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The Essays of Michel de Montaigne Online
Des Menteurs
Book 1
Chapter 9Il n’est homme à qui il siese si mal de se mesler de parler de memoire. Car je n’en recognoy quasi trace en moy : et ne pense qu’il y en ait au monde une autre si merveilleuse en defaillance. J’ay toutes autres parties viles et communes, mais en cette-là je pense estre singulier et tres-rare, et digne de gaigner nom et reputation,
outre l’inconvenient naturel que j’en souffre
(car certes, veu sa necessité, Platon a raison de la nommer une grande et puissante deesse) .
Si en mon pays on veut dire qu’un homme n’a point de sens, ils disent, qu’il n’a point de memoire : et quand je me plains du defaut de la mienne, ils me reprennent et mescroient, comme si je m’accusois d’estre insensé : Ils ne voyent pas de chois entre memoire et entendement. C’est bien empirer mon marché : Mais ils me font tort. Car il se voit par experience plustost au rebours, que les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugemens debiles. Ils me font tort aussi en cecy, qui ne sçay rien si bien faire qu’estre amy, que les mesmes parolles qui accusent ma maladie, representent l’ingratitude. On se prend de mon affection à ma memoire, et d’un defaut naturel, on en fait un defaut de conscience. Il a oublié, dit-on, cette priere ou cette promesse : il ne se souvient point de ses amis : il ne s’est point souvenu de dire, ou faire, ou taire cela, pour l’amour de moy. Certes je puis aisément oublier : mais de mettre à nonchalloir la charge que mon amy m’a donnee, je ne le fay pas. Qu’on se contente de ma misere, sans en faire une espece de malice : et de la malice autant ennemie de mon humeur.
Je me console aucunement. Premierement sur ce,
que c’est un mal duquel principallement j’ay tiré la raison de corriger un mal pire, qui se fust facilement produit en moy : Sçavoir est l’ambition ; car cette deffaillance est insurportable à qui s’empestre des negotiations du monde. Que comme disent plusieurs pareils exemples du progrez de nature, elle a volontiers fortifié d’autres facultés en moy, à mesure que cette-cy s’est affoiblie, et irois facilement couchant et allanguissant mon esprit et mon jugement, sur les traces d’autruy, sans exercer leurs propres forces, si les inventions et opinions estrangieres m’estoient presentes par le benefice de la memoire.
Que mon parler en est plus court : Car le magasin de la memoire, est volontiers plus fourny de matiere, que n’est celuy de l’invention.
Si elle m’eust tenu bon, j’eusse assourdy tous mes amis de babil : les subjets esveillans cette telle quelle faculté que j’ay de les manier et employer, eschauffant et attirant mes discours.
C’est pitié : Je l’essaye par la preuve d’aucuns de mes privez amys : à mesure que la memoire leur fournit la chose entiere et presente, ils reculent si arriere leur narration, et la chargent de tant de vaines circonstances, que si le conte est bon, ils en estouffent la bonté : s’il ne l’est pas, vous estes à maudire ou l’heur de leur memoire, ou le malheur de leur jugement.
Et c’est chose difficile, de fermer un propos, et de le coupper despuis qu’on est arroutté. Et n’est rien, où la force d’un cheval se cognoisse plus, qu’à faire un arrest rond et net. Entre les pertinents mesmes, j’en voy qui veulent et ne se peuvent deffaire de leur course. Ce pendant qu’ils cerchent le poinct de clorre le pas, ils s’en vont balivernant et trainant comme des hommes qui deffaillent de foiblesse. Sur tout les vieillards sont dangereux, à qui la souvenance des choses passees demeure, et ont perdu la souvenance de leurs redites. J’ay veu des recits bien plaisants, devenir tres-ennuyeux, en la bouche d’un Seigneur, chascun de l’assistance en ayant esté abbreuvé cent fois.
Secondement, qu’il me souvient moins des offences receuës, ainsi que disoit cet ancien.
Il me faudroit un protocolle, comme Darius, pour n’oublier l’offense qu’il avoit receue des Atheniens, faisoit qu’un page à tous les coups qu’il se mettoit à table, luy vinst rechanter par trois fois à l’oreille, Sire, souvienne vous des Atheniens ;
et que les lieux et les livres que je revoy, me rient tousjours d’une fresche nouvelleté.
Ce n’est pas sans raison qu’on dict, que qui ne se sent point assez ferme de memoire, ne se doit pas mesler d’estre menteur. Je sçay bien que les Grammairiens font difference, entre dire mensonge et mentir : et disent que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a prinse pour vraye, et que la definition du mot de mentir en Latin, d’où nostre François est party, porte autant comme aller contre sa conscience : et que par consequent cela ne touche que ceux qui disent contre ce qu’ils sçavent, desquels je parle. Or ceux icy, ou ils inventent marc et tout, ou ils desguisent et alterent un fonds veritable. Lors qu’ils desguisent et changent à les remettre souvent en ce mesme compte, il est mal-aisé qu’ils ne se desferrent : par ce que la chose, comme elle est, s’estant logee la premiere dans la memoire, et s’y estant empreincte, par la voye de la connoissance et de la science, il est mal-aisé qu’elle ne se represente à l’imagination, délogeant la faulseté, qui n’y peut avoir le pied si ferme ny si rassis : et que les circonstances du premier apprentissage, se coulant à tous coups dans l’esprit, ne facent perdre le souvenir des pieces rapportees faulses ou abastardies. En ce qu’ils inventent tout à faict, d’autant qu’il n’y a nulle impression contraire, qui choque leur faulseté, ils semblent avoir d’autant moins à craindre de se mesconter. Toutefois encore cecy, par ce que c’est un corps vain, et sans prise, eschappe volontiers à la memoire, si elle n’est bien asseuree.
