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The Essays of Michel de Montaigne Online
De la force de l’imagination
Book 1
Chapter 20Fortis imaginatio generat casum,
disent les clercs. Je suis de ceux qui sentent tresgrand effort de l’imagination. Chacun en est
heurté,
mais aucuns en sont
renversez. Son impression me perse ; & mon art est de luy eschapper, par faute de force à luy resister. Je vivroys de la seule assistance de personnes saines & gayes. La veüe des angoisses d’autruy m’angoisse materiellement : & a mon sentiment souvent usurpé le sentiment d’un tiers. Un tousseur continuel irrite mon poulmon & mon gosier. Je visite plus mal volontiers les malades, ausquels le devoir m’interesse, que ceux ausquels je m’attens moins, & que je considere moins. Je saisis le mal, que j’estudie, & le couche en moy. Je ne trouve pas estrange qu’elle donne & les fievres, & la mort, à ceux qui la laissent faire, & qui luy applaudissent. Simon Thomas estoit un grand medecin de son temps. Il me souvient que me rencontrant un jour à Thoulouse chez un riche vieillard pulmonique, & traittant avec luy des moyens de sa guarison, il luy dist, que c’en estoit l’un, de me donner occasion de me plaire en sa compagnie : & que fichant ses yeux sur la fraischeur de mon visage, & sa pensee sur cette allegresse & vigueur, qui regorgeoit de mon adolescence : & remplissant tous ses sens de cet estat florissant en quoy j’estoy lors, son habitude s’en pourroit amender : Mais il oublioit à dire, que la mienne s’en pourroit empirer aussi.
Gallus Vibius banda si bien son ame, à comprendre l’essence & les mouvemens de la follie, qu’il emporta son jugement hors de son siege, si qu’onques puis il ne l’y peut remettre : & se pouvoit vanter d’estre devenu fol par sagesse. Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau ; & celuy qu’on débandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l’eschaffaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons, & rougissons aux secousses de nos imaginations ; & renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer. Et la jeunesse bouillante s’eschauffe si avant en son harnois toute endormie, qu’elle assouvit en songe ses amoureux desirs.
Vt quasi transactis sæpe omnibu’ rebu’ profundant
Fluminis ingentes fluctus, uestémque cruentent.
Et encore qu’il ne soit pas nouveau de voir croistre la nuict des cornes à tel, qui ne les avoit pas en se couchant : toutesfois l’evenement de Cyppus Roy d’Italie est memorable, lequel pour avoir assisté le jour avec grande affection au combat des taureaux, & avoir eu en songe toute la nuict des cornes en la teste, les produisit en son front par la force de l’imagination. La passion donna au fils de Crœsus la voix, que nature luy avoit refusee. Et Antiochus print la fievre, par la beauté de Stratonicé trop vivement empreinte en son ame. Pline dit avoir veu Lucius Cossitius, de femme changé en homme le jour de ses nopces. Pontanus & d’autres racontent pareilles metamorphoses advenues en Italie ces siecles passez : Et par vehement desir de luy & de sa mere,
Vota puer soluit, quæ fœmina uouerat Iphis.
