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The Essays of Michel de Montaigne Online
De l’utile et de l’honeste
Book 3
Chapter 1Personne n’est exempt de dire des fadaises : le malheur est, de les dire curieusement :
Næ iste magno conatu magnas nugas dixerit.
Cela ne me touche pas ; les miennes m’eschappent aussi nonchalamment qu’elles le valent : D’où bien leur prend : Je les quitterois soudain, à peu de coust qu’il y eust : Et ne les achette, ny ne les vends, que ce qu’elles poisent : Je parle au papier, comme je parle au premier que je rencontre : Qu’il soit vray, voicy dequoy. A qui ne doit estre la perfidie detestable, puis que Tybere la refusa à si grand interest ? On luy manda d’Allemaigne, que s’il le trouvoit bon, on le defferoit d’Ariminius par poison. C’estoit le plus puissant ennemy que les Romains eussent, qui les avoit si vilainement traictez soubs Varus, & qui seul empeschoit l’accroissement de sa domination en ces contrees là. Il fit responce, que le peuple Romain avoit accoustumé de se venger de ses ennemis par voye ouverte, les armes en main, non par fraude & en cachette : il quitta l’utile pour l’honeste. C’estoit (me direz vous) un affronteur. Je le croy : ce n’est pas grand miracle, à gens de sa profession. Mais la confession de la vertu, ne porte pas moins en la bouche de celuy qui la hait : d’autant que la verité la luy arrache par force, & que s’il ne la veut recevoir en soy, aumoins il s’en couvre, pour s’en parer. Nostre bastiment & public & privé, est plein d’imperfection : mais il n’y a rien d’inutile en nature, non pas l’inutilité mesmes, rien ne s’est ingeré en cet univers, qui n’y tienne place opportune. Nostre estre est simenté de qualitez maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession, que l’image s’en reconnoist aussi aux bestes : Voire & la cruauté, vice si desnaturé : car au milieu de la compassion, nous sentons au dedans, je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy : & les enfans la sentent :
Suave mari magno turbantibus æquora uentis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
Desquelles qualitez, qui osteroit les semences en l’homme, destruiroit les fondamentales conditions de nostre vie : De mesme, en toute police, il y a des offices necessaires, non seulement abjects, mais encores vicieux : Les vices y trouvent leur rang, & s’employent à la cousture de nostre liaison : comme les venins à la conservation de nostre santé. S’ils deviennent excusables, d’autant qu’ils nous font besoin, & que la necessité commune efface leur vraye qualité : il faut laisser joüer cette partie, aux citoyens plus vigoureux, & moins craintifs, qui sacrifient leur honneur & leur conscience, comme ces autres anciens sacrifierent leur vie, pour le salut de leur pays : Nous autres plus foibles prenons des rolles & plus aysez & moins hazardeux : Le bien public requiert qu’on trahisse, & qu’on mente,
& qu’on massacre :
resignons cette commission à gens plus obeissans & plus soupples.
Certes j’ay eu souvent despit, de voir des juges, attirer par fraude & faulces esperances de faveur ou pardon, le criminel à descouvrir son fait, & y employer la piperie & l’impudence : Il serviroit bien à la justice, & à Platon mesme, qui favorise cet usage, de me fournir d’autres moyens plus selon moy. C’est une justice malicieuse : & ne l’estime pas moins blessee par soy-mesme, que par autruy. Je respondy, n’y a pas long temps, qu’à peine trahirois-je le Prince pour un particulier, qui serois tres-marry de trahir aucun particulier, pour le Prince : Et ne hay pas seulement à piper, mais je hay aussi qu’on se pippe en moy : je n’y veux pas seulement fournir de matiere & d’occasion.
