le soing qui me chasse de toute besongne : j’y pourroy facilement coudre à chasque costé une gallerie de cent pas de long, & douze de large, à plein pied : ayant trouvé tous les meurs montez, pour autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiert un proumenoir. Mes pensees dorment, si je les assis : mon esprit ne va pas seul, comme si les jambes l’agitent. Ceux qui estudient sans livre, en sont tous là.
La figure en est ronde, & n’a de plat, que ce qu’il faut à ma table & à mon siege : & vient m’offrant en se courbant, d’une veue, tous mes livres, rengez sur des pulpitres à cinq degrez tout à l’environ. Elle a trois veues de riche & libre prospect, & seize pas de vuide en diametre. En hyver j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchee sur un tertre, comme dit son nom : & n’a point de piece plus eventee que cette cy : qui me plaist d’estre un peu penible & à l’esquart, tant pour le fruit de l’exercice, que pour reculer de moy la presse. C’est là mon siege. J’essaye à m’en rendre la domination pure : & à soustraire ce seul coing, à la communauté & conjugale, & filiale, & civile. Par tout ailleurs je n’ay qu’une auctorité verbale : en essence, confuse. Miserable à mon gré, qui n’a chez soy, où estre à soy : où se faire particulierement la cour : où se cacher. L’ambition paye bien ses gents, de les tenir tousjours en montre, comme la statue d’un marché. Magna seruitus est magna fortuna.
Ils n’ont pas seulement leur retraict pour retraitte. Je n’ay rien jugé de si rude en l’austerité de vie, que nos religieux affectent, que ce que je voy en quelqu’une de leurs compagnies, avoir pour regle une perpetuelle societé de lieu, & assistance nombreuse entre eux, en quelque action que ce soit. Et trouve aucunement plus supportable, d’estre tousjours seul, que ne le pouvoir jamais estre.
Si quelqu’un me dit, que c’est avillir les muses, de s’en servir seulement de jouet, & de passetemps, il ne sçait pas comme moy, combien vaut le plaisir, le jeu & le passetemps : à peine que je ne die toute autre fin estre ridicule. Je vis du jour à la journee, & parlant en reverence, ne vis que pour moy : mes desseins se terminent là. J’estudiay jeune pour l’ostentation ; depuis, un peu pour m’assagir : à cette heure pour m’esbatre : jamais pour le quest. Une humeur vaine & despensiere que j’avois apres cette sorte de meuble,
non pour en prouvoir seulement mon besoing, mais de trois pas au dela,
pour m’en tapisser & parer : je l’ay pieça abandonnee.
Les livres ont beaucoup de qualitez aggreables à ceux qui les sçavent choisir : Mais aucun bien sans peine : C’est un plaisir qui n’est pas net & pur, non plus que les autres : il a ses incommoditez, & bien poisantes : L’ame s’y exerce, mais le corps, duquel je n’ay non plus oublié le soing, demeure ce pendant sans action, s’atterre & s’attriste. Je ne sçache excez plus dommageable pour moy, ny plus à eviter, en cette declinaison d’aage.
Voyla mes trois occupations favories & particulieres : Je ne parle point de celles que je doibs au monde par obligation civile.