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The Essays of Michel de Montaigne Online

De la liberté de conscience

Book 2 Chapter 19

Il est ordinaire, de voir les bonnes intentions, si elles sont conduites sans moderation, pousser les hommes à des effects tres-vitieux. En ce desbat, par lequel la France est à present agitée de guerres civiles, le meilleur & le plus sain party, est sans doubte celuy, qui maintient & la religion & la police ancienne du pays. Entre les gens de bien toutesfois, qui le suyvent (car je ne parle point de ceux, qui s’en servent de pretexte, pour, ou exercer leurs vengeances particulieres, ou fournir à leur avarice, ou suivre la faveur des Princes : mais de ceux qui le font par vray zele envers leur religion, & saincte affection, à maintenir la paix & l’estat de leur patrie) de ceux-cy, dis-je, il s’en voit plusieurs, que la passion pousse hors les bornes de la raison, & leur faict par fois prendre des conseils injustes, violents, & encore temeraires. Il est certain, qu’en ces premiers temps, que nostre religion commença de gaigner authorité avec les loix, le zele en arma plusieurs contre toute sorte de livres payens ; dequoy les gens de lettre souffrent une merveilleuse perte. J’estime que ce desordre ait plus porté de nuysance aux lettres, que tous les feux des barbares. Cornelius Tacitus en est un bon tesmoing : car quoy que l’Empereur Tacitus son parent, en eust peuplé par ordonnances expresses toutes les librairies du monde : toutes-fois un seul exemplaire entier n’a peu eschapper la curieuse recherche de ceux qui desiroyent l’abolir, pour cinq ou six vaines clauses, contraires à nostre creance. Ils ont aussi eu cecy, de prester aisément des louanges fauces, à tous les Empereurs, qui faisoyent pour nous, & condamner universellement toutes les actions de ceux, qui nous estoyent adversaires, comme il est aisé à voir en l’Empereur Julian, surnommé l’Apostat. C’estoit à la verité un tres-grand homme & rare ; comme celuy, qui avoit son ame vivement tainte des discours de la philosophie, ausquels il faisoit profession de regler toutes ses actions : & de vray il n’est aucune sorte de vertu, dequoy il n’ait laissé de tres-notables exemples. En chasteté (de laquelle le cours de sa vie donne bien clair tesmoignage) on lit de luy un pareil traict, à celuy d’Alexandre & de Scipion, que de plusieurs tresbelles captives, il n’en voulut pas seulement voir une, estant en la fleur de son aage : car il fut tué par les Parthes aagé de trente un an seulement. Quant à la justice, il prenoit luy-mesme la peine d’ouyr les parties : & encore que par curiosité il s’informast à ceux qui se presentoient à luy, de quelle religion ils estoient : toutes-fois l’inimité qu’il portoit à la nostre, ne donnoit aucun contrepoix à la balance. Il fit luy mesme plusieurs bonnes loix, & retrancha une grande partie des subsides & impositions, que levoyent ses predecesseurs. Nous avons deux bons historiens tesmoings oculaires de ses actions : l’un desquels, Marcellinus, reprend aigrement en divers lieux de son histoire, cette sienne ordonnance, par laquelle il deffendit l’escole, & interdit l’enseigner à tous les Rhetoriciens & Grammairiens Chrestiens, & dit, qu’il souhaiteroit cette sienne action estre ensevelie soubs le silence. Il est vray-semblable, s’il eust faict quelque chose de plus aigre contre nous, qu’il ne l’eust pas oublié, estant bien affectionné à nostre party. Il nous estoit aspre à la verité, mais non pourtant cruel ennemy : Car noz gens mesmes recitent de luy cette histoire, que se promenant un jour autour de la ville de Chalcedoine, Maris Evesque du lieu, osa bien l’appeller meschant, traistre à Christ, & qu’il n’en fit autre chose, sauf luy respondre : Va miserable, pleure la perte de tes yeux : à quoy l’Evesque encore repliqua : Je rends graces à Jesus Christ, de m’avoir osté la veuë, pour ne voir ton visage impudent : affectant en cela, disent-ils, une patience philosophique. Tant y a que ce faict là, ne se peut pas bien rapporter aux cruautez qu’on le dit avoir exercées contre nous. Il estoit (dit Eutropius mon autre tesmoing) ennemy de la Chrestienté, mais sans toucher au sang. Et pour revenir à sa justice, il n’est rien qu’on y puisse accuser, que les rigueurs, dequoy il usa au commencement de son Empire, contre ceux qui avoyent suivy le party de Constantius son predecesseur. Quant à sa sobrieté, il vivoit tousjours un vivre soldatesque : & se nourrissoit en pleine paix, comme celuy qui se preparoit & accoustumoit à l’austerité de la guerre. La vigilance estoit telle en luy, qu’il departoit la nuict à trois ou à quatre parties, dont la moindre estoit celle qu’il donnoit au sommeil : le reste, il l’employoit à visiter luy mesme en personne, l’estat de son armée & ses gardes, ou à estudier : car entre autres siennes rares qualitez, il estoit tres-excellent en toute sorte de literature. On dit d’Alexandre le grand, qu’estant couché, de peur que le sommeil