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The Essays of Michel de Montaigne Online
Du parler prompt ou tardif
Book 1
Chapter 10Onc ne furent à tous toutes graces donnees.
Aussi voyons nous qu’au don d’eloquence, les uns ont la facilité et la promptitude, et ce qu’on dit, le boutehors, si aisé, qu’à chasque bout de champ ils sont prests : les autres plus tardifs ne parlent jamais rien qu’elabouré et premedité. Comme on donne des regles aux dames de prendre les jeux et les exercices du corps, selon l’avantage de ce qu’elles ont le plus beau. Si j’avois à conseiller de mesmes, en ces deux divers advantages de l’eloquence, de laquelle il semble en nostre siecle, que les Prescheurs et les Advocats facent principalle profession, le tardif seroit mieux Prescheur, ce me semble, et l’autre mieux Advocat : Parce que la charge de celuy-là luy donne autant qu’il luy plaist de loisir pour se preparer ; et puis sa carriere se passe d’un fil et d’une suite sans interruption : là où les commoditez de l’Advocat le pressent à toute heure de se mettre en lice : et les responces improuveuës de sa partie adverse, le rejettent de son branle, où il luy faut sur le champ prendre nouveau party. Si est-ce qu’à l’entreveue du Pape Clement et du Roy François à Marseille, il advint tout au rebours, que Monsieur Poyet, homme toute sa vie nourry au barreau, en grande reputation, ayant charge de faire la harangue au Pape, et l’ayant de longue main pourpensee, voire, à ce qu’on dict, apportee de Paris toute preste, le jour mesme qu’elle devoit estre prononcee, le Pape se craignant qu’on luy tinst propos qui peust offenser les ambassadeurs des autres Princes qui estoient autour de luy, manda au Roy l’argument qui luy sembloit estre le plus propre au temps et au lieu, mais de fortune, tout autre que celuy, sur lequel monsieur Poyet s’estoit travaillé : de façon que sa harangue demeuroit inutile, et luy en falloit promptement refaire une autre. Mais s’en sentant incapable, il fallut que Monsieur le Cardinal du Bellay en prinst la charge. La part de l’Advocat est plus difficile que celle du Prescheur : et nous trouvons pourtant (ce m’est advis) plus de passables Advocats que Prescheurs, au moins en France. Il semble que ce soit plus le propre de l’esprit, d’avoir son operation prompte et soudaine, et plus le propre du jugement, de l’avoir lente et posee. Mais qui demeure du tout muet, s’il n’a loisir de se preparer : et celuy aussi, à qui le loisir ne donne advantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d’estrangeté. On recite de Severus Cassius, qu’il disoit mieux sans y avoir pensé : qu’il devoit plus à la fortune qu’à sa diligence : qu’il luy venoit à profit d’estre troublé en parlant : et que ses adversaires craignoyent de le picquer, de peur que la cholere ne luy fist redoubler son eloquence. Je connois par experience cette condition de nature, qui ne peut soustenir une vehemente premeditation et laborieuse : si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d’aucuns ouvrages qu’ils puent à l’huyle et à la lampe, pour certaine aspreté et rudesse, que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l’ame trop bandee et trop tendue à son entreprise, la rompt et l’empesche, ainsi qu’il advient à l’eau, qui par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouver issue en un goulet ouvert. En cette condition de nature, dequoy je parle, il y a quand et quand aussi cela, qu’elle demande à estre non pas esbranlee et picquee par ces passions fortes, comme la cholere de Cassius, (car ce mouvement seroit trop aspre) elle veut estre non pas secoüee, mais solicitée : elle veut estre eschauffée et resveillee par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que trainer et languir : l’agitation est sa vie et sa grace. Je ne me tiens pas bien en ma possession et disposition, le hazard y a plus de droict que moy, l’occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n’y trouve lors que je le sonde et employe à part moy. Ainsi les parolles en valent mieux que les escrits, s’il y peut avoir choix où il n’y a point de prix. Cecy m’advient aussi, que je ne me trouve pas où je me cherche : et me trouve plus par rencontre, que par l’inquisition de mon jugement. J’auray eslancé quelque subtilité en escrivant. J’enten bien, mornee pour un autre, affilee pour moy. Laissons toutes ces honnestetez. Cela se dit par chacun selon sa force. Je l’ay si bien perdue que je ne sçay ce que j’ay voulu dire : et l’a l’estranger descouverte par fois avant moy. Si je portoy le rasoir par tout où cela m’advient, je me desferoy tout. Le rencontre m’en offrira le jour quelque autre fois, plus apparent que celuy du midy : et me fera estonner de ma hesitation.