En ce peu que j’ay eu à negocier entre nos Princes, en ces divisions, & subdivisions, qui nous deschirent aujourd’huy : j’ay curieusement evité, qu’ils se mesprinssent en moy, & s’enferrassent en mon masque. Les gens du mestier se tiennent les plus couverts, & se presentent & contrefont les plus moyens, & les plus voysins qu’ils peuvent : moy, je m’offre par mes opinions les plus vives, & par la forme plus mienne : Tendre negotiateur & novice : qui ayme mieux faillir à l’affaire, qu’à moy. C’a esté pourtant jusques à cette heure, avec tel heur, (car certes fortune y a la principalle part) que peu ont passé demain à autre, avec moins de soupçon, plus de faveur & de privauté. J’ay une façon ouverte, aisée à s’insinuer, & à se donner credit, aux premieres accointances. La naifveté & la verité pure, en quelque siecle que ce soit, trouvent encore leur opportunité & leur mise. Et puis de ceux-là est la liberté peu suspecte, & peu odieuse, qui besongnent sans aucun leur interest : Et peuvent veritablement employer la responce de Hipperides aux Atheniens, se plaignans de l’aspreté de son parler : Messieurs, ne considerez pas si je suis libre, mais si je le suis, sans rien prendre, & sans amender par là mes affaires. Ma liberté m’a aussi aiséement deschargé du soupçon de faintise, par sa vigueur (n’espargnant rien à dire pour poisant & cuisant qu’il fust : je n’eusse peu dire pis absent) & en ce, qu’elle a une montre apparente de simplesse & de nonchalance : Je ne pretends autre fruict en agissant, que d’agir, & n’y attache longues suittes & propositions : Chasque action fait particulierement son jeu : porte s’il peut.
Au demeurant, je ne suis pressé de passion, ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands : ny n’ay ma volonté garrotée d’offence, ou d’obligation particuliere.
Je regarde nos Roys d’une affection simplement legitime & civile, ny esmeuë ny démeuë par interest privé, dequoy je me sçay bon gré.
La cause generale & juste ne m’attache non plus, que moderément & sans fiévre. Je ne suis pas subjet à ces hypoteques & engagemens penetrans & intimes : La colere & la hayne sont au delà du devoir de la justice : & sont passions servans seulement à ceux, qui ne tiennent pas assez à leur devoir, par la raison simple : Vtatur motu animi, qui vti ratione non potest.
Toutes intentions legitimes sont d’elles mesmes temperees : sinon, elles s’alterent en seditieuses & illegitimes. C’est ce qui me faict marcher par tout, la teste haute, le visage, & le cœur ouvert.
A la verité, & ne crains point de l’advoüer, je porterois facilement au besoing, une chandelle à Sainct Michel, l’autre à son serpent, suivant le dessein de la vieille : Je suivray le bon party jusques au feu : mais exclusivement si je puis : Que Montaigne s’engouffre quant & la ruyne publique, si besoing est : mais s’il n’est pas besoing, je sçauray bon gré à la fortune qu’il se sauve : & autant que mon devoir me donne de corde, je l’employe à sa conservation. Fut-ce pas Atticus, lequel se tenant au juste party, & au party qui perdit, se sauva par sa moderation, en cet universel naufrage du monde, parmy tant de mutations & diversitez ?
Aux hommes, comme luy privez, il est plus aisé : Et en telle sorte de besongne, je trouve qu’on peut justement n’estre pas ambitieux à s’ingerer & convier soy-mesmes : De se tenir chancelant & mestis, de tenir son affection immobile, & sans inclination aux troubles de son pays, & en une division publique, je ne le trouve ny beau, ny honneste :
Ea non media, sed nulla via est, velut euentum expectantium, quò fortunæ consilia sua applicent.
Cela peut estre permis envers les affaires des voysins : & Gelon tyran de Syracuse, suspendoit ainsi son inclination en la guerre des Barbares contre les Grecs, tenant une Ambassade à Delphes, avec des presents pour estre en eschauguette, à veoir de quel costé tomberoit la fortune, & prendre l’occasion à poinct, pour le concilier aux victorieux. Ce seroit une espece de trahison, de le faire aux propres & domestiques affaires, ausquels necessairement
il faut prendre party : mais de ne s’embesongner point, à homme qui n’a ny charge, ny commandement exprez qui le presse, je le trouve plus excusable (& si ne practique pour moy cette excuse) qu’aux guerres estrangeres : desquelles pourtant, selon nos loix, ne s’empesche qui ne veut. Toutesfois ceux encore qui s’y engagent tout à faict, le peuvent, avec tel ordre & attrempance, que l’orage debvra couler par dessus leur teste, sans offence. N’avions nous pas raison de l’esperer ainsi du feu Evesque d’Orleans, sieur de Morvilliers ? Et j’en connois entre ceux qui y ouvrent valeureusement à cette heure, de mœurs ou si equables, ou si douces, qu’ils seront pour demeurer debout, quelque injurieuse mutation & cheute que le ciel nous appreste. Je tiens que c’est aux Roys proprement, de s’animer contre les Roys : & me moque de ces esprits, qui de gayeté de cœur se presentent à querelles si disproportionnees : Car on ne prend pas querelle particuliere avec un prince, pour marcher contre luy ouvertement & courageusement, pour son honneur, & selon son devoir : s’il n’aime un tel personnage, il fait mieux, il l’estime. Et notamment la cause des loix, & defense de l’ancien estat, a tousjours cela, que ceux mesmes qui pour leur dessein particulier le troublent, en excusent les defenseurs, s’ils ne les honnorent.