Passant à Vitry le François je peu voir un homme que l’Evesque de Soissons avoit nommé Germain en confirmation, lequel tous les habitans de là ont conneu, & veu fille, jusques à l’aage de vingt deux ans, nommée Marie. Il estoit à cette heure là fort barbu, & vieil, & point marié. Faisant, dit-il, quelque effort en saultant, ses membres virils se produisirent : & est encore en usage entre les filles de là, une chanson, par laquelle elles s’entradvertissent de ne faire point de grandes enjambees, de peur de devenir garçons, comme Marie Germain. Ce n’est pas tant de merveille que cette sorte d’accident se rencontre frequent : car si l’imagination peut en telles choses, elle est si continuellement & si vigoureusement attachée à ce subject, que pour n’avoir si souvent à rechoir en mesme pensée & aspreté de desir, elle a meilleur compte d’incorporer, une fois pour toutes, cette virile partie aux filles. Les uns attribuent à la force de l’imagination les cicatrices du Roy Dagobert & de Sainct François. On dit que les corps s’en-enlevent telle fois de leur place. Et Celsus recite d’un Prestre, qui ravissoit son ame en telle extase, que le corps en demeuroit longue espace sans respiration & sans sentiment. Sainct Augustin en nomme un autre, à qui il ne falloit que faire ouir des cris lamentables & plaintifs : soudain il defailloit, & s’emportoit si vivement hors de soy, qu’on avoit beau le tempester, & hurler, & le pincer, & le griller, jusques à ce qu’il fust resuscité : Lors il disoit avoir ouy des voix, mais comme venans de loing : & s’appercevoit de ses eschaudures & meurtrisseures. Et que ce ne fust une obstination apostée contre son sentiment, cela le montroit, qu’il n’avoit ce pendant ny poulx ny haleine. Il est vray semblable, que le principal credit des visions, des enchantemens, & de tels effects extraordinaires, vienne de la puissance de l’imagination, agissant principalement contre les ames du vulgaire, plus molles. On leur a si fort saisi la creance, qu’ils pensent voir ce qu’ils ne voyent pas. Je suis encore en ce doubte, que ces plaisantes liaisons dequoy nostre monde se voit si entravé qu’il ne se parle d’autre chose, ce sont volontiers des impressions de l’apprehension & de la crainte. Car je sçay par experience, que tel de qui je puis respondre, comme de moy-mesme, en qui il ne pouvoit choir souspçon aucun de foiblesse, & aussi peu d’enchantement, ayant ouy faire le conte à un sien compagnon d’une defaillance extraordinaire, en quoy il estoit tombé sur le point qu’il en avoit le moins de besoin, se trouvant en pareille occasion, l’horreur de ce conte luy vint à coup si rudement frapper l’imagination, qu’il en courut une fortune pareille. Et de là en hors fut subject à y renchoir : ce villain souvenir de son inconvenient le gourmandant & tyrannisant. Il trouva quelque remede à cette resverie, par une autre resverie. C’est qu’advouant luy mesme, & preschant avant la main, cette sienne subjection, la contention de son ame se soulageoit, sur ce, qu’apportant ce mal comme attendu, son obligation en amoindrissoit, & luy en poisoit moins. Quand il a eu loy, à son chois (sa pensée desbrouillee & desbandee, son corps se trouvant en son deu) de le faire lors premierement tenter, saisir, & surprendre à la cognoissance d’autruy : il s’est guari tout net. A qui on a esté une fois capable, on n’est plus incapable, sinon par juste foiblesse. Ce malheur n’est à craindre qu’aux entreprinses, où nostre ame se trouve outre mesure tendue de desir & de respect ; & notamment ou les commoditez se rencontrent improuveuës & pressantes. On n’a pas moyen de se ravoir de ce trouble. J’en sçay, à qui il a servy d’y apporter le corps mesme, demy rassasié d’ailleurs, pour endormir l’ardeur de cette fureur, & qui par l’aage, se trouve moins impuissant, de ce qu’il est moins puissant : Et tel autre, à qui il a servi aussi qu’un amy l’ayt asseuré d’estre fourni d’une contrebatterie d’enchantements certains, à le preserver. Il vaut mieux, que je die comment ce fut. Un Comte de tresbon lieu, de qui j’estoye fort privé, se mariant avec une belle dame, qui avoit esté poursuivie de tel qui assistoit à la feste, mettoit en grande peine ses amis : & nommement une vieille dame sa parente, qui presidoit à ces nopces, & les faisoit chez elle, craintive de ces sorcelleries : ce qu’elle me fit entendre. Je la priay s’en reposer sur moy. J’avoys de fortune en mes coffres, certaine petite piece d’or platte, où estoient gravees quelques figures celestes, contre le coup du Soleil, & pour oster la douleur de teste, la logeant à point, sur la cousture du test : & pour l’y tenir, elle estoit cousue à un ruban propre à rattacher sous le menton. Resverie germaine à celle dequoy nous parlons. Jacques Peletier, vivant chez moy, m’avoit fait ce present singulier. J’advisay d’en tirer quelque usage, & dis au Comte, qu’il pourroit courre fortune comme les autres, y ayant là des hommes pour luy en vouloir prester une ; mais que hardiment il s’allast coucher : Que je luy feroy un tour d’amy : & n’espargnerois à son besoin, un miracle, qui estoit en ma puissance pourveu que sur son honneur, il me promist de le tenir tresfidelement secret. Seulement, comme sur la nuict on iroit luy porter le resveillon, s’il luy estoit mal allé, il me fist un tel signe. Il avoit eu l’ame & les oreilles si battues, qu’il se trouva lié du trouble de son imagination : & me fit son signe à l’heure susditte. Je luy dis lors à l’oreille, qu’il se levast sous couleur de nous chasser, & prinst en se jouant la robbe de nuict, que j’avoys sur moy (nous estions de taille fort voisine) & s’en vestist, tant qu’il auroit executé mon ordonnance, qui fut ; Quand nous serions sortis, qu’il se retirast à tomber de l’eaue : dist trois fois telles parolles : & fist tels mouvements. Qu’à chascune de ces trois fois, il ceignist le ruban, que je luy mettois en main, & couchast bien soigneusement la medaille qui y estoit attachee, sur ses roignons : la figure en telle posture. Cela faict, ayant à la derniere fois bien estreint ce ruban, pour qu’il ne se peust ny desnouer, ny mouvoir de sa place, qu’en toute asseurance il s’en retournast à son prix faict : & n’oubliast de rejetter ma robbe sur son lict, en maniere qu’elle les abriast tous deux. Ces singeries sont le principal de l’effect. Nostre pensee ne se pouvant desmesler, que moyens si estranges ne viennent de quelque abstruse science. Leur inanité leur donne poids & reverence. Somme il fut certain, que mes characteres se trouverent plus Veneriens que Solaires, plus en action qu’en prohibition. Ce fut une humeur prompte & curieuse, qui me convia à tel effect, esloigné de ma nature. Je suis ennemy des actions subtiles & feintes : & hay la finesse, en mes mains, non seulement recreative, mais aussi profitable. Si l’action n’est vicieuse, la routte l’est. Amasis Roy d’Ægypte, espousa Laodice tresbelle fille Grecque : & luy, qui se monstroit gentil compagnon par tout ailleurs, se trouva court à jouir d’elle : & menaça de la tuer, estimant que ce fust quelque sorciere. Comme és choses qui consistent en fantasie, elle le rejetta à la devotion : Et ayant faict ses vœus & promesses à Venus, il se trouva divinement remis, dés la premiere nuict, d’apres ses oblations & sacrifices. Or elles ont tort de nous recueillir de ces contenances mineuses, querelleuses & fuyardes, qui nous esteignent en nous allumant. La bru de Pythagoras, disoit que la femme qui se couche avec un homme, doit avec sa cotte laisser quant & quant la honte, & la reprendre avec sa cotte. L’ame de l’assaillant troublee de plusieurs diverses allarmes, se perd aisement : Et à qui l’imagination a faict une fois souffrir cette honte (& elle ne l’a fait souffrir qu’aux premieres accointances, d’autant qu’elles sont plus ardantes & aspres ; & aussi qu’en cette premiere cognoissance qu’on donne de soy, on craint beaucoup plus de faillir) ayant mal commencé, il entre en fievre & despit de cet accident, qui luy dure aux occasions suivantes. Les mariez, le temps estant tout leur, ne doivent ny presser ny taster leur entreprinse, s’ils ne sont prests. Et vault mieux faillir indecemment, à estreiner la couche nuptiale, pleine d’agitation & de fievre, attendant une & une autre commodité plus privee & moins allarmee, que de tomber en une perpetuelle misere, pour s’estre estonné & desesperé du premier refus. Avant la