ne le desbauchast de ses pensemens, & de ses estudes, il faisoit mettre un bassin joignant son lict, & tenoit l’une de ses mains au dehors, avec une boulette de cuivre : affin que le dormir le surprenant, & relaschant les prises de ses doigts, cette boullette par le bruit de sa cheutte dans le bassin, le reveillast. Cettuy-cy avoit l’ame si tendue à ce quil vouloit, & si peu empeschée de fumées, par sa singuliere abstinence, qu’il se passoit bien de cet artifice. Quant à la suffisance militaire, il fut admirable en toutes les parties d’un grand Capitaine : aussi fut-il quasi toute sa vie en continuel exercice de guerre : & la pluspart, avec nous, en France contre les Allemans & Francons. Nous n’avons guere memoire d’homme, qui ait veu plus de hazards, ny qui ait plus souvent faict preuve de sa personne. Sa mort a quelque chose de pareil à celle d’Epaminondas : car il fut frappé d’un traict, & essaya de l’arracher, & l’eust fait, sans ce que le traict estant tranchant, il se couppa & affoiblit la main. Il demandoit incessamment qu’on le repportast en ce mesme estat, en la meslée, pour y encourager ses soldats ; lesquels contesterent cette battaille sans luy, trescourageusement, jusques à ce que la nuict separa les armées. Il devoit à la philosophie, un singulier mespris, en quoy il avoit sa vie, & les choses humaines. Il avoit ferme creance de l’eternité des ames. En matiere de religion, il estoit vicieux par tout ; on l’a surnommé l’Apostat, pour avoir abandonné la nostre : toutesfois cette opinion me semble plus vray-semblable, qu’il ne l’avoit jamais euë à coeur, mais que pour l’obeïssance des loix il s’estoit feint jusques à ce qu’il tinst l’Empire en sa main. Il fut si superstitieux en la sienne, que ceux mesmes qui en estoyent de son temps, s’en mocquoient : & disoit-on, s’il eust gaigné la victoire contre les Parthes, qu’il eust fait tarir la race des boeufs au monde, pour satisfaire à ses sacrifices. Il estoit aussi embabouyné de la science divinatrice, & donnoit authorité à toute façon de prognostics. Il dit entre autres choses, en mourant, qu’il sçavoit bon gré aux dieux & les remercioit, dequoy ils ne l’avoyent pas voulu tuer par surprise, l’ayant de long temps adverty du lieu & heure de sa fin, ny d’une mort molle ou lasche, mieux convenable aux personnes oysives & delicates, ny languissante, longue & douloureuse : & qu’ils l’avoyent trouvé digne de mourir de cette noble façon, sur le cours de ses victoires, & en la fleur de sa gloire. Il avoit eu une pareille vision à celle de Marcus Brutus, qui premierement le menassa en Gaule, & depuis se representa à luy en Perse, sur le point de sa mort. Ce langage qu’on luy fait tenir, quand il se sentit frappé : Tu as veincu, Nazareen : ou, comme d’autres, Contente toy, Nazareen ; à peine eust il esté oublié, s’il eust esté creu par mes tesmoings : qui estants presens en l’armée ont remarqué jusques aux moindres mouvements & parolles de sa fin : non plus que certains autres miracles, qu’on y attache. Et pour venir au propos de mon theme : il couvoit, dit Marcellinus, de long temps en son coeur, le paganisme ; mais par ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l’osoit descouvrir. En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il fit ouvrir les temples des dieux, & s’essaya par tous moyens de mettre sus l’idolatrie. Pour parvenir à son effect, ayant rencontré en Constantinople, le peuple descousu, avec les Prelats de l’Eglise Chrestienne divisez, les ayant faict venir à luy au Palais, les admonesta instamment d’assoupir ces dissentions civiles, & que chacun sans empeschement & sans crainte servist à la religion. Ce qu’il sollicitoit avec grand soing, pour l’esperance que cette licence augmenteroit les parts & les brigues de la division, & empescheroit le peuple de se reünir, & de se fortifier par consequent, contre luy, par leur concorde, & unanime intelligence : ayant essayé par la cruauté d’aucuns Chrestiens, qu’il n’y a point de beste au monde tant à craindre à l’homme, que l’homme. Voyla ses mots à peu pres : en quoy cela est digne de consideration, que l’Empereur Julian se sert pour attiser le trouble de la dissention civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience, que noz Roys viennent d’employer pour l’estaindre. On peut dire d’un costé, que de lascher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est espandre & semer la division, c’est prester quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barriere ny coërction des loix, qui bride & espesche sa course. Mais d’autre costé, on diroit aussi, que de lascher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est les amollir & relascher par la facilité, & par l’aisance, & que c’est esmousser l’eguillon qui s’affine par la rareté, la nouvelleté, & la difficulté. Et si croy mieux, pour l’honneur de la devotion de noz Roys ; c’est, que n’ayans peu ce qu’ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils ne pouvoient.