Mais il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur & une intestine aspreté, qui naist de l’interest & passion privée : ny courage, une conduitte traistresse & malitieuse. Ils nomment zele, leur propension vers la malignité, & violence : Ce n’est pas la cause qui les eschauffe, c’est leur interest : Ils attisent la guerre, non par ce qu’elle est juste : mais par ce que c’est guerre.
Rien n’empesche qu’on ne se puisse comporter commodément entre des hommes qui se sont ennemis, & loyalement : conduisez vous y d’une, sinon par tout esgale affection (car elle peut souffrir differentes mesures) au moins temperee, & qui ne vous engage tant à l’un, qu’il puisse tout requerir de vous : Et vous contentez aussi d’une moyenne mesure de leur grace : & de couler en eau trouble, sans y vouloir pescher.
L’autre maniere de s’offrir de toute sa force aux uns & aux autres, a encore moins de prudence que de conscience. Celuy envers qui vous en trahissez un, duquel vous estes pareillement bien venu : sçait-il pas, que de soy vous en faites autant à son tour ? Il vous tient pour un meschant homme : ce pendant il vous oit, & tire de vous, & fait ses affaires de vostre desloyauté : Car les hommes doubles sont utiles, en ce qu’ils apportent : mais il se faut garder, qu’ils n’emportent que le moins qu’on peut.
Je ne dis rien à l’un, que je ne puisse dire à l’autre, à son heure, l’accent seulement un peu changé : & ne rapporte que les choses ou indifferentes, ou conneuës, ou qui servent en commun. Il n’y a point d’utilité, pour laquelle je me permette de leur mentir. Ce qui a esté fié à mon silence, je le cele religieusement : mais je prens à celer le moins que je puis : C’est une importune garde, du secret des Princes, à qui n’en a que faire. Je presente volontiers ce marché, qu’ils me fient peu : mais qu’ils se fient hardiment, de ce que je leur apporte : J’en ay tousjours plus sceu que je n’ay voulu.
Un parler ouvert, ouvre un autre parler, & le tire hors, comme fait le vin & l’amour.
Philippides respondit sagement à mon gré, au Roy Lysimachus, qui luy disoit, Que veux-tu que je te communique de mes biens ? Ce que tu voudras, pourveu que ce ne soit de tes secrets. Je voy que chacun se mutine, si on luy cache le fonds des affaires ausquels on l’employe, & si on luy en a desrobé quelque arriere-sens : Pour moy, je suis content qu’on ne m’en die non plus, qu’on veut que j’en mette en besoigne : & ne desire pas, que ma science outrepasse & contraigne ma parole. Si je dois servir d’instrument de tromperie, que ce soit aumoins sauve ma conscience. Je ne veux estre tenu serviteur, ny si affectionné, ny si loyal, qu’on me treuve bon à trahir personne. Qui est infidelle à soy-mesme, l’est excusablement à son maistre.
Mais ce sont Princes, qui n’acceptent pas les hommes à moytié, & mesprisent les services limitez & conditionnez. Il n’y a remede : je leur dis franchement mes bornes : car esclave, je ne le doibs estre que de la raison, encore n’en puis-je bien venir à bout.
Et eux aussi ont tort, d’exiger d’un homme libre, telle subjection à leur service, & telle obligation, que de celuy, qu’ils ont faict & achetté : ou duquel la fortune tient particulierement & expressement à la leur.
Les loix m’ont osté de grand peine, elles m’ont choisi party, & donné un maistre : toute autre superiorité & obligation doibt estre relative à celle-là, & retranchee. Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu’incontinent j’y portasse la main : la volonté & les desirs se font loy eux-mesmes, les actions ont à la recevoir de l’ordonnance publique.