possession prinse, le patient se doit à saillies & divers temps, legerement essayer & offrir, sans se picquer & opiniastrer, à se convaincre definitivement soy-mesme. Ceux qui sçavent leurs membres de nature dociles, qu’ils se soignent seulement de contre-pipper leur fantasie. On a raison de remerquer l’indocile liberté de ce membre, s’ingerant si importunément lors que nous n’en avons que faire, & defaillant si importunément lors que nous en avons le plus affaire : & contestant de l’authorité, si imperieusement, avec nostre volonté, refusant avec tant de fierté & d’obstination nos solicitations & mentales & manuelles. Si toutesfois en ce qu’on gourmande sa rebellion, & qu’on en tire preuve de sa condemnation, il m’avoit payé pour plaider sa cause : à l’advanture mettroy-je en souspçon nos autres membres ses compagnons, de luy estre allé dresser par belle envie, de l’importance & douceur de son usage, cette querelle apostee, & avoir par complot, armé le monde à l’encontre de Elles ont chacune des passions propres qui les esveillent & endorment, sans nostre congé. A quant de fois tesmoignent les mouvements forcez de nostre visage, les pensees que nous tenions secrettes, & nous trahissent aux assistants ? Cette mesme cause qui anime ce membre, anime aussi sans nostre sceu, le cœur, le poulmon, & le pouls. La veue d’un object agreable, respandant imperceptiblement en nous la flamme d’une emotion fievreuse. N’y a-il que ces muscles & ces veines, qui s’eslevent & se couchent, sans l’adveu non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensee ? Nous ne commandons pas à nos cheveux de se herisser, & à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas. La langue se transit, & la voix se fige à son heure. Lors mesme que n’ayants de quoy frire, nous le luy defendrions volontiers, l’appetit de manger & de boire ne laisse pas d’esmouvoir les parties, qui luy sont subjectes, ny plus ny moins que cet autre appetit : & nous abandonne de mesme, hors de propos, quand bon luy semble. Les utils qui servent à descharger le ventre, ont leurs propres dilatations & compressions, outre & contre nostre advis, comme ceux-cy destinez à descharger les roignons. Et ce que pour autoriser la puissance de nostre volonté, Sainct Augustin allegue avoir veu quelqu’un, qui commandoit à son derriere autant de pets qu’il en vouloit : & que Vives encherit d’un autre exemple de son temps, de pets organizez, suivants le ton des voix qu’on leur prononçoit, ne suppose non plus pure l’obeissance de ce membre. Car en est-il ordinairement de plus indiscret & tumultuaire ? Joinct que j’en connois un, si turbulent & revesche, qu’il y a quarante ans, qu’il tient son maistre à peter d’une haleine & d’une obligation constante & irremittente, & le menne ainsi à la mort. Et pleust à Dieu, que je ne le sceusse que par les histoires, combien de fois nostre ventre par le refus d’un seul pet, nous menne jusques aux portes d’une mort tres-angoisseuse : & que l’Empereur qui nous donna liberté de peter par tout, nous en eust donné le pouvoir. luy, le chargeant malignement seul de leur faute commune. Car je vous donne à penser, s’il y a une seule des parties de nostre corps, qui ne refuse à nostre volonté souvent son operation, & qui souvent ne s’exerce contre nostre volonté. Mais nostre volonté, pour les droicts de qui nous mettons en avant ce reproche, combien plus vray-semblablement la pouvons nous marquer de rebellion & sedition, par son desreiglement & desobeissance ? Veut elle tousjours ce que nous voudrions qu’elle voulsist ? Ne veut-elle pas souvent ce que nous luy prohibons de vouloir ; & à nostre evident dommage ? se laisse-elle non plus mener aux conclusions de nostre raison ? En fin, je diroy pour monsieur ma partie, que plaise à considerer, qu’en ce fait sa cause estant inseparablement conjointe à un consort, & indistinctement, on ne s’addresse pourtant qu’à luy, & par les arguments & charges qui ne peuvent appartenir à sondit consort. Car l’effect d’iceluy est bien de convier inopportunement par fois ; mais refuser, jamais : & de convier encore tacitement & quietement. Partant se void l’animosité & illegalité manifeste des accusateurs. Quoy qu’il