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The Essays of Michel de Montaigne Online

Nos affections s’emportent au delà de nous

Book 1 Chapter 3

Ceux qui accusent les hommes d’aller tousjours beant apres les choses futures, & nous apprennent à nous saisir des biens presens, & nous rassoir en ceux-là : comme n’ayans aucune prise sur ce qui est a venir, voire assez moins que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs : s’ils osent appeller erreur, chose à quoy nature mesme nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse, plus jalouse de nostre action, que de nostre science. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, le desir, l’esperance, nous eslancent vers l’advenir, & nous desrobent le sentiment & la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius. Ce grand precepte est souvent allegué en Platon, Fay ton faict, & te cognoy. Chascun de ces deux membres enveloppe generalement tout nostre devoir : & semblablement enveloppe son compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c’est cognoistre ce qu’il est, & ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l’estranger faict pour le sien : s’aime, & se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues, & les pensees, & propositions inutiles. Comme la follie quand on luy octroyera ce qu’elle desire, ne sera pas contente : aussi est la sagesse contente de ce qui est present, ne se desplait jamais de soy. Epicurus dispense son sage de la prevoyance & soucy de l’advenir. Entre les loix qui regardent les trespassez, celle-cy me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinees apres leur mort : Ils sont compagnons, si non maistres des loix : ce que la Justice n’a peu sur leurs testes, c’est raison qu’elle l’ayt sur leur reputation, & biens de leurs successeurs : choses que souvent nous preferons à la vie. C’est une usance qui apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observee, & desirable à tous bons Princes : qui ont à se plaindre de ce, qu’on traitte la memoire des meschans comme la leur. Nous devons la subjection & obeïssance egalement à tous Roys ; car elle regarde leur office : mais l’estimation, non plus que l’affection, nous ne la devons qu’à leur vertu. Donnons à l’ordre politique de les souffrir patiemment indignes ; de celer leurs vices : d’aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes, pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n’est pas raison de refuser à la justice, & à nostre liberté, l’expression de nos vrais ressentiments. Et nommément de refuser aux bons subjects, la gloire d’avoir reveremment & fidellement servi un maistre, les imperfections duquel leur estoient si bien cognues : frustrant la posterité d’un si utile exemple. Et ceux qui, par respect de quelque obligation privee, espousent iniquement la memoire d’un Prince mesloüable, font justice particuliere aux despends de la justice publique. Titus Livius dit vray, que le langage des hommes nourris sous la Royauté, est tousjours plein de vaines ostentations & faux tesmoignages : chascun eslevant indifferemment son Roy, à l’extreme ligne de valeur & grandeur souveraine. On peut reprouver la magnanimité de ces deux soldats, qui respondirent à Neron, à sa barbe, l’un enquis de luy, pourquoy il luy vouloit mal : Je t’aimoy quand tu le valois : mais despuis que tu és devenu parricide, boutefeu, basteleur, cochier, je te hay, comme tu merites. L’autre, pourquoy il le vouloit tuer ; Parce que je ne trouve autre remede à tes continuels malefices. Mais les publics & universels tesmoignages, qui apres sa mort ont esté rendus, & le seront à tout jamais, à luy, & à tous meschans comme luy, de ses tyranniques & vilains deportements, qui de sain entendement les peut reprouver ? Il me désplaist, qu’en une si saincte police que la Lacedemonienne, se fust meslee une si feinte ceremonie à la mort des Roys. Tous les confederez & voysins, & tous les Ilotes, hommes, femmes, pesle-mesle, se descouppoient le front, pour tesmoignage de deuil : & disoient en leurs cris & lamentations, que celuy là, quel qu’il eust esté, estoit le meilleur Roy de tous les leurs : attribuans au rang, le los qui appartenoit au merite ; &, qui appartient au premier merite, au postreme & dernier rang. Aristote, qui remue toutes choses, s’enquiert sur le mot de Solon, Que nul avant mourir ne peut estre dit heureux, Si celuy la mesme, qui a vescu, & qui est mort à souhait, peut estre dit heureux, si sa renommee va mal, si sa posterité est miserable. Pendant que nous nous remuons, nous nous portons par preoccupation où il nous plaist : mais estant hors de l’estre, nous n’avons aucune communication avec ce qui est. Et seroit meilleur de dire à Solon, que jamais homme n’est donc heureux, puisqu’il ne l’est qu’apres qu’il n’est plus.

quisquam
Vix radicitus è uita se tollit, & eiicit :
Sed facit esse sui quiddam super inscius ipse,
Nec remouet satis à proiecto corpore sese, &
Vindicat.