Tout ce mien proceder, est un peu bien dissonant à nos formes : ce ne seroit pas pour produire grands effets, ny pour y durer : l’innocence mesme ne sçauroit à cette heure ny negotier sans dissimulation, ny marchander sans menterie. Aussi ne sont aucunement de mon gibier, les occupations publiques : ce que ma profession en requïert, je l’y fournis, en la forme que je puis la plus privée. Enfant, on m’y plongea jusques aux oreilles, & il succedoit : si m’en desprins je de belle heure. J’ay souvent depuis evité de m’en mesler, rarement accepté, jamais requis, tenant le dos tourné à l’ambition : mais sinon comme les tireurs d’aviron, qui s’avancent ainsin à reculons : tellement toutesfois, que de ne m’y estre poinct embarqué, j’en suis moins obligé à ma resolution, qu’à ma bonne fortune. Car il y a des voyes moins ennemies de mon goust, & plus conformes à ma portee, par lesquelles si elle m’eust appellé autrefois au service public, & à mon avancement vers le credit du monde, je sçay que j’eusse passé par dessus la raison de mes discours, pour la suyvre.
Ceux qui disent communement contre ma profession, que ce que j’appelle franchise, simplesse, & naifveté, en mes mœurs, c’est art & finesse : & plustost prudence, que bonté : industrie, que nature : bon sens, que bon heur : me font plus d’honneur qu’ils ne m’en ostent. Mais certes ils font ma finesse trop fine. Et qui m’aura suyvi & espié de pres, je luy donray gaigné, s’il ne confesse, qu’il n’y a point de reigle en leur escole, qui sçeust rapporter ce naturel mouvement, & maintenir une apparence de liberté, & de licence, si pareille, & inflexible, parmy des routes si tortuës & diverses : & que toute leur attention & engin, ne les y sçauroit conduire. La voye de la verité est une & simple, celle du profit particulier, & de la commodité des affaires, qu’on a en charge, double, inegale, & fortuite. J’ay veu souvent en usage, ces libertez contrefaites, & artificielles, mais le plus souvent, sans succez. Elles sentent volontiers leur asne d’Esope : lequel par emulation du chien, vint à se jetter tout gayement, à deux pieds, sur les espaules de son maistre : mais autant que le chien recevoit de caresses, de pareille feste, le pauvre asne, en reçeut deux fois autant de bastonnades.
Id maximè quemque decet, quod est cuiúsque suum maximè.
Je ne veux pas priver la tromperie de son rang, ce seroit mal entendre le monde : je sçay qu’elle a servy souvent profitablement, & qu’elle maintient & nourrit la plus part des vacations des hommes. Il y a des vices legitimes, comme plusieurs actions, ou bonnes, ou excusables, illegitimes.
La justice en soy, naturelle & universelle, est autrement reiglée, & plus noblement, que n’ est cette autre justice
speciale,
nationale, contrainte au besoing de nos polices :
Veri iuris germanæque iustitiæ solidam & expressam effigiem nullam tenemus : vmbra & imaginibus vtimur.
Si que le sage Dandamys, oyant reciter les vies de Socrates, Pythagoras, Diogenes, les jugea grands personnages en toute autre chose, mais trop asservis à la reverence des loix : Pour lesquelles auctoriser, & seconder, la vraye vertu a beaucoup à se desmettre de sa vigueur originelle : & non seulement par leur permission, plusieurs actions vitieuses ont lieu : mais encores à leur suasion.
Ex Senatusconsultis plebisque scitis scelera exercentur.
Je suy le langage commun, qui fait difference entre les choses utiles, & les honnestes : si que d’aucunes actions naturelles, non seulement utiles, mais necessaires, il les nomme deshonnestes & sales.
Mais continuons nostre exemple de la trahison : Deux pretendans au royaume de Thrace, estoient tombez en debat de leurs droicts, l’Empereur les empescha de venir aux armes : mais l’un d’eux, sous couleur de conduire un accord amiable, par leur entreveuë, ayant assigné son compagnon, pour le festoyer en sa maison, le fit emprisonner & tuer. La justice requeroit, que les Romains eussent raison de ce forfaict : la difficulté en empeschoit les voyes ordinaires. Ce qu’ils ne peurent legitimement, sans guerre, & sans hazard, ils entreprindrent de le faire par trahison : ce qu’ils ne peurent honnestement, ils le firent utilement. A quoy se trouva propre un Pomponius Flaccus : Cettuy-cy, soubs feintes parolles, & asseurances, ayant attiré cest homme dans ses rets : au lieu de l’honneur & faveur qu’il luy promettoit, l’envoya pieds & poings liez à Rome. Un traistre y trahit l’autre, contre l’usage commun : Car ils sont pleins de deffiance, & est mal-aisé de les surprendre par leur art : tesmoing la poisante experience, que nous venons d’en sentir.