en soit, protestant, que les Advocats & Juges ont beau quereller & sentencier, nature tirera cependant son train : Qui n’auroit fait que raison, quand elle auroit doué ce membre de quelque particulier privilege. Autheur du seul ouvrage immortel, des mortels. Ouvrage divin selon Socrates : & Amour desir d’immortalité, & Dæmon immortel luy mesmes. Tel à l’adventure par cet effect de l’imagination, laisse icy les escrouelles, que son compagnon reporte en Espaigne. Voila pourquoy en telles choses l’on a accoustumé de demander une ame preparee. Pourquoy praticquent les Medecins avant main, la creance de leur patient, avec tant de fausses promesses de sa guerison : si ce n’est afin que l’effect de l’imagination supplee l’imposture de leur aposeme ? Ils sçavent qu’un des maistres de ce mestier leur a laissé par escrit, qu’il s’est trouvé des hommes à qui la seule veue de la Medecine faisoit l’operation. Et tout ce caprice m’est tombé presentement en main, sur le conte que me faisoit un domestique apotiquaire de feu mon pere, homme simple & Souysse, nation peu vaine & mensongere : d’avoir cogneu long temps un marchand à Toulouse maladif & subject à la pierre, qui avoit souvent besoing de clysteres, & se les faisoit diversement ordonner aux medecins, selon l’occurrence de son mal : apportez qu’ils estoyent, il n’y avoit rien obmis des formes accoustumees : souvent il tastoit s’ils estoyent trop chauds : le voyla couché, renversé, & toutes les approches faictes, sauf qu’il ne s’y faisoit aucune injection. L’apotiquaire retiré apres cette ceremonie, le patient accommodé, comme s’il avoit veritablement pris le clystere, il en sentoit pareil effect à ceux qui les prennent. Et si le medecin n’en trouvoit l’operation suffisante, il luy en redonnoit deux ou trois autres, de mesme forme. Mon tesmoin jure, que pour espargner la despence (car il les payoit, comme s’il les eust receus) la femme de ce malade ayant quelquefois essayé d’y faire seulement mettre de l’eau tiede, l’effect en descouvrit la fourbe ; & pour avoir trouvé ceux-la inutiles, qu’il falut revenir à la premiere façon. Une femme pensant avoir avalé une espingle avec son pain, crioit & se tourmentoit comme ayant une douleur insupportable au gosier, ou elle pensoit la sentir arrestee : mais par ce qu’il n’y avoit ny enfleure ny alteration par le dehors, un habil’homme ayant jugé que ce n’estoit que fantasie & opinion, prise de quelque morceau de pain qui l’avoit picquee en passant, la fit vomir, & jetta à la desrobee dans ce qu’elle rendit, une espingle tortue. Cette femme cuidant l’avoir rendue, se sentit soudain deschargee de sa douleur. Je sçay qu’un gentil’homme ayant traicté chez luy une bonne compagnie, se vanta trois ou quatre jours apres par maniere de jeu (car il n’en estoit rien) de leur avoir faict manger un chat en paste : dequoy une damoyselle de la trouppe print telle horreur, qu’en estant tombee en un grand devoyement d’estomac & fievre, il fut impossible de la sauver. Les bestes mesmes se voyent comme nous, subjectes à la force de l’imagination : tesmoings les chiens, qui se laissent mourir de dueil de la perte de leurs maistres : nous les voyons aussi japper & tremousser en songe, hannir les chevaux & se debatre. Mais tout cecy se peut rapporter à l’estroite cousture de l’esprit & du corps s’entre-communiquants leurs fortunes. C’est autre chose ; que l’imagination agisse quelquefois, non contre son corps seulement, mais contre le corps d’autruy. Et tout ainsi qu’un corps rejette son mal à son voisin, comme il se voit en la peste, en la verolle, & au mal des yeux, qui se chargent de l’un à l’autre :
Dum spectant oculi læsos, læduntur & ipsi :
Multáque corporibus transitione nocent,
Pareillement l’imagination esbranlee avecques vehemence, eslance des traits, qui puissent offencer l’object estranger. L’ancienneté a tenu de certaines femmes en Scythie, qu’animees & courrouçees contre quelqu’un, elles le tuoient du seul regard. Les tortues, & les autruches couvent leurs œufs de la seule veuë, signe qu’ils y ont quelque vertu ejaculatrice. Et quant aux sorciers, on les dit avoir des yeux offensifs & nuisans.
Nescio quis teneros oculus mihi fascinat agnos.