Bertrand du Glesquin mourut au siege du chasteau de Rancon, pres du Puy en Auvergne : les assiegez s’estans rendus apres, furent obligez de porter les clefs de la place sur le corps du trespassé. Barthelemy d’Alviane, General de l’armee des Venitiens, estant mort au service de leurs guerres en la Bresse, & son corps ayant esté rapporté à Venise par le Veronois, terre ennemie ; la pluspart de ceux de l’armee estoient d’advis, qu’on demandast sauf-conduit pour le passage à ceux de Verone : mais Theodore Trivulce y contredit ; & choisit plustost de le passer par vive force, au hazard du combat : n’estant convenable, disoit-il, que celuy qui en sa vie n’avoit jamais eu peur de ses ennemis, estant mort fist demonstration de les craindre. De vray, en chose voysine, par les loix Grecques, celuy qui demandoit à l’ennemy un corps pour l’inhumer, renonçoit à la victoire, & ne luy estoit plus loisible d’en dresser trophee : à celuy qui en estoit requis, c’estoit tiltre de gain. Ainsi perdit Nicias l’avantage qu’il avoit nettement gaigné sur les Corinthiens : & au rebours, Agesilaus asseura celuy qui luy estoit bien doubteusement acquis sur les Bœotiens. Ces traits se pourroient trouver estranges, s’il n’estoit receu de tout temps, non seulement d’estendre le soing de nous, au delà cette vie, mais encore de croire, que bien souvent les faveurs celestes nous accompaignent au tombeau, & continuent à nos reliques. Dequoy il y a tant d’exemples anciens, laissant à part les nostres, qu’il n’est besoing que je m’y estende. Edouard premier Roy d’Angleterre, ayant essayé aux longues guerres d’entre luy & Robert Roy d’Escosse, combien sa presence donnoit d’advantage à ses affaires, rapportant tousjours la victoire de ce qu’il entreprenoit en personne ; mourant, obligea son fils par solennel serment, à ce qu’estant trespassé, il fist bouillir son corps pour desprendre sa chair d’avec les os, laquelle il fit enterrer : & quant aux os, qu’il les reservast pour les porter avec luy, & en son armee, toutes les fois qu’il luy adviendroit d’avoir guerre contre les Escossois : comme si la destinee avoit fatalement attaché la victoire à ses membres. Jean Zisca, qui troubla la Boheme pour la deffence des erreurs de VViclef, voulut qu’on l’escorchast apres sa mort, & de sa peau qu’on fist un tabourin à porter à la guerre contre ses ennemis : estimant que cela ayderoit à continuer les advantages qu’il avoit eux aux guerres, par luy conduictes contre eux. Certains Indiens portoient ainsi au combat contre les Espagnols, les ossemens d’un de leurs Capitaines, en consideration de l’heur qu’il avoit eu en vivant. Et d’autres peuples en ce mesme monde, trainent à la guerre les corps des vaillans hommes, qui sont morts en leurs batailles, pour leur servir de bonne fortune & d’encouragement. Les premiers exemples ne reservent au tombeau, que la reputation acquise par leurs actions passees : mais ceux-cy y veulent encore mesler la puissance d’agir. Le faict du Capitaine Bayard est de meilleure composition, lequel se sentant blessé à mort d’une harquebusade dans le corps, conseillé de se retirer de la meslee, respondit qu’il ne commenceroit point sur sa fin à tourner le dos à l’ennemy : & ayant combattu autant qu’il eut de force, se sentant defaillir, & eschapper du cheval, commanda à son maistre d’hostel, de le coucher au pied d’un arbre : mais que ce fust en façon qu’il mourust le visage tourné vers l’ennemy : comme il fit. Il me faut adjouster cet autre exemple aussi remarquable pour cette consideration, que nul des precedens. L’Empereur Maximilian bisayeul du Roy Philippes, qui est à present, estoit Prince doué de tout plein de grandes qualitez, & entre autres d’une beauté de corps singuliere : mais parmy ces humeurs, il avoit cette cy bien contraire à celle des Princes, qui pour despescher les plus importans affaires, font leur throsne de leur chaire percee : c’est qu’il n’eut jamais valet de chambre, si privé, à qui il permist de le voir en sa garderobbe : Il se desroboit pour tomber de l’eau, aussi religieux qu’une pucelle à ne descouvrir ny à Medecin ny à qui que ce fust, les parties qu’on a accoustumé de tenir cachees. Moy qui ay la bouche si effrontee, suis pourtant par complexion touché de cette honte : Si ce n’est à une grande suasion de la necessité ou de la volupté, je ne communique gueres aux yeux de personne, les membres & actions, que nostre coustume ordonne estre couvertes : J’y souffre plus de contrainte que je n’estime bien seant à un homme, & sur tout à un homme de ma profession : Mais luy en vint à telle superstition, qu’il ordonna par parolles expresses de son testament, qu’on luy attachast des calessons, quand il seroit mort. Il devoit adjouster par codicille, que celuy qui les luy monteroit, eust les yeux bandez. L’ordonnance que Cyrus fait à ses enfans, que ny eux, ny autre, ne voye & touche son corps, apres que l’ame en sera separee : je l’attribuë à quelque siene devotion : Car & son Historien & luy, entre leurs grandes qualitez, ont semé par tout le cours de leur vie, un singulier soin & reverence à la religion. Ce conte