Sera Pomponius Flaccus qui voudra, & en est assez qui le voudront : Quant à moy, & ma parolle & ma foy, sont, comme le demeurant, pieces de ce commun corps : le meilleur effect, c’est le service public : je tiens cela pour presupposé. Mais comme si on me commandoit, que je prinse la charge du Palais, & des plaids, je respondroy, Je n’y entens rien : ou la charge de conducteur de pionniers, je diroy, Je suis appellé à un rolle plus digne : de mesmes, qui me voudroit employer à mentir, à trahir, & à me parjurer, pour quelque service notable, non que d’assassiner ou empoisonner : je diroy, Si j’ay volé ou desrobé quelqu’un, envoyez moy plustost en gallere.
Car il est loisible à un homme d’honneur, de parler ainsi que firent les Lacedemoniens, ayants esté deffaicts par Antipater, sur le point de leurs accords : Vous nous pouvez commander des charges poisantes & dommageables, autant qu’il vous plaira : mais de honteuses, & des-honnestes, vous perdrez vostre temps de nous en commander. Chacun doit avoir juré à soy-mesme, ce que les Roys d’Ægypte faisoient solennellement jurer à leurs juges, qu’ils ne se desvoyeroient de leur conscience, pour quelque commandement qu’eux mesmes leur en fissent. A telles commissions il y a note evidente d’ignominie, & de condemnation. Et qui vous la donne, vous accuse, & vous la donne, si vous l’entendez bien, en charge & en peine. Autant que les affaires publiques s’amendent de vostre exploict, autant s’en empirent les vostres : vous y faictes d’autant pis, que mieux vous y faictes. Et ne sera pas nouveau, ny à l’advanture sans quelque air de Justice, que celuy mesmes vous ruine, qui vous aura mis en besongne.
Si la trahison doit estre en quelque cas excusable : lors seulement elle l’est, qu’elle s’employe à chastier & trahir la trahison.
Il se trouve assez de perfidies, non seulement refusees, mais punies, par ceux en faveur desquels elles avoient esté entreprises. Qui ne sçait la sentence de Fabritius, à l’encontre du Medecin de Pyrrhus ? Mais cecy encore se trouve : que tel l’a commandée, qui par apres l’a vengee rigoureusement, sur celuy qu’il y avoit employé : refusant un credit & pouvoir si effrené, & desadvoüant
un servage &
une obeïssance si abandonnee, & si lasche.
Jaropelc Duc de Russie, practiqua un Gentilhomme de Hongrie pour trahir le Roy de Poulongne Boleslaus, en le faisant mourir, ou donnant aux Russiens moyen de luy faire quelque notable dommage. Cettuy-cy s’y porta en galand homme : s’addonna plus que devant au service de ce Roy, obtint d’estre de son conseil, & de ses plus feaux. Avec ces advantages, & choisissant à point l’opportunité de l’absence de son maistre, il trahit aux Russiens Visilicie, grande & riche cité : qui fut entierement saccagee, & arse par eux, avec occision totale, non seulement des habitans d’icelle, de tout sexe & aage, mais de grand nombre de noblesse de là autour, qu’il y avoit assemblé à ces fins. Jaropelc assouvy de sa vengeance, & de son courroux, qui pourtant n’estoit pas sans tiltre, (car Boleslaus l’avoit fort offencé, & en pareille conduitte) & saoul du fruict de cette trahison, venant à en considerer la laideur nuë & seule, & la regarder d’une veuë saine, & non plus troublée par sa passion, la print à un tel remors, & contre-cœur, qu’il en fit crever les yeux, & couper la langue, & les parties honteuses, à son executeur.
Antigonus persuada les soldats Argyraspides, de luy trahir Eumenes, leur capitaine general, son adversaire. Mais l’eut-il faict tuer, apres qu’ils le luy eurent livré, il desira luy mesme estre commissaire de la justice divine, pour le chastiement d’un forfaict si detestable : & les consigna entre les mains du gouverneur de la Province, luy donnant tres-expres commandement, de les perdre, & mettre à male-fin, en quelque maniere que ce fust. Tellement que de ce grand nombre qu’ils estoient, aucun ne vit oncques puis, l’air de Macedoine. Mieux il en avoit esté servy, d’autant le jugea il avoir esté plus meschamment & punissablement.