Dequoy j’ay souvent veu l’experience, et plaisamment, aux despens de ceux qui font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu’il sert aux affaires qu’ils negotient, et qu’il plaist aux grands à qui ils parlent. Car ces circonstances à quoy ils veulent asservir leur foy et leur conscience, estans subjettes à plusieurs changements, il faut que leur parole se diversifie quand et quand : d’où il avient que de mesme chose, ils disent, tantost gris, tantost jaune : à tel homme d’une sorte, à tel d’une autre : et si par fortune ces hommes rapportent en butin leurs instructions si contraires, que devient ce bel art ? Outre ce qu’imprudemment ils se desferrent eux mesmes si souvent : car quelle memoire leur pourroit suffire à se souvenir de tant de diverses formes, qu’ils ont forgées en un mesme subject ? J’ay veu plusieurs de mon temps, envier la reputation de cette belle sorte de prudence : qui ne voyent pas, que si la reputation y est, l’effect n’y peut estre.
En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en cognoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes, tresmal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions temeraires, qui n’ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et un peu au dessous, l’opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles croissent quand et eux : et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer. Par où il advient, que nous voyons des honnestes hommes d’ailleurs, y estre subjects et asservis. J’ay un bon garçon de tailleur, à qui je n’ouy jamais dire une verité, non pas quand elle s’offre pour luy servir utilement.
Si comme la verité, le mensonge n’avoit qu’un visage, nous serions en meilleurs termes : car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que diroit le menteur. Mais le revers de la verité a cent mille figures, et un champ indefiny.
Les Pythagoriens font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille routtes desvoyent du blanc : une y va. Certes je ne m’asseure pas que je peusse venir à bout de moy, à guarantir un danger evident et extreme, par une effrontee et solenne mensonge.
Un ancien Pere dit, que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien connu, qu’en celle d’un homme, duquel le langage nous est inconnu. Vt externus alieno non sit hominis vice.
Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence ?
Le Roy François premier, se vantoit d’avoir mis au rouet par ce moyen, Francisque Taverna, ambassadeur de François Sforce Duc de Milan, homme tres-fameux en science de parlerie. Cettui-cy avoit esté despesché pour excuser son maistre envers sa Majesté, d’un faict de grande consequence ; qui estoit tel. Le Roy pour maintenir tousjours quelques intelligences en Italie, d’où il avoit esté dernierement chassé, mesme au Duché de Milan, avoit advisé d’y tenir pres du Duc un Gentilhomme de sa part, ambassadeur par effet, mais par apparence homme privé, qui fist la mine d’y estre pour ses affaires particulieres : d’autant que le Duc, qui dependoit beaucoup plus de l’Empereur (lors principalement qu’il estoit en traicté de mariage avec sa niepce, fille du Roy de Dannemarc, qui est à present douairiere de Lorraine) ne pouvoit descouvrir avoir aucune pratticque et conference avecques nous, sans son grand interest. A cette commission se trouva propre un Gentilhomme Milannois, escuyer d’escurie chez le Roy, nommé Merveille. Cettuy-cy despesché avecques lettres secrettes de creance, et instructions d’ambassadeur ; et avec d’autres lettres de recommendation envers le Duc, en faveur de ses affaires particulieres, pour le masque et la montre, fut si long temps aupres du Duc, qu’il en vint quelque ressentiment à l’Empereur : qui donna cause à ce qui s’ensuivit apres, comme nous pensons : Ce fut, que soubs couleur de quelque meurtre, voila le Duc qui luy faict trancher la teste de belle nuict, et son procés faict en deux jours. Messire Francisque estant venu prest d’une longue deduction contrefaitte de cette histoire ; car le Roy s’en estoit adressé, pour demander raison, à tous les Princes de Chrestienté, et au Duc mesmes : fut ouy aux affaires du matin, et ayant estably pour le fondement de sa cause, et dressé à cette fin, plusieurs belles apparences du faict : Que son maistre n’avoit jamais pris nostre homme, que pour gentil-homme privé, et sien subject, qui estoit venu faire ses affaires à Milan, et qui n’avoit jamais vescu là soubs autre visage : desadvouant mesme avoir sceu qu’il fust en estat de la maison du Roy, ny connu de luy, tant s’en faut qu’il le prinst pour ambassadeur. Le Roy à son tour le pressant de diverses objections et demandes, et le chargeant de toutes parts, l’acculla en fin sur le poinct de l’execution faicte de nuict, et comme à la desrobee. A quoy le pauvre homme embarrassé, respondit, pour faire l’honneste, que pour le respect de sa Majesté, le Duc eust esté bien marry, que telle execution se fust faite de jour. Chacun peut penser, comme il fut relevé, s’estant si lourdement couppé, à l’endroit d’un tel nez que celuy du Roy François.
Le Pape Jule second, ayant envoyé un ambassadeur vers le Roy d’Angleterre, pour l’animer contre le Roy François, l’ambassadeur ayant esté ouy sur sa charge, et le Roy d’Angleterre s’estant arresté en sa response, aux difficultez qu’il trouvoit à dresser les preparatifs qu’il faudroit pour combattre un Roy si puissant, et en alleguant quelques raisons : l’ambassadeur repliqua mal à propos, qu’il les avoit aussi considerees de sa part, et les avoit bien dites au Pape. De cette parolle si esloignee de sa proposition, qui estoit de le pousser incontinent à la guerre, le Roy d’Angleterre print le premier argument de ce qu’il trouva depuis par effect, que cet ambassadeur, de son intention particuliere pendoit du costé de France, et en ayant adverty son maistre, ses biens furent confisquez, et ne tint à guere qu’il n’en perdist la vie.