me despleut, qu’un grand me fit d’un mien allié, homme assez cogneu & en paix & en guerre. C’est que mourant bien vieil en sa cour, tourmenté de douleurs extremes de la pierre, il amusa toutes ses heures dernieres avec un soin vehement, à disposer l’honneur & la ceremonie de son enterrement : & somma toute la Noblesse qui le visitoit, de luy donner parolle d’assister à son convoy. A ce Prince mesme, qui le vid sur ces derniers traits, il fit une instante supplication, que sa maison fust commandee de s’y trouver ; employant plusieurs exemples & raisons, à prouver que c’estoit chose qui appartenoit à un homme de sa sorte : & sembla expirer content ayant retiré cette promesse, & ordonné à son gré la distribution, & ordre de sa montre. Je n’ay guere veu de vanité si perseverante. Cette autre curiosité contraire, en laquelle je n’ay point aussi faute d’exemple domestique, me semble germaine à ceste-cy : d’aller se soignant & passionnant à ce dernier point, à regler son convoy, à quelque particuliere & inusitee parsimonie, à un serviteur & une lanterne. Je voy louer cett’ humeur, & l’ordonnance de Marcus Æmylius Lepidus, qui deffendit à ses heritiers d’emploïer pour luy les ceremonies qu’on avoit accoustumé en telles choses. Est-ce encore temperance & frugalité, d’eviter la despense & la volupté, desquelles l’usage & la cognoissance nous est imperceptible ? Voila une aisee reformation, & de peu de coust. S’il estoit besoin d’en ordonner, je serois d’advis, qu’en celle là, comme en toutes actions de la vie, chascun en rapportast la regle, au degré de sa fortune. Et le Philosophe Lycon prescrit sagement à ses amis, de mettre son corps où ils adviseront pour le mieux : & quant aux funerailles, de les faire ny superflues, ny mechaniques. Je lairrois purement la coustume ordonner de cette ceremonie, & m’en remettray à la discretion des premiers à qui je tomberay en charge. Totus hic locus est contemnendus in nobis, non negligendus in nostris. Et est sainctement dict à un sainct : Curatio funeris, conditio sepulturæ, pompa exequiarum, magis sunt viuorum solatia, quàm subsidia mortuorum. Pourtant Socrates à Criton, qui sur l’heure de sa fin luy demande, comment il veut estre enterré : Comme vous voudrez, respondit-il. Si j’avois à m’en empescher plus avant, je trouverois plus galand, d’imiter ceux qui entreprennent vivans & respirans, jouyr de l’ordre & honneur de leur sepulture : & qui se plaisent de voir en marbre leur morte contenance. Heureux qui sçachent resjouyr & gratifier leur sens par l’insensibilité, & vivre de leur mort ! A peu, que je n’entre en haine irreconciliable contre toute domination populaire : quoy qu’elle me semble la plus naturelle & equitable : quand il me souvient de cette inhumaine injustice du peuple Athenien : de faire mourir sans remission, & sans les vouloir seulement ouyr en leurs deffenses, ces braves Capitaines, venans de gaigner contre les Lacedemoniens la bataille navalle pres les Isles Arginenses : la plus contestee, la plus forte bataille, que les Grecs ayent onques donnee en mer de leurs forces : parce qu’apres la victoire, ils avoient suivy les occasions que la loy de la guerre leur presentoit, plustost que de s’arrester à recueillir & inhumer leurs morts. Et rend cette execution plus odieuse, le faict de Diomedon. Cettuy-cy est l’un des condamnez, homme de notable vertu, & militaire & politique : lequel se tirant avant pour parler, apres avoir ouy l’arrest de leur condemnation, & trouvant seulement lors temps de paisible audience, au lieu de s’en servir au bien de sa cause, & à descouvrir l’evidente iniquité d’une si cruelle conclusion, ne representa qu’un soin de la conservation de ses Juges : priant les Dieux de tourner ce jugement à leur bien, & afin que, par faute de rendre les vœux que luy & ses compagnons avoient voué, en recognoissance d’une si illustre fortune, ils n’attirassent l’ire des Dieux sur eux : les advertissant quels vœux c’estoient. Et sans dire autre chose, & sans marchander, s’achemina de ce pas courageusement au supplice. La fortune quelques annees apres les punit de mesme pain souppe. Car Chabrias capitaine general de leur armee de mer, ayant eu le dessus du combat contre Pollis Admiral de Sparte, en l’Isle de Naxe, perdit le fruict tout net & content de sa victoire, tres-important à leurs affaires, pour n’encourir le malheur de cet exemple, & pour ne perdre peu de corps morts de ses amis, qui flottoient en mer ; laissa voguer en sauveté un monde d’ennemis vivants, qui depuis leur firent bien acheter cette importune superstition.

Quæris, quo iaceas, post obitum, loco ?
Quo non nata iacent.

Cet autre redonne le sentiment du repos, à un corps sans ame,

Neque sepulchrum, quo recipiat, habeat portum corporis :
Vbi, remissa humana uita, corpus requiescat à malis.

Tout ainsi que nature nous fait voir, que plusieurs choses mortes ont encores des relations occultes à la vie. Le vin s’altere aux caves, selon aucunes mutations des saisons de sa vigne. Et la chair de venaison change d’estat aux saloirs, & de goust, selon les loix de la chair vive, à ce qu’on dit.