L’esclave qui trahit la cachette de P. Sulpicius son maistre, fut mis en liberté, suyvant la promesse de la proscription de Sylla : Mais suivant la promesse de la raison publique, tout libre, il fut precipité du roc Tarpeien. Et nostre Roy Clovis, au lieu des armes d’or qu’il leur avoit promis, fit pendre les trois serviteurs de Cannacre, apres qu’ils luy eurent trahy leur maistre, à quoy il les avoit pratiquez. Ils les font pendre avec la bourse de leur payement au col. Ayant satisfaict à leur seconde foy, & speciale, ils satisfont à la generale & premiere. Mahomed second, se voulant deffaire de son frere, pour la jalousie de la domination, suyvant le stile de leur race, y employa l’un de ses officiers : qui le suffoqua, l’engorgeant de quantité d’eau, prinse trop à coup. Cela faict, il livra, pour l’expiation de ce meurtre, le meurtrier entre les mains de la mere du trespassé (car ils n’estoient freres que de pere) elle, en sa presence, ouvrit à ce meurtrier l’estomach : & tout chaudement de ses mains, fouillant & arrachant son cœur, le jetta manger aux chiens.
Et à ceux mesmes qui ne valent rien, il est si doux, ayant tiré l’usage d’une action vicieuse, y pouvoir hormais coudre en toute seureté, quelque traict de bonté, & de justice : comme par compensation, & correction conscientieuse.
Joint qu’ils regardent les ministres de tels horribles malefices, comme gents, qui les leur reprochent : & cherchent par leur mort d’estouffer la connoissance & tesmoignage de telles menees.
Or si par fortune on vous en recompence, pour ne frustrer la necessité publique, de cet extreme & desesperé remede : celuy qui le fait, ne laisse pas de vous tenir, s’il ne l’est luy-mesme, pour un homme maudit & execrable : Et vous tient plus traistre, que ne faict celuy, contre qui vous l’estes : car il touche la malignité de vostre courage, par vos mains, sans desadveu, sans object. Mais il vous employe, tout ainsi qu’on faict les hommes perdus, aux executions de la haute justice : charge autant utile, comme elle est peu honneste. Outre la vilité de telles commissions, il y a de la prostitution de conscience. La fille à Seïanus ne pouvant estre punie à mort, en certaine forme de jugement à Rome, d’autant qu’elle estoit Vierge, fut, pour donner passage aux loix, forcee par le bourreau, avant qu’il l’estranglast : Non sa main seulement, mais son ame, est esclave à la commodité publique.
Quand le premier Amurath, pour aigrir la punition contre ses subjects, qui avoient donné support à la parricide rebellion de son fils, ordonna, que leurs plus proches parents presteroient la main à cette execution : je trouve tres-honneste à aucuns d’iceux, d’avoir choisi plustost, d’estre injustement tenus coulpables du parricide d’un autre, que de servir la justice de leur propre parricide. Et où en quelques bicoques forcees de mon temps, j’ay veu des coquins, pour garantir leur vie, accepter de pendre leurs amis & consorts, je les ay tenus de pire condition que les pendus. On dit que Vuitolde Prince de Lituanie, introduisit en cette nation, que le criminel condamné à mort, eust luy mesme de sa main, à se deffaire : trouvant estrange, qu’un tiers innocent de la faute, fust employé & chargé d’un homicide.
Le Prince, quand une urgente circonstance, & quelque impetueux & inopiné accident, du besoing de son estat, luy fait gauchir sa parolle & sa foy, ou autrement le jette hors de son devoir ordinaire, doibt attribuer cette necessité, à un coup de la verge divine : Vice n’est-ce pas, car il a quitté sa raison, à une plus universelle & puissante raison : mais certes c’est malheur. De maniere qu’à quelqu’un qui me demandoit : Quel remede ? nul remede, fis-je, s’ il fut veritablement gehenné entre ces deux extremes
(sed videat ne quæratur latebra periurio)
il le falloit faire : mais s’il le fit, sans regret, s’il ne luy greva de le faire, c’est signe que sa conscience est en mauvais termes.
Quand il s’en trouveroit quelqu’un de si tendre conscience, à qui nulle guarison ne semblast digne d’un si poisant remede, je ne l’en estimeroy pas moins. Il ne se sçauroit perdre plus excusablement & decemment. Nous ne pouvons pas tout. Ainsi comme ainsi nous faut-il souvent, comme à la derniere anchre, remettre la protection de nostre vaisseau à la pure conduitte du ciel. A quelle plus juste necessité se reserve-il ? Que luy est-il moins possible à faire que ce qu’il ne peut faire, qu’aux despends de sa foy & de son honneur ? choses, qui à l’adventure luy doivent estre plus cheres que son propre salut, & que le salut de son peuple. Quand les bras croisez il appellera Dieu simplement à son ayde, n’aura-il pas à esperer, que la divine bonté n’est pour refuser la faveur de sa main extraordinaire à une main pure & juste ?