Ce sont pour moy mauvais respondants que magiciens. Tant y a que nous voyons par experience, les femmes envoyer aux corps des enfans, qu’elles portent au ventre, des merques de leurs fantasies : tesmoin celle qui engendra le More. Et il fut presenté à Charles Roy de Boheme & Empereur, une fille d’aupres de Pise toute velue & herissee, que sa mere disoit avoir esté ainsi conceue, à cause d’un’image de Sainct Jean Baptiste pendue en son lict. Des animaux il en est de mesmes : tesmoing les brebis de Jacob, & les perdris & lievres, que la neige blanchit aux montaignes. On vid dernierement chez moy un chat guettant un oyseau au hault d’un arbre, & s’estans fichez la veue ferme l’un contre l’autre, quelque espace de temps, l’oyseau s’estre laissé choir comme mort entre les pates du chat, ou enyvré par sa propre imagination, ou attiré par quelque force attractive du chat. Ceux qui ayment la volerie ont ouy faire le conte du fauconnier, qui arrestant obstinément sa veue contre un milan en l’air, gageoit, de la seule force de sa veue le ramener contrebas : & le faisoit, à ce qu’on dit. Car les Histoires que j’emprunte, je les renvoye sur la conscience de ceux de qui je les prens. Les discours sont à moy, & se tiennent par la preuve de la raison, non de l’experience ; chacun y peut joindre ses exemples : & qui n’en a point, qu’il ne laisse pas de croire qu’il en est assez, veu le nombre & varieté des accidens. Si je ne comme bien, qu’un autre comme pour moy. Aussi en l’estude que je traitte, de noz mœurs & mouvements, les tesmoignages fabuleux, pourveu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu, ou non advenu, à Rome ou à Paris, à Jean ou à Pierre, c’est tousjours un tour de l’humaine capacité : duquel je suis utilement advisé par ce recit. Je le voy, & en fay mon profit, egalement en umbre qu’en corps. Et aux diverses leçons, qu’ont souvent les histoires, je prens à me servir de celle qui est la plus rare & memorable. Il y a des autheurs, desquels la fin c’est dire les evenements. La mienne, si j’y scavoys advenir, seroit dire sur ce qui peut advenir. Il est justement permis aux Escholes, de supposer des similitudes, quand ilz n’en ont point. Je n’en fay pas ainsi pourtant, & surpasse de ce costé là, en religion superstitieuse, toute foy historiale. Aux exemples que je tire ceans, de ce que j’ay leu, ouy, faict, ou dict, je me suis defendu d’oser alterer jusques aux plus legeres & inutiles circonstances ; ma conscience ne falsifie pas un iota, mon inscience je ne sçay. Sur ce propos, j’entre par fois en pensee, qu’il puisse asses bien convenir à un Theologien, à un Philosophe, & telles gens d’exquise & exacte conscience & prudence, d’escrire l’histoire. Comment peuvent-ils engager leur foy sur une foy populaire ? comment respondre des pensees de personnes inconnues ; & donner pour argent contant leurs conjectures ? Des actions à divers membres, qui se passent en leur presence, ils refuseroient d’en rendre tesmoignage, assermentez par un juge. Et n’ont homme si familier, des intentions duquel ils entreprennent de pleinement respondre. Je tien moins hazardeux d’escrire les choses passees, que presentes : d’autant que l’escrivain n’a à rendre compte que d’une verité empruntee. Aucuns me convient d’escrire les affaires de mon temps : estimants que je les voy d’une veue moins blessee de passion, qu’un autre, & de plus pres, pour l’accez que fortune m’a donné aux chefs de divers partis. Mais ils ne disent pas, que pour la gloire de Salluste je n’en prendroys pas la peine : ennemy juré d’obligation, d’assiduité, de constance : qu’il n’est rien si contraire à mon stile, qu’une narration estendue. Je me recouppe si souvent, à faute d’haleine. Je n’ay ny composition ny explication, qui vaille. Ignorant au delà d’un enfant, des frases & vocables, qui servent aux choses plus communes. Pourtant ay-je pris à dire ce que je sçay dire : accommodant la matiere à ma force. Si j’en prenois qui me guidast, ma mesure pourroit faillir à la sienne. Que ma liberté, estant si libre, j’eusse publié des jugements, à mon gré mesme, & selon raison, illegitimes & punissables. Plutarche nous diroit volontiers de ce qu’il en a faict, que c’est l’ouvrage d’autruy, que ses exemples soient en tout & par tout veritables : qu’ils soient utiles à la posterité, & presentez d’un lustre, qui nous esclaire à la vertu, que c’est son ouvrage. Il n’est pas dangereux, comme en une drogue medicinale, en un compte ancien, qu’il soit ainsin ou ainsi.