Ce sont dangereux exemples, rares, & maladifves exceptions, à nos reigles naturelles : il y faut ceder, mais avec grande moderation & circonspection. Aucune utilité privée, n’est digne pour laquelle nous façions cest effort à nostre conscience : la publique bien, lors qu’elle est & tres-apparente, & tres-importante.
Timoleon se garantit à propos, de l’estrangeté de son exploit, par les larmes qu’il rendit, se souvenant que c’estoit d’une main fraternelle qu’il avoit tué le tyran. Et cela pinça justement sa conscience, qu’il eust esté necessité d’achetter l’utilité publique, à tel prix de l’honnesteté de ses mœurs. Le Senat mesme delivré de servitude par son moyen, n’osa rondement decider d’un si haut faict, & deschiré en deux si poisants & contraires visages. Mais les Syracusains ayans tout à point, à l’heure mesme, envoyé requerir les Corinthiens de leur protection, & d’un chef digne de restablir leur ville en sa premiere dignité, & nettoyer la Sicile de plusieurs tyranneaux, qui l’oppressoient : il y deputa Timoleon, avec cette nouvelle deffaitte & declaration : Que selon qu’il se porteroit bien ou mal en sa charge, leur arrest prendroit party, à la faveur du liberateur de son pays, ou à la desfaveur du meurtrier de son frere. Cette fantastique conclusion, a quelque excuse, sur le danger de l’exemple & importance d’un faict si divers. Et feirent bien, d’en d’escharger leur jugement, ou de l’appuier ailleurs, & en des considerations tierces. Or les deportements de Timoleon en ce voyage rendirent bien tost sa cause plus claire, tant il s’y porta dignement & vertueusement, en toutes façons. Et le bon heur qui l’accompagna aux aspretez qu’il eut à vaincre en cette noble besongne, sembla luy estre envoyé par les Dieux conspirants & favorables à sa justification.
La fin de cettuy cy est excusable, si aucune le pouvoit estre. Mais le profit de l’augmentation du revenu publique, qui servit de pretexte au Senat Romain à cette orde conclusion, que je m’en vay reciter, n’est pas assez fort pour mettre à garand une telle injustice. Certaines citez s’estoient rachetees à prix d’argent, & remises en liberté, avec l’ordonnance & permission du Senat, des mains de L. Sylla. La chose estant tombee en nouveau jugement, le Senat les condamna à estre taillables comme auparavant : & que l’argent qu’elles avoyent employé pour se rachetter, demeureroit perdu pour elles. Les guerres civiles produisent souvent ces vilains exemples : Que nous punissons les privez, de ce qu’ils nous ont creu, quand nous estions autres. Et un mesme magistrat fait porter la peine de son changement, à qui n’en peut mais. Le maistre foitte son disciple de docilité, & la guide son aveugle : Horrible image de justice. Il y a des regles en la philosophie & faulses & molles. L’exemple qu’on nous propose, pour faire prevaloir l’utilité privee, à la foy donnee, ne reçoit pas assez de poids par la circonstance qu’ils y meslent. Des voleurs vous ont prins, ils vous ont remis en liberté, ayans tiré de vous serment du payement de certaine somme. On a tort de dire, qu’un homme de bien, sera quitte de sa foy, sans payer, estant hors de leurs mains. Il n’en est rien. Ce que la crainte m’a fait une fois vouloir, je suis tenu de le vouloir encore sans crainte. Et quand elle n’aura forcé que ma langue, sans la volonté : encore suis je tenu de faire la maille bonne de ma parole. Pour moy, quand par fois elle a inconsiderement devancé ma pensee, j’ay faict conscience de la desadvouer pourtant. Autrement de degré en degré, nous viendrons à abolir tout le droit qu’un tiers prend de noz promesses. Quasi verò forti viro vis poßit adhiberi.
En cecy seulement a loy, l’interest privé, de nous excuser de faillir à nostre promesse, si nous avons promis chose meschante, & inique de soy. Car le droit de la vertu doibt prevaloir le droit de nostre obligation.
J’ay autrefois logé Epaminondas au premier rang des hommes excellens : & ne m’en desdy pas. Jusques où montoit-il la consideration de son particulier devoir ? qui ne tua jamais homme qu’il eust vaincu : qui pour ce bien inestimable, de rendre la liberté à son pays, faisoit conscience de tuer un Tyran, ou ses complices, sans les formes de la justice : & qui jugeoit meschant homme, quelque bon Citoyen qu’il fust, celuy qui entre les ennemis, & en la bataille, n’espargnoit son amy & son hoste. Voyla une ame de riche composition. Il marioit aux plus rudes & violentes actions humaines, la bonté & l’humanité, voire la plus delicate, qui se treuve en l’escole de la Philosophie. Ce courage si gros, enflé, & obstiné contre la douleur, la mort, la pauvreté, estoit-ce nature, ou art, qui l’eust attendry, jusques au poinct d’une si extreme douceur, & debonnaireté de complexion ? Horrible de fer & de sang, il va fracassant & rompant une nation invincible contre tout autre, que contre luy seul : & gauchit au milieu d’une telle meslee, au rencontre de son hoste & de son amy. Vrayement celuy la proprement commandoit bien à la guerre, qui luy faisoit souffrir le mors de la benignité, sur le point de sa plus forte chaleur : ainsin enflammee qu’elle estoit, & toute escumeuse de fureur & de meurtre. C’est miracle, de pouvoir mesler à telles actions quelque image de justice : mais il n’appartient qu’à la roideur d’Epaminondas, d’y pouvoir mesler la douceur & la facilité des mœurs les plus molles, & la pure innocence. Et où l’un dit aux Mammertins, que les statuts n’avoient point de mise envers les hommes armez : l’autre, au Tribun du peuple, que le temps de la justice, & de la guerre, estoient deux : le tiers, que le bruit des armes l’empeschoit d’entendre la voix des loix : cettuy-cy n’estoit pas seulement empesché d’entendre celles de la civilité, & pure courtoisie. Avoit-il pas emprunté de ses ennemis, l’usage de sacrifier aux Muses, allant à la guerre, pour destremper par leur douceur & gayeté, cette furie & aspreté martiale ?
Ne craignons point apres un si grand precepteur, d’estimer
qu’il y a quelque chose illicite contre les ennemys mesmes :
que l’interest commun ne doibt pas tout requerir de tous, contre l’interest privé :
manente memoria etiam in dißidio publicorum fœderum priuati iuris :
& nulla potentia uires
Præstandi, ne quid peccet amicus, habet :
& que toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien, pour le service
de son Roy, ny
de la cause generale & des loix.
Non enim patria præstat omnibus officiis, & ipsi conducit pios habere ciues in parentes.
C’est une instruction propre au temps : Nous n’avons que faire de durcir nos courages par ces lames de fer, c’est assez que nos espaules le soient : c’est assez de tramper nos plumes en ancre, sans les tramper en sang. Si c’est grandeur de courage, & l’effect d’une vertu rare & singuliere, de mespriser l’amitié, les obligations privees, sa parolle, & la paranté, pour le bien commun, & obeyssance du Magistrat : c’est assez vrayement pour nous en excuser, que c’est une grandeur, qui ne peut loger en la grandeur du courage d’Epaminondas.
J’abomine les exhortemens enragez, de cette autre ame desreiglee,
dum tela micant, non vos pietatis imago
Vlla, nec aduersa conspecti fronte parentes
Commoueant, vultus gladio turbate uerendos.
Ostons aux meschants naturels, & sanguinaires, & traistres, ce pretexte de raison : laissons là cette justice enorme, & hors de soy : & nous tenons aux plus humaines imitations. Combien peut le temps & l’exemple ? En une rencontre de la guerre civile contre Cinna, un soldat de Pompeius, ayant tué sans y penser son frere, qui estoit au party contraire, se tua sur le champ soy-mesme, de honte & de regret : Et quelques annees apres, en une autre guerre civile de ce mesme peuple, un soldat, pour avoir tué son frere, demanda recompense à ses capitaines. On argumente mal l’honneur & la beauté d’une action, par son utilité : & conclud-on mal, d’estimer que chacun y soit obligé, & qu’elle soit honeste à chacun, si elle est utile.
Omnia non pariter rerum sunt omnibus apta.
Choisissons la plus necessaire & plus utile de l’humaine societé, ce sera le mariage : Si est-ce que le conseil des saincts, trouve le contraire party plus honeste, & en exclut la plus venerable vacation des hommes : comme nous assignons au haras, les bestes qui sont de moindre estime.